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Mme Poisson, de son côté, avait tressailli.

Elle aussi croyait reconnaître le chevalier.

Mais comme ses idées étaient infiniment plus nettes que celles de son digne époux, elle ne tarda pas à s’écrier in petto:

– J’y suis!… C’est le jeune chevalier de la clairière qui s’est disputé avec ce grand diable de chasseur… et qui dévorait des yeux la petite!… Oh! oh!… Il rôde par ici… on le trouve évanoui devant la porte!… Il faut que je tire cette affaire au clair… Un joli garçon… fière mine et bourse plate… Méfions-nous… pas de sottises, ma fille!

Elle saisit Noé Poisson par un bras et, l’entraînant dans un angle du petit salon:

– C’est bon, dit-elle. Je me charge de ce jeune homme… tu peux t’en aller.

– Viens, Crébillon, dit Noé.

– Attends! reprit Mme Poisson. Je pense que tu n’oublies pas la journée de demain?

– Peste! je n’aurais garde…

– Sois ici à dix heures du matin. Songes-y, c’est grave!

– On y sera, ma mie, on y sera en grande tenue: je mettrai mon beau gilet vert pomme et mon habit écarlate, ainsi que ma culotte de soie jaune… Ah! ah!

– Non pas! fit sèchement la matrone; tu trouveras ici tout ce qu’il faut pour t’habiller dignement; on y a songé pour toi… Maintenant, écoute bien; si tu es ivre demain, tu nous déshonores tous!

– Madame! protesta Noé.

– Si tu n’es pas ivre, si tu te tiens aussi bien que la circonstance l’exige, tu trouveras dans ton habit de cérémonie mille livres en or… mille! tu entends! Tâche de les gagner…

– Mille livres! s’écria Poisson en écarquillant les yeux. De quoi étancher, deux mois durant, la soif de Crébillon.

– Et la tienne!

– Madame!

– Va… va maintenant… et n’oublie pas!

– Mille livres!… Viens, Crébillon, viens-nous-en, mon ami… viens que je te dise…

Bras dessus bras dessous, les deux compères sortirent de l’hôtel et s’éloignèrent, fraternellement calés l’un contre l’autre. Chose curieuse: on eût dit qu’ils reprenaient leur ivresse où ils l’avaient laissée. L’émotion dissipée, les fumées bachiques redevenaient souveraines dans ces deux cerveaux.

Ce fut donc en traçant de nouvelles courbes et en s’entretenant de bizarres problèmes qu’ils continuèrent leur route vers la Seine, qu’il leur fallait franchir pour rentrer chez eux.

Poisson disait:

– Cherchons combien mille livres peuvent donner de bouteilles d’Anjou.

Crébillon répondait:

– Pardon, pardon… tu veux dire combien de flacons de champagne…

En effet, c’était là leur éternel sujet de dispute. Un seul point les séparait: l’un adorait le vin d’Anjou et l’autre raffolait du vin de Champagne.

Tant il est vrai qu’il y a toujours un point noir, même dans les plus parfaites amitiés.

Pendant ce temps, Mme Poisson, ayant examiné le chevalier d’Assas, constata qu’il ne portait aucune trace de blessure. En effet, le jeune homme avait été atteint au-dessus de la tempe droite d’un coup qui ne laisse pas de marque visible, mais qui n’en est pas moins terrible.

– Je ne crois pas qu’il en meurt! songea la matrone.

Et, avec un hideux sourire, elle ajouta:

– Après tout… s’il meurt d’un coup de sang au cerveau… je n’en sais rien, moi!… Ça ne se voit pas…

Elle se contenta donc d’accommoder le chevalier sur le canapé et, laissant un flambeau allumé, se retira.

Dans l’hôtel, tout retomba au silence.

À l’instant où il s’était abattu dans la rue, d’Assas avait entièrement perdu connaissance. Puis, sous l’effort de l’instinct de vivre, quelques vagues perceptions parvinrent à son cerveau, pareilles à ces livides et fugitives lueurs que l’œil croit percevoir dans l’obscurité.

