VIII
Le même décor les entourait, la même pénombre les salissait que la première fois que je les vis ensemble. Aimée et son amant étaient assis, non loin de moi, côte à côte.
Ils causaient depuis quelque temps sans doute quand je me penchai jusqu’à eux.
Elle était en arrière de lui, sur le canapé, cachée par l’ombre de soir et par l’ombre de l’homme. Lui, pâle et imprécis, les mains sur les genoux, il était incliné en avant, dans le vide.
La nuit était encore revêtue d’une douceur grise et soyeuse du soir; bientôt elle serait nue. Elle allait venir sur eux comme une maladie dont on ne sait si on guérira. Il semblait qu’ils le pressentaient, qu’ils cherchaient à se défendre, qu’ils auraient voulu prendre contre les ténèbres fatales des précautions de paroles et de pensées.
Ils se hâtaient de s’entretenir de choses et d’autres; sans force, sans intérêt. J’entendis des noms de localités et de personnes; ils parlèrent d’une gare, d’une promenade publique, d’un marchand de fleurs.
Tout à coup, elle s’arrêta, elle me parut s’assombrir, et elle cacha sa figure dans ses mains.
Il lui prit les poignets, avec une lenteur triste qui indiquait combien il était habitué à ces défaillances – et il lui parla sans savoir quoi dire, en balbutiant, s’approchant d’elle comme il pouvait:
– Pourquoi pleures-tu? dis-moi pourquoi tu pleures.
Elle ne répondit pas; puis elle écarta ses mains de devant ses yeux, et le regarda:
– Pourquoi? Est-ce que je sais! fit-elle. Les pleurs ne sont pas des paroles.
Je la regardai pleurer, se noyer de larmes. Ah! cela est important d’être en présence de quelqu’un de raisonnable qui pleure! Une créature trop faible et trop brisée qui pleure fait la même impression qu’un dieu tout-puissant qu’on supplie; car, dans sa faiblesse et sa défaite, elle est au-dessus des forces humaines.
Une sorte d’admiration superstitieuse me saisit devant ce visage de femme baigné de l’inépuisable source, ce visage en même temps sincère et véridique.
Elle s’était arrêtée de pleurer. Elle releva la tête. Sans qu’il l’interrogeât cette fois, elle dit:
– Je pleure parce qu’on est seul.
«On ne peut pas sortir de soi; on ne peut même rien avouer; on est seul. Et puis, tout passe, tout change, tout fuit, et du moment que tout fuit, on est seul. Il y a des heures où je vois cela mieux qu’à d’autres. Et alors, qu’est-ce qui pourrait m’empêcher de pleurer?»
Dans la tristesse où elle sombrait d’instant en instant, elle eut un petit secouement d’orgueil; sur le masque de mélancolie, je vis un sourire grimacer doucement.
– Je suis plus sensible que les autres, moi. Des choses qui passeraient inaperçues aux yeux des gens, ont en moi beaucoup de retentissement. Et dans ces instants de lucidité, quand je me regarde, je vois que je suis seule, toute seule, toute seule.
Inquiet de voir sa grandissante détresse, il essaya de lui faire reprendre vie:
– Nous ne pouvons pas dire cela, nous, nous qui avons refait notre destinée… Toi, qui as accompli un grand acte de volonté…
Mais ces paroles sont emportées comme des fétus de paille.
– À quoi bon! Tout est inutile. Malgré ce que j’ai essayé de faire, je suis seule. Ce n’est pas un adultère qui changera la face des choses, – quoique ce mot soit doux!
«Ce n’est pas avec le mal qu’on arrive au bonheur. Ce n’est pas non plus avec la vertu. Ce n’est pas non plus avec ce feu sacré des grandes décisions instinctives, qui n’est ni le bien, ni le mal. Ce n’est avec rien de tout cela qu’on arrive au bonheur; on n’arrive jamais jusque-là.»
Elle s’arrêta, et dit, comme si elle sentait sa destinée retomber sur elle:
– Oui, je sais que j’ai fait le mal; que ceux qui m’aiment le plus me détesteraient de bien des façons s’ils savaient… Ma mère, si elle savait – elle qui est si indulgente, – elle serait si malheureuse! Je sais que notre amour est fait avec la réprobation de tout ce qui est sage et juste, et avec les larmes de ma mère. Mais cette honte ne sert plus à rien! Ma mère, si elle savait, elle aurait pitié de mon bonheur!
Il murmura faiblement:… «Tu es méchante…»
Cela tomba comme une petite parole sans signification.
Elle caressa le front de l’homme d’un léger envolement de sa main et, d’une voix surnaturellement assurée:
– Tu sais bien que je ne mérite pas ce mot. Tu sais bien que je parle au-dessus de nous.
