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Lui, déjà homme, déjà appauvri par ce compagnon féminin, tourné, traîné vers elle, lui tend ses bras indistincts et maladroits, sans bien oser la regarder.

Elle, déjà femme, elle a posé en arrière, sur le dossier, sa figure aux yeux luisants un peu grasse et toute rose, teintée et attiédie par son cœur; la peau de son cou, satinée et tendue, palpite; c’est, entre son visage et son sein, le point précieux et délicat de sa pulsation. Demi-close, attentive, un peu voluptueuse de ce qui, d’elle, émane déjà de volupté, elle semble une rose qui se respire. On voit jusqu’aux genoux ses jambes fines, aux bas de fil jaune, sous la robe qui enveloppe son corps en le présentant, comme un bouquet.

Et moi, je ne pouvais détacher les yeux de leurs gestes, et je buvais ce spectacle, la figure collée à leur groupe comme un vampire.

* * *

Après le long silence, il murmura:

– Veux-tu que nous nous disions «vous»?

– Pourquoi?…

Il sembla s’absorber dans un effort d’attention.

– Pour recommencer, dit-il enfin.

Il répéta:

– Voulez-vous?

Elle tressaillit visiblement au contact de cette forme nouvelle de sa parole, sous le mot: «vous», comme sous une espèce de premier baiser.

Elle hasarda:

– On dirait que c’est quelque chose qui nous couvrait et qu’on ôte…

Maintenant, il osait plus:

– Voulez-vous que nous nous embrassions sur la bouche?

Oppressée, elle ne put pas complètement sourire.

– Je veux, dit-elle.

Ils se prirent les bras, les épaules, et se tendirent les lèvres en s’appelant tout doucement, comme si leurs bouches étaient des oiseaux.

– Jean…

– Hélène…

C’est la première chose qu’ils inventaient. Embrasser ce qui embrasse, n’est-ce pas la caresse la plus tendrement petite qu’on puisse trouver et le lien le plus étroit? Et puis, cela est tellement défendu!…

Il me sembla une seconde fois que leur groupe n’avait plus d’âge. Ils ressemblaient à tous les amants, tandis qu’ils se tenaient les mains, leurs figures toutes jointes, tremblants et aveugles, dans l’ombre du baiser.

Cependant, ils s’arrêtèrent, se détachèrent de la caresse dont ils ne savaient pas encore se servir.

Ils parlèrent, avec leurs bouches toujours aussi innocentes. De quoi? D’autrefois, de cet autrefois si proche, si court.

Ils sortaient du paradis de l’enfance et de l’ignorance. Ils parlèrent d’une maison et d’un jardin où ils avaient vécu tous deux.

Cette maison les préoccupait. Elle était entourée par le mur d’un jardin; de sorte que, de la route, on ne voyait que le haut de son toit, on ne voyait pas ce qu’elle faisait.

Ils balbutièrent:

– Les chambres, quand nous étions petits et qu’elles étaient grandes…

– Les pas y étaient moins fatigants à faire que partout autre part.

À les en croire, il y avait entre ces murs quelque chose de secourable et d’invisible, répandu partout; quelque chose comme le bon Dieu du passé… Elle murmura un air de musique entendu là-bas, et elle dit que la musique se souvient mieux que les personnes.

Ils étaient retombés dans le passé par la douceur naturelle de leur poids; ils se pelotonnaient dans le souvenir, frileusement.

– L’autre jour, la veille du départ, une lumière à la main, tout seul, j’ai parcouru l’appartement qui se réveillait à peine pour me regarder passer…

Dans le jardin si soigné et si sage, on ne pensait qu’aux fleurs, et pas beaucoup plus qu’elles. On regardait et on voyait la mare, l’allée couverte, et le cerisier qui, l’hiver, quand la pelouse est blanche, a trop de fleurs.

Hier encore, ils étaient dans ce jardin, comme un frère et une sœur. Maintenant, il semblait que la vie était devenue soudain sérieuse, et qu’ils ne savaient plus jouer. On les voyait qui voulaient tuer le passé. Quand on est vieux, on le laisse mourir; quand on est jeune et fort, on le tue…

Elle se redressa:

– Je ne veux plus me souvenir, dit-elle.

Et lui:

– Je ne veux plus que nous nous ressemblions. Je ne veux plus que nous soyons frères.

Peu à peu, leurs yeux s’ouvrent:

– Ne se toucher que les mains! murmura-t-il en tremblant.

– Être frères, ce n’est rien.

