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… Et brusquement, les voiles se déchirèrent à mes yeux, la réalité se dénuda devant moi: je vis qu’il y avait entre ces deux être une immense différence, et comme un désaccord infini, sublime à voir, à cause de ses profondeurs, mais tellement poignant que j’en avais le cœur meurtri.

Il n’était mû que par le désir d’elle; elle, par le seul besoin de sortir de sa vie. Leurs vœux n’étaient pas les mêmes; leur couple avait l’air uni, mais il ne l’était pas.

Ils ne parlaient pas la même langue; quand ils disaient les mêmes choses ils ne s’entendaient guère, et, à mes yeux, dès ces premiers instants, leur union apparut plus brisée que s’ils ne s’étaient jamais connus.

Mais lui, ne disait pas ce qu’il pensait; cela se sentait au son de sa voix, au charme même de son accent, au choix chantant de ses mots: il pensait à lui plaire, et il mentait. Il lui était évidemment supérieur, mais elle le dominait par une sorte de sincérité géniale. Alors qu’il était maître de ses paroles, elle s’offrait dans les siennes.

… Elle décrivait le décor de sa vie d’autrefois.

– De la fenêtre de la chambre et de celle de la salle à manger, je voyais la place. La fontaine au milieu, avec son ombre à ses pieds. Je regardais le jour tourner là, sur cette place petite, blanche et ronde, comme un cadran.

«… Le facteur la parcourait régulièrement, sans penser; devant la porte de l’arsenal, un soldat ne faisait rien… Et plus personne quand midi sonnait, comme un glas. Je me souviens surtout du glas de midi: le milieu de la journée, la perfection de l’ennui.

«Rien ne m’arrivait, rien ne m’arriverait. Rien ne m’était. L’avenir n’existait plus pour moi. Si mes jours devaient continuer ainsi, rien ne me séparait de ma mort – rien! Ah! rien!… S’ennuyer, c’est mourir. Ma vie était morte, et pourtant, il fallait la vivre. C’était un suicide. D’autres se tuent avec une arme ou du poison; moi, je me tuais avec les minutes et les heures.»

– Aimée! fit l’homme.

– Alors, à force de voir les jours naître le matin et avorter le soir, j’ai eu peur de mourir, et cette peur a été ma première passion… Souvent, au milieu des visites que je rendais, ou de la nuit, ou pendant que je rentrais chez moi, après des courses, le long du mur des Religieuses, j’ai frissonné d’espoir à cause de cette passion!…

«Mais qui me tirerait de là? Qui me sauverait de cet invisible naufrage, dont moi-même je ne m’apercevais que de temps en temps? Autour de moi, c’était une sorte de conspiration, faite d’envie, de méchanceté et d’inconscience… Tout ce que je voyais, tout ce que j’entendais essayait de me jeter dans le droit chemin, dans mon pauvre droit chemin.

«… Mme Martet, tu sais, ma seule amie un peu proche, plus âgée que moi de deux ans seulement, me disait qu’il faut se contenter de ce qu’on a. Je lui répondais: «Alors, c’est fini de tout, s’il faut se contenter de ce qu’on a. La mort n’a plus rien à faire. Vous ne voyez donc pas que cette parole termine la vie?… Vous croyez vraiment à ce que vous dites?» Elle répondait oui. Ah! la sale femme!

«Mais ce n’était pas assez d’avoir la peur, il me fallait la haine de cet ennui. Comment se fait-il que j’aie eu cette haine? Je ne sais pas.

«Je ne me reconnaissais plus, je n’étais plus moi, tellement j’avais besoin d’autre chose. Je ne savais même plus comment je m’appelais.

«Il y a un jour, je me rappelle, où (je ne suis pas méchante, pourtant) j’ai rêvé délicieusement que mon mari était mort, mon pauvre mari qui ne m’avait rien fait, et que j’étais libre, libre, aussi grande que tout!

«Ça ne pouvait pas durer. Je ne pouvais pas longtemps détester à ce point la monotonie, la dévastation, l’habitude. Oh! l’habitude, c’est de toutes les ombres la plus vraie, et la nuit n’est pas de la nuit, en comparaison…

«La religion? Ce n’est pas avec la religion qu’on comble le vide de ses jours, c’est avec sa propre vie. Ce n’était pas avec des croyances, avec des idées qu’il me fallait lutter, c’était avec moi-même.

«Alors, le remède, je l’ai trouvé!»

Elle criait presque, rauque, admirable:

– Le mal, le mal! Le crime contre l’ennui, la trahison pour briser l’habitude. Le mal pour être nouvelle, pour être autre, pour haïr la vie plus fort qu’elle me haïssait, le mal pour ne pas mourir!

