– Tu es heureux?…
J’eus l’impression extraordinaire que c’était à moi qu’elle s’adressait… J’avais presque raison. Puisque j’étais près de sa bouche nue, c’était à moi qu’elle parlait.
Les yeux au ciel, encore enchaîné à elle par la chair, il murmura:
– Je jure que c’est tout au monde!
Puis, tout de suite après, comme elle sentait que le coup de bonheur était fini et ne vivait déjà plus que par le souvenir, que l’extase qui s’était posée un instant entre eux s’échapperait, et que son illusion, à elle, s’effacerait et l’abandonnerait, elle dit presque plaintivement:
– Que Dieu bénisse le peu de plaisir qu’on a!
Pauvre cri, premier signal d’une haute chute, prière blasphématoire, mais, divinement, prière!
L’homme répétait machinalement:
– Tout au monde!…
… Le groupe charnel s’affaissa. L’homme était rassasié. Je vis de mes yeux peu à peu qu’un regret, qu’un remords le harassait, l’écartait du fardeau de la femme qui ne comprenait pas dans sa chair cet éloignement: elle n’était pas comme lui tout d’un coup débarrassée et vidée de plaisir.
Mais elle sentait qu’il n’avait pas cherché, qu’il n’avait pas regardé plus avant que cela et qu’il était au bout de son rêve… Déjà elle pensait, sans doute, qu’un jour ce serait fini pour elle aussi, et que la destinée recommencée ne vaudrait pas mieux que l’autre.
Et à ce moment où il me semblait, avec mon acharnement de visionnaire presque créateur, suivre ce reflux de détresse sur leurs faces, dans l’air encore plein des mots: «C’est tout au monde», il gémit:
– Ah! ce n’est rien, ce n’est rien!
Étrangers l’un à l’autre, ils étaient parcourus par la même pensée.
… Tandis qu’elle reposait encore toute sur lui, je vis ses regards à lui, dans une torsion de son cou, se tourner vers la pendule, vers la porte, vers le départ. Puis, comme la bouche de sa maîtresse était près de la sienne, sa figure s’en écarta doucement (je fus seul à le voir) avec une légère crispation de malaise, presque de dégoût: il avait été effleuré d’une haleine altérée par tous les baisers enfermés tout à l’heure dans cette bouche comme dans un cercueil.
Elle profère maintenant seulement, avec sa pauvre bouche, la réponse à ce qu’il avait dit avant la possession:
– Non, tu ne m’aimeras pas toujours. Tu me quitteras. Mais malgré cela, je ne regrette rien et ne regretterai rien, moi. Lorsque, après «nous», je retournerai à la grande tristesse qui ne me lâchera plus, cette fois je me dirai: «J’ai eu un amant!» et je sortirai de mon néant pour être heureuse un instant.
Il ne veut plus, ne peut plus guère répondre. Il balbutie:
– Pourquoi doutes-tu de moi…
Mais ils tournent leurs yeux vers la fenêtre. Ils ont peur, ils ont froid. Ils regardent, là-bas, au creux de deux maisons, un vague reste de crépuscule s’enfuir comme un vaisseau de gloire.
Il me semble que la fenêtre, à côté d’eux, entre en scène. Ils la contemplent, blafarde, immense, dissipant tout autour d’elle. Et après l’écœurante tension charnelle et l’immonde brièveté du plaisir, ils demeurent écrasés comme sous une apparition, devant l’azur sans tache et la lumière qui ne saigne pas. Puis leurs regards retombent l’un vers l’autre.
– Vois, nous restons là, dit-elle, à nous regarder comme deux pauvres chiens que nous sommes.
Les mains se désenlacent, les caresses se détachent et s’écroulent, la chair s’affale. Ils s’éloignent l’un de l’autre. Le mouvement l’a rejetée sur le côté du divan.
Lui, sur une chaise, la figure triste, les jambes ouvertes, le pantalon débraillé, halette lentement, souillé de toute la jouissance morte et refroidie.