Il eut confusément conscience qu’on le saisissait, qu’on le portait quelque part, qu’on l’étendait…

Un laps de temps qu’il ne put apprécier s’écoula.

Puis, lentement, des embryons d’idée se formèrent, se dissipèrent, pour se reformer à nouveau. Il sentait une lourdeur de plomb peser sur sa tête, et dans ses oreilles il entendait un bourdonnement monotone et très fort, semblable au bruit d’une chute d’eau.

Puis, enfin, ces lambeaux d’idée s’adaptèrent l’un à l’autre.

Il put penser…

Ce fut terrible.

La première pensée qui se présenta à lui fut celle de la mort: il eut la conscience très nette que le sang se portait au cerveau par afflux violents et qu’il semblait s’y coaguler.

Oh! de l’eau! Rien qu’un peu d’eau sur son front et ses tempes!…

Cela le sauverait!

– De l’eau!… Un peu d’eau!…

Il crut avoir poussé un cri retentissant… En réalité, ses lèvres demeurèrent immobiles.

– Oh! songea-t-il désespéré, mourir… mourir faute d’une goutte d’eau!… Il n’y a donc personne autour de moi!… On ne m’a donc pas entendu!… Oh! si je pouvais… seulement… dégager… ma gorge!…

Il se raidit dans un suprême effort… mais pas un doigt ne fut remué… ses jambes lui semblaient de plomb… ses bras inertes lui paraissaient avoir été liés… Rien… pas même l’esquisse d’un geste…

Cet effort eut pourtant un résultat: ses paupières s’entr’ouvrirent.

Sans étonnement – l’étonnement est une vigoureuse manifestation de la pensée – il se vit dans une pièce inconnue… une sorte de salon élégant et coquet.

Alors, des yeux, il voulut faire le tour de cette pièce; il s’aperçut que ses yeux étaient immobiles! Il voulut refermer les paupières pour échapper à l’effrayante impression de cette fixité: avec horreur il constata que ce simple mouvement n’était plus dans sa volonté.

Et le mince regard qui filtrait de ces paupières à peine ouvertes et immobilisées demeura rivé à un panneau de porte que surmontaient des anges joufflus jouant à la corde avec des guirlandes de roses.

– De l’eau! un peu d’eau! crut-il crier à nouveau sans proférer en réalité aucun son.

Alors, dans le râle de sa pensée, il reconstitua l’effroyable aventure: il était parti de son hôtellerie… était arrivé rue des Bons-Enfants… Pourquoi? Pourquoi?… Ah!… Pour voir sa maison!… Le roi!… Que faisait le roi Louis XV sous ce portail?…

Une atroce jalousie le mordit au cœur… Le roi venait pour elle !… Le roi!… Et lui, pauvre petit officier… avait espéré… oh!… Et c’était fini!…

Il sentait qu’il allait mourir… que jamais il ne la reverrait… que jamais elle ne saurait que sa pensée suprême avait été pour elle!…

Mourir!… Oui… quelques minutes encore… et ce serait fini… les bourdonnements devenaient plus violents… il comprenait que le sang envahissait le cerveau… que ses tempes se gonflaient à éclater…

À ce moment, son œil rivé au panneau de la porte vit cette porte s’ouvrir.

Dans l’encadrement, une forme blanche, vaporeuse, suave, lui apparut…

Et cette forme s’avançait vers lui…

L’être entier du jeune homme se tendit dans un effort insensé…

Il lui parut qu’un rugissement s’échappait enfin de sa gorge serrée, comprimée comme par des mains de fer… un rugissement de joie folle, immense, délirante…

Car cette forme blanche qui s’avançait vers lui, il la reconnaissait!

C’était elle!…

Elle!… La jeune fille en rose de la clairière de l’Ermitage!…