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– Mais sais-tu que tu chiffres comme si tu avais étudié le Mémoire sur le calcul intégral de M. d’Alembert!…

– Ajoutez que sur les menus frais de la maison, je puis mettre de côté bon an mal an un millier de livres. Ce qui fait six mille, monsieur. Or, j’ai calculé que si j’arrive seulement pendant six ans à me maintenir dans ce poste de confiance, je me trouverai posséder trente-six mille livres, soit une quarantaine de mille livres en chiffres ronds, ce qui est un beau denier.

Ici Bernis éclata de rire.

– Qu’avez-vous, monsieur? fit Suzon.

– J’ai, pardieu, que voici un entretien d’amour qui ne manque pas de piquant. Au moins est-il original!…

– Eh! monsieur, chacun cause d’amour comme il peut. Et puis, j’ai vu si souvent les chiffres et l’amour marcher de pair!…

– Continue, ma fille; tu es pétrie d’esprit et je ne suis qu’un benêt!

– Je continue donc. Il y a deux ans que je suis ici. Il me reste quatre ans à demeurer sage et fidèle, à tenir à mon poste.

Dans quatre ans, j’aurai vingt-six ans; c’est-à-dire que je ne serai pas encore laide. Avec mes quarante mille livres, je trouverai facilement un époux à mon goût…

– Et alors, tu t’établiras à Paris?…

– Nenni, monsieur, à Paris, avec mes quarante mille livres, je serais pauvre, et si je montais un commerce, je risquerais de tout perdre. Tandis qu’à Morienval, près de Villers-Cotterêts, avec cette somme, je serai une dame. J’achèterai un moulin, des prés, une ferme, et un mari par-dessus le marché.

– Ah! bravo, ma petite Suzon! Je ferai un conte avec ton histoire, et il aura du succès.

– Vous voyez donc bien que je serais folle de risquer tout le bonheur de ma vie uniquement pour voir de près le lit du roi et sa robe de chambre. Eh!… je les vois d’ailleurs… d’ici!

Bernis était devenu très grave. Il suivait son idée fixe qui était d’amener Suzon à déserter son poste.

– Écoute, fit-il tout à coup. Tu raisonnes à merveille. Mais il faut absolument que tu contentes mon envie… je veux te voir chez moi, tant je t’aime… être bien sûr que tu es toute à moi…

Suzon secoua la tête…

– Viens chez moi, reprit brusquement Bernis, et tu y trouveras d’un coup ce qu’il te faut dix ans pour amasser ici… c’est-à-dire non pas quarante mille, mais soixante mille livres.

Suzon pâlit et jeta un profond regard sur Bernis.

– Parlez-vous sérieusement? demanda-t-elle d’une voix rapide.

– Jamais je ne fus aussi sérieux que ce soir, dit Bernis froidement. J’ajouterai seulement qu’en ayant l’air de déserter, vous aurez peut-être rendu un immense service au roi et à d’autres personnages importants…

Suzon palpitait.

Soixante mille francs!…

Son rêve réalisé d’un coup et sans effort!

Elle eut l’intuition très nette que Bernis ne plaisantait pas et qu’il agissait pour le compte de gens redoutables et puissants.

Elle comprit que la fortune passait à sa portée et qu’il fallait la saisir au vol.

Et comme c’était une femme de beaucoup de tête et de volonté sous ses airs de soubrette gentille, elle se décida.

Mais ce ne fut qu’après de longs pourparlers qu’elle capitula ouvertement.

– Il faut vraiment que je vous aime, dit-elle; vous m’avez ensorcelée, je crois… quand voulez-vous que je vienne?

– Je ne sais, mon enfant… peut-être demain, peut-être dans huit jours: je viendrai te chercher moi-même.

– Et en attendant?…

– En attendant, je viendrai ici tous les soirs, et tu m’expliqueras minutieusement en quoi consiste ton service.

– Voudriez-vous me remplacer ici? s’écria Suzon en riant.

– Peut être! répondit gravement Bernis.

Bernis, tout étourdi de son succès et presque inquiet d’avoir si rapidement mené à bien une si grave opération, se rendit tout courant à la ruelle aux Réservoirs, et bien qu’il fût très tard, fut mis aussitôt en présence de M. Jacques.

– Monseigneur, dit-il, la petite Suzon est à nous. Elle quittera la maison quand je lui ferai signe. J’avoue même que le prompt succès de cette affaire m’inquiète…

– Soupçonneriez-vous cette fille de jouer avec vous double jeu? fit vivement M. Jacques.

– Je ne sais trop, Monseigneur. En tout cas, je dois vous prévenir que, si elle nous obéit, cela coûtera un peu cher.

– Combien? demanda M. Jacques en se rassérénant.

– Soixante mille livres, Monseigneur. C’est énorme, mais…

– Vous avez promis soixante mille livres?…

– J’ai promis qu’elle les trouverait chez moi le soir où elle quitterait la maison…

– Eh! que ne disiez-vous cela plus tôt, mon enfant!… Elle viendra. Il est inutile d’y songer davantage. Vous m’aviez parlé d’amour… d’œillades… que sais-je! Et j’étais quelque peu inquiet. Mais du moment qu’il est question d’argent, tout s’arrange…

– Ainsi, Monseigneur…

– Ainsi, mon enfant, demain les quatre-vingt mille livres seront chez vous. Allez…

– Mais, Monseigneur, j’ai dit soixante et non quatre-vingt…

– Vraiment? Eh bien! les vingt mille restant seront pour acheter le papier sur lequel vous écrivez de si jolis vers à Mme de Rohan.

Bernis se courba en deux et demanda:

– Vous n’avez pas d’autres ordres à me donner, Monseigneur?

– Non. Attendre. Vous tenir prêt à faire sortir cette petite de la maison, et à y faire entrer à sa place la nouvelle femme de chambre que vous aurez à conduire… À propos, on me signale la présence à Versailles de M. d’Étioles et d’une façon de secrétaire qu’il traîne après lui… un sieur Damiens… Il faudrait voir ce que veut cet homme.

– M. le Normant d’Étioles?… Il court après sa femme…

M. Jacques ne daigna pas sourire de cette innocente plaisanterie et demeura glacial.

– Je veux parler de ce Damiens, dit-il. Voyez-le et cherchez à savoir qui il est, ce qu’il veut, où il va…

Bernis salua profondément et se retira léger comme un gueux dans la bourse duquel viennent de tomber 20 000 francs.

– Décidément, se dit-il, la fidélité et le dévouement ont du bon…