Sa bouche est entr’ouverte, sa figure se contracte, les orbites et la mâchoire s’accusent. On dirait qu’en quelques instants il se soit amaigri et qu’on voie dans lui l’éternel squelette. Tout un effort douloureux et pesant s’exhale de lui. Il semble crier et être muet, au fond de la poussière du soir.
Et tous deux se ressemblent enfin au milieu des choses, autant par leur misère que par leur figure humaine!
… Je ne les vois plus dans la nuit. Ils y sont enfin noyés. Je m’étonne même de les avoir vus jusque-là. Il a fallu que l’ardeur tumultueuse de leurs corps et de leurs âmes mît sur leur groupe une sorte de lumière.
Où est donc Dieu, où est donc Dieu? Pourquoi n’intervient-il pas dans la crise affreuse et régulière? Pourquoi n’empêche-t-il pas par un miracle l’effroyable miracle par lequel ce qui est adoré devient brusquement ou lentement détesté? Pourquoi ne préserve-t-il pas l’homme de l’endeuillement tranquille de tous ses rêves, et aussi de la détresse de cette volupté qui s’épanouit de sa chair et retombe sur lui comme un crachat?
Peut-être parce que je suis un homme comme celui-là, comme les autres, peut-être parce que ce qui est bestial et violent accapare plus fort mon attention à ce moment, je suis surtout épouvanté par le recul invincible de la chair.
«C’est tout! Ce n’est rien!» L’écho de ces deux cris retentit à mes oreilles. Ces deux cris qui n’ont pas été hurlés, mais proférés à voix toute basse, à peine distincte, qui dira leur grandeur et la distance qui les sépare?
Qui le dira; surtout, qui le saura? Il faut être posé comme moi au-dessus de l’humanité, il faut être à la fois parmi les êtres et disjoint d’eux, pour voir le sourire se changer en agonie, la joie devenir la satiété, et l’enlacement se décomposer. Car lorsqu’on est en plein dans la vie, on ne voit pas cela, et on n’en sait rien; on passe aveuglément d’un extrême à un autre. Celui qui a crié ces deux cris que j’entends: «tout! rien!» avait oublié le premier lorsqu’il a été emporté par le second.
Qui le dira! Je voudrais qu’on le dise. Qu’importent les mots, les convenances, l’habitude séculaire du talent et du génie de s’arrêter au seuil de ces descriptions, comme si cela leur était défendu. Il faut le dire dans un poème, dans un chef-d’œuvre, le dire jusqu’au fond, jusqu’en bas, quand ce ne serait que pour montrer la force créatrice de nos espoirs, de nos vœux, qui, au moment où ils rayonnent, transforment le monde, bouleversent la réalité.
Quelle aumône plus riche donner à ces deux amants, quand, de nouveau, leur joie sera morte au milieu d’eux! Car cette scène n’est pas la dernière de leur double histoire. Ils recommenceront, comme tous ceux qui vivent. De nouveau, ils essaieront l’un par l’autre, comme ils pourront, de se défendre contre les défaites de la vie, de s’exalter, de ne pas mourir; de nouveau, ils chercheront, dans leurs corps mélangés, un soulagement et une délivrance… Ils seront de nouveau repris par la grande vibration mortelle, par la force du péché qui tient à la chair comme un lambeau de chair. Et de nouveau, l’envolée de leur rêve et du génie de leur désir affolera la séparation et en fera doute, exhaussera la bassesse, parfumera l’ordure, sanctifiera les parties les plus maudites et les plus sombres de leurs corps, qui servent aussi aux fonctions sombres et maudites, et mettra là un instant toute la consolation du monde.
Puis encore, encore, lorsqu’ils verront qu’ils ont placé en vain l’infini dans le désir, ils seront punis de leur grandeur.
Ah! je ne regrette pas d’avoir violé le simple et terrible secret; ce sera peut-être ma seule gloire d’avoir embrassé et contenu ce spectacle dans toute son envergure, et d’y avoir compris que la vérité vivante était plus triste et plus grandiose que je n’étais, jusque-là, capable de le croire.