D’Étioles étendit le bras. Ses yeux lancèrent un double éclair. Sa voix se fit sifflante:
– Appelle, malheureuse! Je te jure que le coup de timbre que tu vas frapper sonnera aussi le glas pour la mort de ton père!…
– La mort de mon père! bégaya Jeanne foudroyée.
Elle s’était arrêtée, palpitante, une main sur son cœur pour l’empêcher d’éclater.
D’un bond, le petit homme chétif et malingre fut près d’elle:
– M’accordez-vous deux minutes d’entretien?
Elle fit oui de la tête, sans force pour prononcer un mot.
Et lui, la voix rauque, sa petite taille redressée, comme se fût redressée une vipère, le regard enflammé:
– Écoutez, haleta-t-il à mots hachés, vous ne connaissez pas notre bon roi Louis quinzième… notre Bien-Aimé…
Un sourd gémissement déchira la gorge de la jeune fille frémissante.
– Notre Bien-Aimé est capable de tout lorsqu’il s’apprête à lever des impôts nouveaux… de tout, dis-je, même de donner satisfaction aux clameurs du populaire! Or, ces clameurs, en ce temps-ci, accusent fort MM. les fermiers généraux… Et, si je ne me trompe, M. de Tournehem est titulaire de la ferme générale de Picardie.
Jeanne eut un douloureux tressaillement. Un frisson de mort l’agita, la secoua comme une feuille.
– Hier, continua d’Étioles avec le même grondement de sa voix basse, hier, en revenant de la chasse, le roi a signé une ordonnance… une petite ordonnance de rien… Seulement, elle prescrit une enquête sur les comptes des fermes générales… Malheur à MM. les fermiers qui ne seraient pas en règle!… Le moins qui puisse leur arriver, c’est d’être pendus haut et court… à moins qu’ils ne soient de noblesse, comme M. de Tournehem, auquel cas ils auraient le droit d’avoir la tête tranchée sur le billot par le bourreau patenté…
– Oh! je rêve! murmura Jeanne. C’est un cauchemar atroce!…
– Eh bien? reprit d’Étioles avec un effroyable rire. Que dites-vous de ceci: notre roi, Louis le Bien-Aimé, faisant trancher la tête du cher oncle!…
Le désespoir galvanisa la jeune fille.
– Misérable! dit-elle d’une voix qu’elle crut effrayante, mais qui était faible comme un souffle. Misérable, vous savez bien que M. de Tournehem ne peut avoir forfait!
– J’ai la preuve du contraire, ma douce fiancée.
– Mais il est absent depuis de longues années!…
– Mais c’est lui qui a signé toutes les pièces comptables à chacun de ses retours… sans les lire, il est vrai!
– Infamie!… Lui qui vous a fait nommer son sous-fermier!…
– C’est justement ce qui m’a permis de saisir les preuves…
– … les preuves de vos propres vols!
– Hum! Mais c’est lui qui signait!
– Horreur! Horreur!…
– Êtes-vous ma femme? J’innocente votre père. Ne l’êtes-vous pas? Je le tue!
– Votre oncle!…
– Insuffisante parenté! Je ne veux sauver que mon beau-père!
Pantelante, défaillante, Jeanne s’appuya à un fauteuil, tandis que d’Étioles croisait ses bras…
Face à face, ils se mesurèrent du regard.
Ils étaient livides, tous les deux.
Elle eut un haut-le-cœur, et cette fois ce fut d’une voix rugissante qu’elle reprit:
– Savez-vous que vous êtes infâme!
– Après?
– Savez-vous que vous êtes plus hideux que le bourreau!
– Après? Après?
– Savez-vous que je vous hais d’une insondable haine, et que si j’en avais la force je vous étranglerais comme un chien enragé!
– Après? Après? Après?
