III LE SACRIFICE
Le lendemain de l’émouvante scène sur la tombe au fond du parc royal…
À Paris… Rue des Bons-Enfants.
D’un somptueux carrosse, un homme vient de descendre et pénètre dans un hôtel de style Régence.
Un homme jeune, certes, par l’âge, puisque à peine atteint-il vingt-six ans; mais comme il est chétif, malingre dans son habit d’une élégance insolente! Son visage est celui d’un vieillard, avec ses traits flétris par la débauche ou par les soucis d’ambition: seuls les yeux, d’un gris vitreux lorsqu’ils se sentent observés, ont parfois un éclair qui révèle d’indomptables volontés.
Avec respect, les domestiques du petit hôtel Régence sont accourus à sa rencontre.
Et lui, familièrement, en habitué, se dirige vers l’escalier qui conduit au premier étage, lorsque d’un petit salon d’attente, sort une femme qui, rapidement, saisit sa main, l’entraîne, et murmure:
– Venez… il y a du nouveau.
La femme, c’est Mme Poisson, la «Poison»!
L’homme, nous allons le voir à l’œuvre…
Presque au même moment, un piéton qui marche lentement, appuyé sur un bâton d’épine, est entré dans la rue, est arrivé à la hauteur du carrosse arrêté devant le portail du petit hôtel, a regardé avec attention autour de lui, puis, indécis, s’est adressé à l’un des valets de pied.
– Excusez… monsieur. L’hôtel d’Argenson… connaissez-vous?…
Le valet, par reconnaissance d’avoir été appelé «monsieur», daigne répondre. Il étend la main vers un grand bâtiment, en face, de l’autre côté de la rue, et dit:
– Là!…
– Courage, François Damiens! murmure le piéton en tressaillant.
Une minute, il hésite, comme si sa pensée vacillait au souffle de quelque tempête.
Puis, redressant sa taille, une flamme dans les yeux, il traverse la rue, s’enfonce, disparaît sous le vaste portail du grand bâtiment sombre: l’hôtel de M. le ministre d’État, marquis d’Argenson, chez qui, presque tous les jours, le roi venait conférer des affaires publiques…
C’était une seigneuriale demeure aux lignes académiques, aux immenses escaliers de pierre grise, qui portait sur sa face majestueuse et sévère ce cachet de froide tristesse particulier au déclin du grand règne.
Louis XIV avait fait bâtir cet hôtel près de son Louvre; et son ombre, glorieuse pour d’aucuns, honnie par tant d’autres, semblait y errer encore, le soir, parmi les meubles somptueux et lourds des vastes salons tendus de soies vieillies.
Et en face, antithèse pétrifiée, page d’histoire que le doigt de la fatalité avait soudain tournée du feuillet sinistre au feuillet orgiaque… parfaite expression de ce souper d’allégresse, de cette réaction de plaisir qu’avait été la Régence… en face de l’hôtel silencieux, comme voilé d’un crêpe, se dressait un logis coquet, musqué, fardé, avec ses balcons de fer forgé à volutes capricieuses, son style bâtard empêtré d’astragales, ses fenêtres à festons, d’où s’échappaient des murmures de rires et s’envolaient des arpèges de clavecin.
C’est là que, depuis six mois, habitait Mme Poisson, figure à demi grotesque, à demi tragique… devenue très moderne.
C’est là qu’habitait «sa fille», figure de sylphe dont Paris s’enamourait, figure de grâce et de charme, fleur énigmatique poussée à l’ombre de ce champignon – vénéneux peut-être! – qu’était la matrone au sourire blafard.
Au premier étage de ce logis, c’était une longue pièce éclairée par quatre fenêtres, que Jeanne-Antoinette appelait son atelier. Nous la retrouvons là, étendue sur un divan, à l’heure où François Damiens entrait à l’hôtel d’Argenson…
Assis devant un grand chevalet d’ébène, un homme d’une quarantaine d’années, au front intelligent, aux mains fines surgissant des dentelles précieuses de ses manches, à la tournure élégante, au sourire sceptique, faisait la critique d’un tableau.
Cet homme, c’était le maître François Boucher, qui l’année précédente avait exposé son chef-d’œuvre, le Bain de Diane, et à qui l’admiration des parisiens venait de décerner le surnom de «Peintre des Grâces».
Dans un angle, la frêle Mme du Hausset esquissait sur un clavecin en marqueterie, incrusté d’ivoires précieux, et que Boule avait signé, les mélancoliques reprises d’un menuet aux notations graciles et discrètes.
Et c’est sur cet air de menuet, qui semble l’accompagner en sourdine, que Jeanne, devant son maître et ami, égrène les fugitives pensées qu’elle laisse tomber sans ordre… dans un désordre charmant!