«Je t’ai rencontré; tu faisais des vers et des livres; tu étais différent des autres, tu avais une voix tremblante et donnant l’impression de la beauté, et surtout, tu étais là, dans mon existence, en face de moi; je n’avais qu’à tendre les bras. Alors, je t’ai aimé de toutes mes forces, si on peut appeler cela aimer, mon pauvre petit!»

Elle parlait maintenant à voix basse et hâtée, avec de l’oppression et de l’enthousiasme, et elle jouait avec la main de son compagnon comme avec une petite chose.

– Et toi aussi, tu m’as aimée, naturellement… Et quand nous nous sommes glissés un soir dans l’hôtel – la première fois, – il me sembla que la porte s’en est ouverte toute seule, et je me suis remerciée de m’être révoltée et d’avoir déchiré ma destinée comme ma robe.

«Et depuis! Le mensonge – dont on souffre parfois, mais qu’on ne déteste plus lorsqu’on réfléchit, – les risques, les dangers qui communiquent du goût aux heures, les complications qui multiplient la vie; ces chambres, ces cachettes, ces prisons noires, qui ont donné l’envolée au soleil que j’avais!

«Ah! fit-elle.»

Il me sembla qu’elle soupira comme si, son aspiration réalisée, il n’y avait plus rien d’aussi beau devant elle.

* * *

Elle se recueillit et dit:

– Voilà ce que nous sommes… Oh! j’ai cru peut-être aussi, sur le moment, à une espèce de coup de foudre, à une attirance surnaturelle et fatale, à cause de ta poésie. Mais, en vérité, je suis venue à toi – je me vois maintenant – les poings serrés et les yeux fermés.

Elle ajouta:

– On ment beaucoup à propos de l’amour. Ce n’est presque jamais ce qu’on dit.

«Il y a peut-être des attractions magnifiques entre des hommes et des femmes. Je ne dis pas qu’un tel amour ne puisse pas exister entre deux êtres. Mais ces deux êtres-là, ce n’est pas nous. Nous n’avons jamais pensé qu’à nous-mêmes. Je sais bien que je me suis aimée avec toi. De ton côté, c’est pareil. Il y a pour toi un attrait qui n’existe pas pour moi, puisque je ne ressens pas de plaisir. Tu vois, nous faisons un marché, nous nous donnons l’un du rêve, l’autre de la jouissance. Tout cela n’est pas de l’amour.»

Il eut un geste, – doute, protestation; il ne voulait pas parler. Toutefois, il articula faiblement:

– Il en est toujours ainsi; même dans le plus pur des amours, on ne peut sortir de soi-même.

– Oh! fit-elle dans un haussement de protestation pieuse dont la vivacité me surprit, ce n’est tout de même pas la même chose; ne dis pas cela, ne dis pas, cela!

Il me sembla qu’il régnait dans son accent un regret, dans son regard, le rêve d’un nouveau rêve.

Elle dissipa cela en secouant la tête.

– Comme j’ai été heureuse! Je me trouvais rajeunie, neuve. J’éprouvais des recommencements de candeur. Je me rappelle que je n’osais plus montrer, hors de ma robe, le bout de mon pied: j’avais jusqu’à la pudeur de ma figure, de mes mains, de mon nom…

* * *

Alors l’homme reprit l’aveu au point où elle le laissait et parla des premiers temps de leur union. Il voulait la caresser avec des paroles, la prendre peu à peu dans des phrases, l’enlacer à force de souvenirs.

– La première fois que nous avons été seuls…

Elle le regarda.

– C’était dans la rue, un soir, dit-il. Je t’ai pris le bras. Tu t’es appuyée de plus en plus sur moi. J’ai senti peu à peu tout le poids de ton corps, j’ai senti ta chair grandissante. Le monde pullulait, mais notre solitude semblait s’étendre. Tout, autour de nous, se changeait en un désert simple, simple… Il me semblait que tous les deux nous nous étions mis à marcher sur la mer.

– Ah dit-elle. Comme tu étais bon! Tu n’avais pas, ce premier soir de nous, le même visage que tu as eu après, même dans les meilleurs moments…

– Nous causions de choses et d’autres, et tandis que je te tenais contre moi, toute serrée, comme des fleurs, tu me disais des phrases sur les gens que nous connaissions, tu me parlais du soleil de la journée et de la fraîcheur du soir. Mais, en vérité, tu me disais que tu venais à moi… Les paroles d’aveu, je les sentais à travers tes paroles, et si tu ne me les disais pas, tu me les donnais.

«Ah! comme les choses du commencement sont grandes! Il n’y a jamais de petitesses dans les commencements…»

«Une fois que nous nous étions retrouvés dans le jardin, et que je te reconduisais à la fin de l’après-midi, par les faubourgs… La route était si tranquille et silencieuse qu’il semblait que nos pas dérangeaient toute la nature. L’immobile tendresse ralentissait notre marche. Je me suis penché et je t’ai embrassée.»