«Tu le sais bien, tu le sais mieux que moi, qu’on est seul. Un jour que je parlais de la joie de vivre et que tu étais illuminé de tristesse comme je le suis aujourd’hui, tu m’as dit, après m’avoir regardée, que tu ne savais pas ce que je pensais, malgré mes paroles; que tu ne savais pas si le sang qui me montait au visage n’était pas un fard vivant.
«Nos pensées, toutes les plus grandes, toutes les moindres, ne sont qu’à nous. Tout nous rejette en nous et nous condamne à nous seuls. Tu as dit, ce jour-là: «Il y a des choses que tu me caches, et que je ne saurai jamais – même si tu me les dis»; tu m’as montré que l’amour n’est qu’une sorte de fête de notre solitude, et tu as fini par me crier, en me noyant dans tes bras: «Notre amour, c’est moi!» Et je t’ai répondu la réponse, hélas, inévitable: «Notre amour, c’est moi!»
Il voulut parler. Elle lui mit d’un geste amical et désespéré sa main sur la bouche, et plus haut, d’une harmonie plus tremblante et pénétrante:
– Tiens… Prends-moi, serre mes doigts, soulève mes paupières, appuie toute ta poitrine sur la mienne; fouille-moi de tes mains ou de ta chair; embrasse-moi longtemps, longtemps, jusqu’à respirer avec ma bouche, jusqu’à ce que nous ne sachions plus nos bouches; fais de moi ce que tu voudras pour t’approcher, t’approcher… Et réponds-moi: Je suis là à souffrir. Ma douleur, est-ce que tu la sens?
Il ne dit rien, et dans le linceul crépusculaire qui les enveloppait, les noyait en vain l’un sur l’autre, je vis sa tête accomplir l’inutile geste de négation… Je vis toute la misère qui s’exhalait de ce groupe qui, une fois par hasard, dans l’ombre, ne savait plus mentir.
C’est vrai qu’ils sont là, et qu’ils n’ont rien qui les unit. Il y a du vide entre eux. On a beau parler, agir, se révolter, se lever furieusement, se débattre et menacer, l’isolement vous dompte. Je vois qu’ils n’ont rien qui les unit, rien.
– Ah! dit-elle, ne parlons plus, ne parlons plus jamais de la douleur et de la joie; leur partage est vraiment une action trop impossible. Mais même la pénétration de l’esprit par l’esprit est défendue. Il n’y a pas au monde deux êtres qui parlent le même langage. À certains moments, sans raison, on se rapproche; puis, sans raison suffisante, on se retire loin l’un de l’autre. On se heurte, on se caresse, on se meurtrit, on se mutile; on rit quand on devrait pleurer, sans y pouvoir rien jamais. Un couple est toujours fou. Cela, c’est toi-même qui l’as dit, je n’ai pas inventé cette phrase. Toi qui as tant d’intelligence et de savoir, tu m’as dit que deux interlocuteurs étaient deux aveugles en face l’un de l’autre, et presque deux muets, et que deux amants qui roulent ensemble restent aussi étrangers que le vent et la mer. Un intérêt personnel, ou une orientation différente des sentiments et des idées, une lassitude, ou, au contraire, une pointe acérée de désir, brouillent l’attention, l’empêchent d’être vraiment pure. Quand on écoute, on n’entend guère; quand on entend, on ne comprend guère. Un couple est toujours fou.
Il semblait habitué à ces monologues tristes, débités sur le même ton, litanies immenses à l’impossible. Il ne répondait plus. Il la tenait, la berçait un peu, la câlinait avec précaution et tendresse. Il semblait agir avec elle comme avec un enfant malade qu’on soigne, sans lui expliquer… Et ainsi, il était aussi loin d’elle qu’il était possible de l’être.
Mais il se troublait de son contact. Même abattue, tombée et désolée, elle palpitait chaudement contre lui; même blessée, il convoitait cette proie. Je vis luire les yeux posés sur elle tandis qu’elle s’abandonnait à la tristesse, avec un don parfait de soi. Il se pressa sur elle. Ce qu’il voulait, c’était elle. Les paroles qu’elle disait, il les rejetait de côté; elles lui étaient indifférentes, elles ne le caressaient pas. Il la voulait, elle, elle!
Séparation! Ils étaient très pareils d’idées et d’âmes, et, en ce moment, ils s’aidaient étroitement l’un l’autre. Mais je m’apercevais bien, moi spectateur délivré des hommes, et dont le regard plane, qu’ils étaient étrangers et que, malgré l’apparence, ils ne se voyaient pas et ne s’entendaient pas… Elle, triste, et vaguement animée peut-être par l’orgueil de persuader, lui, excité et désirant, tendre et animal. Ils se répondaient le mieux qu’ils pouvaient mais ils ne pouvaient pas se céder et essayaient de se vaincre; et cette espèce de bataille terrible me déchirait.
Elle comprit son désir. Elle dit, plaintive, comme une enfant en faute: