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– Sans doute quelque cadet de province fit-il en terminant, que faut-il en faire?…

L’homme dont le manteau s’était écarté un instant aux yeux de d’Assas hésita comme s’il eût cherché l’ordre à donner.

– Bah! fit-il tout à coup en haussant les épaules, laissez-le où il est. En s’éveillant, il croira avoir rêvé… Retirons-nous, messieurs. Cet incident m’a ôté tout le plaisir que je comptais prendre à cette promenade dans le Paris nocturne… Et puis votre mystérieuse blessure doit vous faire souffrir, comte?…

– Un gentilhomme en service ne souffre jamais et ignore s’il est blessé, répondit le personnage qui n’avait encore rien dit.

Puis, s’approchant à son tour du chevalier, il le regarda un instant, étouffa un cri de surprise ou plutôt de joie menaçante, et se hâta de rejoindre ses deux compagnons qui déjà s’éloignaient dans la direction du Louvre.

– Ah! monsieur le lieutenant de police, dit-il alors d’une voix sardonique, il faut que ce soit moi qui répare votre ignorance!…

À mesure qu’ils avançaient, de toutes les encoignures sortaient des ombres qui se mettaient à les suivre à distance: c’étaient les gens de M. le lieutenant de police.

Ce mouvement, ce glissement de larves dans la nuit dura une minute, puis la rue reprit son aspect de solitude noire: tout avait disparu dans la rue Saint-Honoré, tournant à gauche.

– Que voulez-vous dire, monsieur le comte? s’était écrié Berryer.

– Que je sais le nom de cet homme que Sa Majesté vient d’appeler un maître fou et qui pourrait bien être tout autre chose qu’un fou.

– Expliquez-vous, du Barry! fit la voix dédaigneuse qui avait parlé au chevalier d’Assas.

Alors il y eut entre les trois hommes un colloque à voix basse, qui dura jusqu’aux portes du Louvre.

Que se dit-il? quelles insinuations souffla dans l’esprit de ses auditeurs celui qui avait reconnu d’Assas?

– J’attends vos ordres, Sire! finit par murmurer le lieutenant de police.

Alors le roi Louis XV laissa simplement tomber ces trois mots:

– À la Bastille!…

Et il rentra dans son Louvre, suivi du comte du Barry qui réprima un violent tressaut de joie.

Berryer avait jeté un coup de sifflet. Une dizaine d’hommes – de ceux qui tout à l’heure rampaient dans la rue – accoururent. Le lieutenant de police leur donna quelques ordres d’une voix brève: les hommes s’élancèrent en courant vers la rue des Bons-Enfants.

Or, au moment même où le roi et ses deux compagnons avaient quitté l’abri qu’ils avaient cherché sous le portail de l’hôtel d’Argenson, deux êtres bizarres apparaissaient au bout de la rue, du côté de la place des Victoires, formant un groupe fantastique.

Ces deux nouveaux venus se tenaient par le bras, s’arrêtaient toutes les fois qu’ils avaient à échanger une idée, et se livraient à des évolutions d’une géométrie fantaisiste dès qu’ils se remettaient en marche.

– Je t’assure, Crébillon, disait l’un, qu’il est… inutile d’aller plus loin.

– Je serais bien curieux, Noé, d’apprendre pourquoi? répondait l’autre.

– Écoute… nous sommes bêtes de… nous fatiguer… à marcher…

– Pourquoi, Poisson, pourquoi?… J’exige… que tu me le dises…

– Puisque… les maisons marchent… et viennent au-devant… de nous…

– Par ma Sémiramis! Par mon Pyrrhus! Par ma Zénobie elle-même! tu es ivre, Noé, ivre comme si tu avais arrêté ton arche sur un Ararat de bouteilles…

– Crébillon, tu m’offenses! sanglota Noé.

– Dis-moi, s’entêta Crébillon, pendant le déluge, c’était du vin qui tombait?

– Une supposition, s’écria Noé passant de la douleur à la joie; une supposition… si j’étais un poisson pour de bon… et qu’on me jette dans un déluge de vin…

– Poisson, tu es sublime, déclara Crébillon. L’ivresse est un bienfait des dieux… Jupiter s’enivrait… Vulcain s’enivrait… Quand je suis ivre, j’oublie que Corneille a fait le Cid et que Racine a écrit Andromaque pour me faire enrager… Veux-tu?… Je vais te réciter le deuxième acte de Catilina dont j’ai ce matin même écrit… le dernier vers… oh! oh!… qu’est ceci?… quel est ce corps?…

Tout en devisant aimablement comme on vient de voir, les deux noctambules étaient arrivés en face de l’hôtel d’Argenson, et le pied de Crébillon venait de heurter le chevalier d’Assas étendu sans connaissance en travers de la chaussée.