– Grâce! gémit Jeanne en s’abattant sur ses genoux. Grâce pour moi! Grâce pour lui! Grâce pour mon père!… Si vous saviez comme il a souffert!… Si vous connaissiez la générosité de ce cœur!… Ah! monsieur, vous ne serez pas impitoyable, n’est-ce pas?… Vous avez voulu m’éprouver, peut-être?… Oh! soyez bon… soyez clément… et je vous chérirai comme un frère… et je vous bénirai à chaque heure de ma vie!…
Et, du fond de sa pensée, la malheureuse voyait se lever le fantôme d’une femme qui, comme elle, avait eu à choisir entre les deux tenailles de l’abominable dilemme…
– Ô ma mère!… Au moins, toi, tu aimais celui à qui tu te donnais!… Et malgré sa faute, il était digne de ton amour!… Ô mon père, saviez-vous que votre faute, à vous, retomberait tout entière sur la tête de votre enfant!…
Un ricanement de hyène l’interrompit:
– Vraiment! grondait Henri d’Étioles, vous me faites l’honneur de vous agenouiller à mes pieds! Et puis, je devrais m’estimer bien heureux, n’est-ce pas? Je m’en irai, emportant vos bénédictions!… Merci, cousine!… Oui! je suis laid, je suis affreux! Oui, ma hideur morale est capable de faire oublier ma laideur physique! Oui! petit, souffreteux, étriqué, l’épaule déviée, le visage sans charme, j’ai l’audace de rouler dans ma tête d’avorton des pensées de grand homme! Oui, j’ai résolu que votre splendide beauté couvrirait de ses rayons la misère de ce corps débile…
Il s’arrêta un instant, respira avec effort puis reprit:
– Écoutez, Antoinette. Ne faites pas appel à ma pitié, car nul n’a eu pitié de moi, pas même vous! je veux m’élever d’échelon en échelon, ces échelons dussent-ils être des cadavres, jusqu’au faite de la fortune.
Moi, l’avorton, je veux faire trembler un royaume sous mon regard! Or, je veux que ma maison devienne le centre des fêtes, le temple du goût, le phare lumineux qui attirera tous les oiseaux écervelés dont j’ai besoin. Cette lumière, ce sera vous, Antoinette! Ce sera vous, ou je serai sans pitié!… J’ai dit!
– Grâce!… Henri! Henri!… Mon frère… mon ami!…
Elle se traîna à genoux, sanglotante, à demi folle.
– Finissons-en! Êtes-vous mienne? Je me tais! Est-ce non? Dans une heure, je me présente au Conseil d’enquête, et ce soir, M. de Tournehem couchera à la Bastille… en attendant mieux.
– Grâce! oh! grâce!… pitié!…
Henri d’Étioles, d’un geste brusque, remit son chapeau sur sa tête.
D’une secousse, il se délivra de l’étreinte de Jeanne qui enlaçait ses genoux, et se dirigea vers la porte.
Au milieu du salon, il s’arrêta, et, sombre, tragique, fatal, il demanda:
– Est-ce oui?… Est-ce non?…
L’infortunée, dans un geste de désespoir, leva les bras au ciel, et, d’une voix à peine intelligible, prononça:
– Oui!…
– Vous consentez à devenir Mme d’Étioles?
– Oui!
– Vous serez prête demain?
– Oui!…
Les trois oui s’étaient succédés, de plus en plus faibles… le dernier fut comme un souffle d’âme qui meurt…
Henri Le Normant d’Étioles salua profondément de sa place; puis, franchissant la porte, il descendit l’escalier d’un pas ferme et tranquille.
Jeanne-Antoinette, demeurée seule, se releva.
Hagarde, grelottante, elle porta les deux mains à son front brûlant.
– De l’air! murmura-t-elle, de l’air! oh! j’étouffe!…
Chancelante, elle marcha vers l’une des fenêtre, presque inconsciente de ce qu’elle faisait, l’ouvrir d’une secousse fébrile et alla s’appuyer à la rampe de fer du balcon…
L’air la ranima. Elle respira à grands traits, les mains crispées sur le fer, bégayant des mots sans suite:
– Où suis-je?… Qu’est-il arrivé?… Oh! l’affreuse catastrophe!… Perdue! Je suis perdue!…
À ce moment, un grand bruit s’éleva au bout de la rue, du côté du Louvre. Une fulgurante vision lui apparut… C’était, encadré de deux pelotons de chevau-légers en grande tenue, l’épée à la main, lancés au galop dans un roulement de tonnerre, c’était un carrosse qui s’avançait comme dans une gloire, parmi les vivats des bourgeois et du peuple, dans la lueur des épées, dans le tumulte d’une prise d’armes!…
Brusquement, carrosse, gentilshommes, chevau-légers, tout s’arrêta sous le balcon.
Jeanne voulut se rejeter en arrière… ses genoux se dérobèrent… elle dut rester là, cramponnée à l’appui, et pâle, si pâle qu’on l’eût prise pour une morte essayant de sortir du tombeau…
Du carrosse, deux hommes étaient descendus…
L’un était le lieutenant de police Berryer; l’autre, Louis XV, roi de France.