Elle était venue, l’heure des belles décisions troubles et des fruits défendus. Avant, aucun d’eux ne s’appartenait; elle était venue, l’heure où ils s’occupaient à se reprendre tout entiers pour faire d’eux ce qu’ils voulaient.

Déjà, ils avaient un peu honte et conscience d’eux-mêmes.

Il y avait quelques jours, vers le soir, ils avaient éprouvé un grave plaisir à désobéir en sortant du jardin contre la défense de leurs parents.

– Grand’mère était venue, du haut du perron tout gris, nous appeler pour rentrer…

«Mais nous sommes partis tous les deux; nous avons traversé la haie à l’endroit où un oiseau crie d’ordinaire, et où il y a une brèche. L’oiseau s’était envolé et son cri aussi. Pas de vent, et presque plus de lumière. Les branches des arbres se taisaient, malgré leur sensibilité. La poussière, par terre, était morte. L’ombre nous a enveloppés avec elle-même, si doucement, que nous lui aurions presque parlé. Nous étions intimidés en voyant venir la nuit. Il n’y avait plus de couleur aux choses, seulement un peu de clarté dans le noir; les fleurs, la route, les blés même étaient d’argent… Et c’est la fois où j’ai le plus approché ma bouche de la vôtre.

– La nuit, dit-elle, l’âme surélevée dans une effusion de beauté, la nuit caresse les caresses…

– Je vous ai pris la main, et j’ai compris que vous viviez toute.

«Avant, je disais «ma cousine Hélène», mais je ne savais pas ce que je disais en parlant ainsi. Maintenant, quand je dirai: elle, ce sera tout…»

De nouveau, ils joignirent les lèvres. Leurs bouches et leurs yeux étaient ceux d’Adam et d’Ève. J’évoquai l’infini exemple ancestral d’où l’histoire sainte et l’histoire humaine coulent comme d’une fontaine. Ils erraient dans la lumière pénétrante du paradis, sans rien savoir; ils étaient comme s’ils n’étaient pas. Quand, – par suite du triomphe de la curiosité, interdite pourtant par Dieu en personne, – ils ont appris le secret, découvert la séparation caressante et entrevu la grande volonté de la chair, le ciel s’est obscurci. La certitude d’un avenir de douleur est tombée sur eux; des anges, comme des vautours, les ont chassés; ils ont roulé sur la terre, de jour en jour, mais ils avaient créé l’amour, remplacé la richesse divine par la pauvreté d’être l’un à l’autre.

Les deux petits enfants ont pris position dans le drame éternel. Ils se parlent, et restituent au tutoiement toute son importance reconquise:

– Je voudrais t’aimer plus… je voudrais surtout t’aimer plus fort, mais je ne sais pas comment… Je voudrais te faire mal, mais je ne sais pas comment.

* * *

Ils ne disent plus rien, comme s’il n’y avait plus de paroles pour eux. Ils sont au bord d’eux-mêmes, et l’on voit leurs mains trembler entre eux.

Ils obéissent à cette inspiration de leurs mains; ils vont à tâtons vers le bonheur étrange et tragique, vers la faute heureuse qu’on commet en même temps, vers l’enlacement qui fait que deux êtres recommencent la vie, intimement mêlés, comme un seul être informe.

Je ne les voyais pas distinctement… Il me sembla qu’il porta les mains sur elle, pendant que, les yeux resplendissants, elle attendait. Il me sembla que, dans l’ombre brûlante qui les tenait, il était à demi-dévêtu, et que, des vêtements bouleversés, écartés, sa nudité s’était érigée… Fleur étrange, profonde, qui est la même chose que ses entrailles, que toute sa chair, et que son cœur, et qui est entre eux comme un mystère vivant, comme un miracle, comme un enfant.

… Sans doute, il avait soulevé sa robe, car je perçus cette parole exhalée tout bas, confuse, étouffée, sacrifiée, dans le silence terrible:

– C’est ta vraie bouche.

* * *

Et moi je palpitais sur eux, tandis qu’un amour affreux, un amour énorme de la vérité écartelait mon corps sur le mur… Comme si cette haleine les brûlait, les affolait, ils eurent peur, et se levèrent. C’était fini. La poignante aventure qui, par hasard, avait préludé sous mes yeux, continuerait ailleurs et s’achèverait ailleurs.

À peine se sont-ils levés que la porte s’est ouverte. La vieille grand’mère est là, qui se penche. Elle vient du gris, et des fantômes, elle vient du passé. Elle les cherche comme s’ils étaient égarés. Elle les appelle à mi-voix… Par une coïncidence extraordinaire qui, s’harmonise à leur présence, elle a mis dans son accent une douceur infinie, presque – ô prodige! – de la tristesse.