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Dans la nuit du deuxième jour, je me réveillai soudain. Je me découvris, avec un frisson, hors de l’asile étroit de mon lit; ma chambre était froide comme les rues. Je me dressai le long du mur qui, à mes mains chancelantes, se révéla mort et glacé.

Je regardai. Le reflet de la lune entrait dans la chambre voisine, dont les volets n’étaient pas fermés comme ceux de la mienne. Je restai debout à la même place, encore imprégné de sommeil, hypnotisé par cette atmosphère bleuâtre, ne percevant nettement que le froid qui régnait… Rien… je me sentis seul comme quelqu’un qui a prié.

Puis un orage, qui menaçait à la fin du jour, éclata. Des gouttes tombaient, des coups de vent s’engouffraient, brusques, et longs dans l’espace. Des grondements de tonnerre secouaient le ciel.

De minute en minute, la pluie s’accentua; le vent souffla plus doux et continu. La lune fut cachée par les nuages. Autour de moi, ce fut l’obscurité complète.

Le tablier de la cheminée trembla, puis se tut. Et, sans savoir pourquoi je m’étais réveillé et pourquoi j’étais venu, je demeurai en présence de cette ombre interminable, de toute la nuit, en présence du monde qui était devant moi comme un mur.

* * *

Alors, dans l’espace noir, glissa un bruit léger…

Sans doute, quelque fracas lointain de tempête. Non… un murmure tout proche; un murmure, ou un bruit de pas.

Quelqu’un… quelqu’un était là… Enfin! Il ne s’était pas trompé, l’instinct qui m’avait arraché à l’étreinte de mon lit.

Je fis des yeux un effort désespéré; mais l’obscurité était impénétrable. À peine la fenêtre s’azurait dans la profondeur épaisse, et même j’ignorais si c’était elle, et si je ne la faisais pas.

* * *

Le bruit se fit à nouveau entendre, un peu plus prolongé…

Des pas – oui, des pas… Il marchait – un souffle, des dérangements d’objets, des sons furtifs, indéfinissables, coupés de silence, qui me semblaient sans raison.

L’instant d’après, je doutai… Je me demandai si cela n’avait pas été une bourdonnante hallucination, créée par les secousses de mon cœur.

Mais le son d’une voix humaine vint divinement à moi.

* * *

Comme elle était basse; surtout, comme elle était étrangement monotone, cette voix! Elle semblait réciter une litanie ou un poème. Je retins mon souffle pour ne pas faire évanouir cette approche de vie…

… Elle se dédoubla… C’étaient deux voix qui se répondaient. Elles débordaient d’une tristesse insondable comme toutes les voix maintenues très basses; d’une tristesse de musique…

Sans doute, j’avais encore devant moi deux amoureux, réfugiés pour quelques instants dans la chambre inhabitée. Deux créatures étaient là, attirées l’une par l’autre, dans la solitude compacte, dans l’abîme sans couleur; et impuissant à les distinguer, je les sentais s’émouvoir, comme mon cœur dans ma poitrine.

Je cherchai le couple perdu. Toute mon attention tâtonnait vers ces deux corps. En vain. La nuit entrait dans mes yeux et m’aveuglait; plus je regardais, plus l’ombre me faisait mal. À un moment, pourtant, je crus apercevoir une forme se dessiner, très sombre, sur la fenêtre sombre… Elle s’arrêta… Non… la nuit; les ténèbres immobiles comme une idole… Qu’étaient-ils, ces vivants, que faisaient-ils, où étaient-ils, où étaient-ils?

* * *

Et tout d’un coup, j’entendis sortir de l’amas de ténèbres un mot distinct, qui avait forme humaine: le mot: «Encore!»

«Encore!» ce cri venait de leur chair. Il me les montrait enfin. Il me parut que leurs figures, hors de la brume, se dénudaient.

Puis, au milieu des balbutiements pressés, d’une sorte de combat, une autre parole jaillit, jetée à voix étouffée et heureuse:

– S’ils savaient! Si on savait!

Et ces mots furent répétés avec une force contenue, de plus en plus bas, jusqu’au silence.

Puis ils sortirent, tout haut, dans un rire éclatant. Et le bruit d’un baiser s’étendit, couvrit tout. Au sein des ombres accumulées, ce baiser émergea comme une apparition.

* * *

Un éclair brilla, transformant pendant une fraction de seconde la chambre en un asile blême; puis la nuit noire revint.

