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II LA TOMBE SANS NOM

Jeanne s’était arrêtée, toute pâle. Il lui parut que c’était là un symbole de sa destinée… Joie, amour, chansons légères, enivrements, visions rayonnantes, tout cela aboutissait à une tombe… ce serait là sa vie!

Timidement, elle leva les yeux vers cet homme qui pleurait, et un léger cri lui échappa:

– Mon oncle! Mon bon oncle!…

– Jeanne!… Antoinette!…

«Chère enfant!…

L’instant d’après, la jeune fille était dans les bras de l’homme qu’elle appelait son oncle, et celui-ci l’accablait de paternelles caresses… Il semblait avoir doublé le cap de la quarantaine et portait avec une noble aisance un riche costume de ville, habit marron, veste à grands ramages en satin blanc, tricorne galonné de soie, longue canne à pomme d’or.

C’était une franche et loyale physionomie, empreinte en ce moment d’une indéfinissable tristesse.

– Nous vous attendons depuis deux heures, dans la clairière, reprit Jeanne maintenant rassurée et souriante; «maman Poison» est là… Madame du Hausset aussi…

– J’arrivais, ayant laissé mon carrosse à l’Ermitage, et je me dirigeais vers la clairière, guidé par ta jolie voix… lorsque je me suis arrêté devant ce marbre…

– Vous pleuriez, mon bon oncle!… Oh! pourquoi?… dites-le à votre petite Jeanne, à votre petite Toinon… dites-lui votre chagrin.

– Oui… tu vas le savoir, enfant… et tiens! c’est pour cela même que je t’ai fait venir à la clairière…

À ce moment, Mme Poisson, écartant les branchages de sa lourde main, montra sa figure couperosée, et poussa de grands cris avec une nuance d’inquiétude et de respect exagéré:

– Monsieur de Tournehem! quel bonheur de vous voir!… Cette mignonne ne comptait plus sur vous!…

– Madame Poisson, dit alors M. de Tournehem, voulez-vous avoir l’obligeance d’aller m’attendre à l’Ermitage où vous retrouverez mon carrosse?…

– Mais…

– Emmenez aussi Mme du Hausset et les enfants, interrompit Tournehem d’un ton bref.

Mme Poisson exécuta la révérence, jeta un dernier regard sournois sur Jeanne, et partit, emmenant les fillettes qui, toutes, embrassèrent leur grande amie, – la souveraine de leurs jeux quand elle venait à l’Ermitage.

De Tournehem s’assura que la matrone était réellement partie, puis, prenant Jeanne par la main, la fit asseoir sur un vieux tronc de hêtre, jeté bas par quelque tempête… et s’assit lui-même près d’elle.

Il la contempla une minute avec une profonde tendresse, tandis qu’elle lui souriait.

– Mon enfant, dit-il enfin, as-tu conservé pour moi quelque affection malgré mes longues absences?

Elle appuya sa tête sur l’épaule de celui qu’elle appelait son oncle, et, les yeux à demi fermés, le regard perdu au loin vers des souvenirs d’enfance:

– J’avais cinq ans lorsque vous êtes parti pour les Indes, mon bon oncle; mais il m’en souvient comme d’hier… Vous m’avez prise sur vos genoux, ma tête contre votre poitrine… et nous sommes restés longtemps ainsi… je sentais sur mes cheveux comme des gouttes de rosée tiède, et lorsque je vous regardai, je vis que cette rosée, c’étaient vos larmes… la rosée de votre affection… Et je ne puis vous dire combien ma petite âme fut émue… mais ce dut être bien profond, puisque, aujourd’hui encore… quand un ennui secret m’assombrit le cœur, c’est dans ce cher souvenir que je me réfugie…

– Antoinette!… Ma petite Toinon chérie!…

– Puis, continua Jeanne-Antoinette, vous êtes revenu deux ans plus tard. Et à la grande joie qui m’inonda d’une lumière caressante, je compris combien vous m’étiez cher… Puis, de nouveau, vous avez fui vers les pays lointains… allant, revenant, ne demeurant jamais plus de trois mois près de nous… Les années se sont écoulées… Quand vous étiez au loin, je me sentais seule au monde, et souvent je me demandais quelle inquiétude, quel chagrin puissant vous chassaient de Paris… Lorsque vous étiez là, au contraire, je me sentais rassurée comme près d’un père…

M. de Tournehem tressaillit violemment.

– Qu’avez-vous, mon bon oncle?…

– Rien… continue, enfant, dit sourdement M. de Tournehem.