Crébillon se pencha, un peu dégrisé par cette rencontre inattendue.

Poisson hoqueta:

– C’est un confrère… laisse-le dormir…

– Tais-toi, ivrogne!… Ce malheureux est blessé… mort peut-être!

– Mort! répéta Poisson, dans l’esprit duquel les fumées se déchirèrent un instant, comme parfois les nuées d’un ciel fuligineux se déchirent sous un souffle de glace.

Et avec un frisson de pitié, il ajouta:

– Pauvre garçon!… Si jeune et si beau!… Je plains celle qui l’aime…

– Non, non! reprit alors Crébillon, il n’est pas mort; son cœur bat la chamade… Holà, monsieur… monsieur! éveillez-vous, de grâce!

Le chevalier poussa un faible soupir, mais ne put s’arracher à sa léthargie.

– Que faire? murmura Crébillon. Je serais indigne d’être appelé poète si je laissais ce jeune Antinous dépérir sans secours.

Ce Crébillon était en effet un poète; précisons: un poète tragique.

Le personnage qui se présente dans ces attitudes d’après lesquelles on aurait tort de le juger sans appel, le compère de l’ivrogne Noé Poisson, ivrogne lui-même et tout puant la pipe, eh bien, oui: c’était l’auteur d’Électre, d’Abrée et Thyeste, et de cette belle tragédie que l’injustice de la postérité a condamnée à l’oubli: Radamiste et Zénobie… Pauvre Crébillon!…

– Si nous le portions chez moi? fit tout à coup Noé.

– D’ici la rue Huchette il aurait le temps de trépasser dix fois.

– Chez toi, alors?

– Le carrefour Buci est encore plus loin!

– Que faire, en ce cas? Que faire?

– Un coup de maître, Poisson! dit soudain le poète en se relevant.

Il étendit le bras vers le petit hôtel, avec un geste de tragédien, et dit:

– Demande l’hospitalité à ta femme!

– Ah! s’écria Poisson en s’assénant un coup de poing sur le crâne, jamais je n’eusse trouvé cela à moi tout seul. Ce que c’est que d’être inventeur de pièces de théâtre! J’y vais!…

Et assurant sa démarche incertaine, Noé s’en fut heurter violemment le marteau de l’hôtel.

L’instant d’après, la porte fut ouverte par un domestique, lequel, reconnaissant le mari de Mme Poisson, sa maîtresse, ne fit aucune difficulté pour lui obéir lorsque Noé lui eût expliqué de quoi il s’agissait.

Les trois hommes soulevèrent le chevalier d’Assas et le transportèrent dans l’hôtel dont la porte fut refermée. Moins d’une minute plus tard, la rue des Bons-Enfants était envahie par des ombres silencieuses et rapides qui s’arrêtèrent en groupe devant l’hôtel d’Argenson.

– Envolé! Disparu! s’écria avec un juron celui qui paraissait être le chef de cette troupe.

– Voilà qui est curieux, observa une sorte de colosse trapu; je lui ai pourtant asséné mon coup des grands jours. Quand je frappe ainsi, on en revient qu’au bout de quelques heures… si on en revient!

– Tu auras frappé à côté, maladroit! Mais poursuivons, nous les rejoindrons peut-être…

La bande des policiers se glissa dans la direction de la place des Victoires, et bientôt s’évanouit au fond des ténèbres comme un vol d’oiseaux de nuit.

Dans l’hôtel, le chevalier avait été déposé sur un canapé assez large pour servir de lit de repos.

C’était dans un petit salon du rez-de-chaussée. Le domestique avait allumé des flambeaux.

Attirée par les allées et venues, Mme Poisson apparut à ce moment en peignoir de nuit.

En quelques mots, Crébillon la mit au courant de ce qui venait de se passer.

Elle jeta un coup d’œil sur le chevalier dont la figure pâle apparaissait en pleine lumière.

Cependant, Poisson examinait avec attention cette figure et, tout en se bourrant le nez de tabac, murmurait:

– Où l’ai-je vu! Mais où l’ai-je donc vu!… Aussi vrai que le vin d’Anjou est supérieur au vin de Champagne, j’ai vu ce jeune homme quelque part, il n’y a pas longtemps… mais où! mais quand! mais à quelle occasion!