La lueur électrique avait soulevé mes paupières que je tenais instinctivement mi-closes, puisque mes yeux étaient inutiles. Mes regards avaient envahi la chambre, mais je n’avais rien vu de vivant… Les deux hôtes qu’elle contenait s’étaient-ils donc blottis dans quelque coin, et dissimulés, même au fond des ténèbres?

Ils semblaient n’avoir pas aperçu le large éclair. Avec une régularité désespérante, les mêmes mots m’assaillaient, mais plus lourds, plus rares, plus perdus:

– Si on savait! Si on savait!

Et j’écoutais ce cri, penché sur eux avec une attention sacrée, comme sur des mourants.

* * *

Pourquoi cette crainte éternelle qui les secouait et qui vibrait dans leurs bouches? Quel besoin éperdu avaient-ils d’être seuls et cachés, – pour pousser ce pauvre cri de gloire qui ressemble à un cri de secours; quelle abomination commettaient-ils, quel vice enfouissait leur étreinte?

Je reçus un coup aigu au cœur. Les deux voix sont trop pareilles. Je comprends: ce sont deux femmes, deux amantes qui viennent dans la nuit se réunir étrangement!

* * *

Ah! J’écoute… Jamais je ne me suis tant appuyé sur la nuit, et c’est vraiment de toute ma vie que, les mains jointes et les yeux crevés, j’interroge les noirs amants qui sont tombés là, dans le lit de l’ombre…

Je sens qu’une frémissante apothéose les a saisis:

– Dieu nous voit! Dieu nous voit! balbutie une des bouches.

Eux aussi ont besoin que Dieu les voie, pour s’en embellir; comme les désolés, ils l’appellent à leur aide!

* * *

… Je doute maintenant que ce soient deux femmes. Il m’a semblé percevoir la gravité d’une voix mâle. J’écoute, je compare, je travaille ces lambeaux de voix, essayant encore, dans un effort suprême, de me débarrasser de l’ombre…

Puis c’est distinctement que je perçois la prière ardente qui se met à éclore, tout bas, les mots pressés les uns sur les autres, écrasés par deux bouches, mouillés, noyés, du sang des baisers:

– Veux-tu, veux-tu?

Et la question prend une grande importance tremblante, la question de tout un être offert, entr’ouvert ou raidi.

Puis une grande voix monte d’un coup d’aile:

– Oui.

– Ah! balbutie l’autre corps.

Quel moyen mystérieux et désordonné tentent-ils pour se connaître et se toucher? quelle forme a ce couple?

Quelle forme? Qu’importe la forme de l’amour! Je sors de cette anxiété, et il me semble que j’assiste d’un coup à toute la tragédie d’aimer.

Ils s’aiment; le reste n’est rien. Qu’ils soient dépravés ou normaux, qu’ils soient maudits ou bénis, ils s’aiment et se possèdent autant qu’on le peut ici-bas.

Ils se cachent à tous après s’être appelés; ils roulent dans les ténèbres comme dans des draps ou des linceuls; ils s’emprisonnent; ils détestent et fuient le jour ainsi qu’un châtiment d’honnêteté et de paix. «Si on savait!» ont-ils crié, pleuré et ri; ils se glorifient de leur solitude, ils s’en flagellent, ils s’en caressent. Ils sont jetés hors la loi, hors la nature, hors la vie normale faite de sacrifice et de néant. Ils tâchent de se joindre; leurs fronts de marbre s’entrechoquent. Chacun est occupé de son corps, chacun se sent étreindre un corps sans pensée. Oh! qu’importe le sexe de leurs mains cherchant à tâtons la volupté dormante, de leurs deux bouches qui se saisissent, de leurs deux cœurs si aveugles et si muets.

Tous les amants du monde sont pareils: ils s’éprennent par hasard; ils se voient et sont attachés l’un à l’autre par les traits de leurs figures; ils s’illuminent l’un l’autre par l’âpre préférence qui est comparable à la folie; ils affirment la réalité des illusions; ils changent pendant un moment le mensonge en vérité.

Et, à ce moment, j’ai entendu quelques mots déchirés de leurs confidences:

– Tu es à moi, tu es à moi. Je te possède, je te prends…

– Oui, je suis à toi!…

Voici l’amour tout entier, le voici près de moi qui m’envoie à la figure, comme un encens, avec son va-et-vient, l’odeur et la chaleur de la vie, et qui accomplit son labeur de démence et de stérilité.

* * *

Le dialogue recommence, plus doux, plus calme, et j’entends comme si on s’adressait à moi.