– Et puis, je voyais bien que, de loin comme de près, vous m’aimiez. Tout éloigné que vous étiez, vous vous occupiez de mon éducation… Maman Poisson recevait de vous de longues lettres où vous alliez jusqu’à indiquer vous-même quel maître à danser il fallait me donner… Par ces détails, je voyais votre tendresse, et la mienne s’augmentait de jour en jour… Ne vous devais-je pas tout, tout au monde! Vous m’avez fait élever comme une princesse… j’ai appris la musique, la peinture et même la gravure, j’ai reçu des leçons de poésie, il n’est pas de grande dame qui puisse se flatter d’avoir eu autant de maîtres que moi… Mes caprices faisaient loi… les bijoux les plus précieux, je les avais. Vous aviez voulu faire de moi une petite fille parfaitement heureuse… Comment voulez-vous que je ne vous adore pas?

Elle jeta ses bras autour de son cou.

– Enfant chérie! murmura Tournehem. Ainsi… tu es vraiment heureuse?…

– Autant qu’on peut l’être depuis que vous êtes parmi nous pour toujours…

– Oui, pour toujours maintenant… Car le grand chagrin qui m’éloignait de France, avec l’âge, s’est atténué dans mon cœur… Et quand même il y serait aussi vif que jadis, le moment est venu pour moi de ne plus te quitter… Voici que tu vas avoir dix-neuf ans, bien que tu en paraisses à peine seize… et puis l’heure a sonné de la confession…

– Une confession!

– Ou plutôt une histoire que tu dois connaître, c’est nécessaire!

– Je vous écoute, mon bon oncle…

– Eh bien, il y a vingt ans, j’ai connu un jeune écervelé qui s’appelait… Armand. C’était l’un des fidèles de monseigneur le Régent; toutes les folies, toutes les orgies, toutes les fêtes, sérénades, bals masqués, enlèvements, duels, Armand était le fiévreux organisateur de ces tristes amusements où il engloutit la moitié de son énorme fortune et que récompensait seulement un sourire du Régent… Mais tout cela n’était que folie de jeunesse… bientôt Armand devait en arriver au crime.

– Le crime! murmura Jeanne en pâlissant.

– Il n’est pas d’autre nom pour l’infamie d’Armand. Écoute, mon enfant. Tu es d’âge à tout entendre, et ton esprit supérieur te met au-dessus des fausses pudeurs. Armand n’avait eu jusque-là que des liaisons. Il eut alors une maîtresse. Elle s’appelait Jeanne… oui, Jeanne… comme toi!… Elle était pauvre, de bourgeoisie tombée dans la misère à la suite des spéculations du fameux Law. Armand vit cette jeune fille, pure, candide, belle comme une madone de Raphaël. Il l’aima, le lui dit. Elle répondit qu’elle ne serait jamais qu’à l’homme dont elle porterait fièrement le nom. Armand se fût cru déshonoré aux yeux des roués qu’il fréquentait s’il eût consenti à ce mariage. Il continua à amuser la jeune fille de ses fausses promesses… Un jour… jour de honte et de malheur…

M. de Tournehem s’arrêta un instant, et essuya la sueur d’angoisse qui coulait de son front.

Puis, d’une voix rauque, comme s’il eût étouffé un sanglot, il continua:

– Ce soir là donc, Armand s’apprêtait à se rendre à quelque nouvelle fête lorsqu’on frappa à sa porte. Il ouvre lui-même. Et Jeanne est devant lui… Jeanne bouleversée de désespoir, Jeanne toute en larmes. Les mains jointes, elle s’écrie: «Armand, mon père, mon vieux père va être arrêté pour une dette de vingt mille livres. Il en mourra. Au nom de l’affection que vous m’avez avouée, sauvez-le!…» Le premier mouvement d’Armand fut de courir à son secrétaire et de signer un bon de vingt mille livres sur le trésor royal. Mais alors… oh! alors… le démon de la luxure enflamma sa tête et lui souffla l’infamie qui pèsera sur toute sa vie. Le bon à la main, il revint à Jeanne palpitante, et lui dit… oui, il eut le courage affreux de lui dire: «Soyez à moi, et votre père est sauvé!» Et comme Jeanne éperdue reculait en jetant une clameur d’angoisse, il l’enlaça de ses bras et ajouta: «Si tu es à moi, je jure sur mon honneur que tu seras ma femme avant un mois!…» Que penses-tu de cet homme, mon enfant?…

Frémissante, les yeux agrandis par une sorte d’effroi, la jeune fille fixait sur M. de Tournehem un regard profond, empli de muettes questions angoissées.

Et comme elle gardait le silence, M. de Tournehem baissa la tête.

– Tu ne réponds pas, reprit-il. C’est donc que tu condamnes… cet Armand… comme je l’ai condamné moi-même… La malheureuse Jeanne consomma le sublime sacrifice qui lui était demandé… Elle se donna pour sauver son père. Sacrifice inutile!… Jeanne s’était retirée avec son père dans un hameau voisin du parc de Versailles. Trois fois par semaine, Armand venait la voir… dans une clairière où il y avait un étang…

Alors, d’une voix grave et tremblante, la jeune fille interrompit M. de Tournehem.