– Je m’ennuie, maître, il y a dans ce petit cœur qui bat, là, sous cette guimpe, trop de joies… oui, trop de joies… et trop de tristesses… Ah! cela vous étonne!… Vous me parlez de ma peinture… et en exquis compagnon que vous êtes, en raffiné de politesse, vous me dites du bien de mon pinceau… Ah! qui donc dira du bien à mon cœur… à mon pauvre cœur!… Ma peinture? Croyez-vous vraiment que je l’estime? Est-ce qu’une femme sait faire autre chose qu’aimer… et souffrir?
– Vous êtes dans vos jours noirs, sourit le peintre, en travaillant.
– Je suis dans mes jours où j’étouffe… Connaissez-vous Mme Lebon?…
– La chiromancienne, nécromancienne, cartomancienne, marcomancienne, celle qui exerce tous les métiers rimant à païenne?… Une folle dangereuse…
– Folle? Écoutez… il y a quinze jours elle vint ici et me prédit que je serais presque souveraine…
Elle eut ce mot: demi-reine! Pourquoi presque?… Pourquoi demi?…
– Vous voyez bien qu’elle est folle, chère amie, puisque vous êtes très souveraine par la beauté, tout à fait reine par l’esprit…
– Oh! vous aussi! Des fadeurs, des fadaises qui m’assomment quand elles ne m’outragent pas! Voilà ce que je trouve chez tous ces fats, freluquets et roués qui viennent papillonner ici… Je m’ennuie, maître! Et pourtant, je devrais être heureuse… infiniment heureuse… après ce qui m’est arrivé hier…
– Eh bien, Louise! Pourquoi t’arrêtes-tu?… Il est charmant, ce menuet. De qui?…
– De Lulli, répondit Mme du Hausset en reprenant une figure de menuet qui, de nouveau, jeta dans le salon la mélancolie de ses notations grêles et tendres.
– Tout ce qui est ici, que j’aimais tant, me pèse à présent, continuait Jeanne… Ces toiles, ces marbres, ces bronzes, m’attristent… Cette profusion de menus meubles avec leurs porcelaines de Chine et leurs magots du Japon m’encombrent au lieu de me distraire… Cette Diane antique même…
– Peste!… Et cette bibliothèque… un tant soit peu amoureuse… aux volumes reliés de précieux maroquins gaufrés d’or?
– Hélas! j’ai trop à faire de lire au fond de mon cœur…
– Diable! diable! Et ces bergers de mon admirable maître Watteau qui font pendant à ces vierges du sublime Raphaël?… Et ces tentures de Chine où des oiseaux sacrés perchés sur une patte rêvent aux bords des lacs mystérieux que couvrent des fleurs inconnues?… Et ces grands miroirs de Venise qui reflètent à l’infini les richesses entassées dans cet atelier par votre goût prodigue?…
– Tout cela, maître, me devient étranger… que dis-je? hostile!… Tout cela me crie que je suis une pauvre créature dévoyée, jetée hors du milieu qu’elle eût chéri!… Tout cela m’emplit les yeux et me laisse l’âme vide…
– Voyons… vous êtes trop nerveuse, dit le peintre ému.
– Non, non!… Je sens que je n’étais pas née pour cette existence de clinquant. Ah! maître, mon cœur veut vivre!… Vivre!… Aimer!… Et je devine, autour de moi, dans l’ombre de ces richesses, des mains qui me poussent vers de fatales destinées… J’adore les fleurs, l’air pur, les grands espaces… et je sens que je vais me noyer dans un océan de boue dorée… Le soleil brille, maître… et je m’ennuie… j’ai peur… Ah! j’ai peur de la catastrophe sournoise et lâche qui, peut-être à la minute même où je parle, s’en vient sur moi!…
Jeanne cacha son visage dans ses deux mains et des larmes perlèrent à travers ses doigts fuselés.
Plus ému qu’il n’eût convenu à son scepticisme seigneurial, – les grands artistes sont grand seigneurs -, le peintre se leva et se dirigea, les deux mains tendues, vers la jeune fille.
À ce moment, la porte s’ouvrit et un valet annonça:
– M. Le Normant d’Étioles!…
François Boucher demeura cloué sur place.
Jeanne essuya vivement ses yeux et se souleva, les yeux fixés sur la porte, soudain affreusement pâle.
– La catastrophe! murmura-t-elle.
Celui que, dans le vestibule, Mme Poisson avait arrêté au passage, l’homme petit, chétif et malingre, entra, le chapeau sous le bras, la main gauche appuyée sur la garde d’une épée outrageusement enrichie de gros diamants. Il entra en souriant, et s’inclinant devant Jeanne: