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VII POISSON ET CRÉBILLON

Le chevalier d’Assas fut de retour aux Trois-Dauphins à peu près au moment qu’il avait prévu, c’est-à-dire vers les six heures du soir: c’était le moment même où Jeanne remettait à Noé Poisson la lettre qu’elle avait si fiévreusement écrite pour d’Assas.

Le chevalier avait à demi réussi dans ses démarches à Versailles. Il n’avait pu voir le duc de Nivernais, mais il avait été reçu par M. de Mirepoix en personne, et le maréchal, après l’avoir interrogé avec bienveillance, lui avait presque promis de lui faire obtenir ce qu’il était venu chercher à Paris, c’est-à-dire d’être admis avec son grade dans les chevau-légers du roi, faveur immense, les chevau-légers étant un corps d’élite très jaloux de ses prérogatives, très fermé, composé de la fine fleur de la noblesse du royaume.

Cette quasi-promesse du maréchal avait comblé de joie le chevalier.

Ce fut donc en fredonnant qu’après avoir mis son cheval à l’écurie il grimpa quatre à quatre les deux étages qui conduisaient à sa chambre, et ce, nonobstant la belle Claudine qui essaya de l’arrêter au passage pour lui demander s’il était satisfait du service, et, en réalité, pour lui faire les doux yeux.

Libre de tout souci, le chevalier se mit, comme la veille, à faire une toilette soignée: cette fois, rien ne pourrait l’empêcher d’aller admirer la bienheureuse rue qu’habitait celle qui dominait sa pensée de tous les instants.

Sa toilette achevée, pimpant, réellement joli à voir, élégant et le plus léger des amoureux, il redescendit et s’élança au dehors.

Sur le seuil de l’hôtellerie, il se heurta à un homme gros et court qui ne devait pas être bien solide sur ses jambes, car le choc le fit asseoir à terre. Le chevalier salua, s’excusa avec un sourire et partit en courant presque.

L’homme, après l’avoir contemplé un instant tout ébahi, après avoir pesté contre les freluquets et les roués trop pressés, finit par se relever péniblement et dit quelques mots à Mme Claude accourue.

Aussitôt celle-ci s’élança dans la rue, appelant le chevalier.

Mais d’Assas était déjà loin. Il n’entendit pas. Ou, s’il entendit, il jugea que ce qu’il allait faire était autrement intéressant que tout ce que son hôtesse pouvait avoir à lui raconter.

Le chevalier était parti pour se rendre directement rue des Bons-Enfants. C’était chez lui un besoin, une envie d’enfant. Son plan était de traverser la rue, de se mettre dans les yeux la demeure de la jolie inconnue, puis de rentrer tranquillement dîner aux Trois Dauphins, où, retiré dans sa chambre, il aurait tout loisir pour rêver à la gracieuse apparition.

Mais le chemin des amoureux, c’est souvent le chemin des écoliers.

Une singulière émotion dont il ne fut pas maître s’empara du chevalier aux abords de la rue bénie: émotion mêlée de timidité, d’angoisse et de désirs contradictoires.

Si bien qu’il ne s’aperçut pas qu’il faisait un détour assez considérable, et qu’au lieu d’entrer rue des Bons-Enfants, il se retrouva sur le port Saint-Nicolas, non loin du vieux Louvre.

Alors, par les quais, il continua son chemin jusqu’au Pont-Neuf, tourna à gauche et alla rejoindre la rue Saint-Denis. Longtemps il marcha au hasard; vers huit heures, il se retrouva rue Montmartre et entra pour dîner dans un cabaret au coin de la rue des Fossés-Montmartre. Ses tours et détours l’avaient donc en somme ramené comme par une attraction magnétique au point central de son exploration. En effet, il était à deux cents pas de la place des Victoires où venaient aboutir d’une part la rue des Fossés-Montmartre, et de l’autre la rue des Bons-Enfants ou presque.

À neuf heures, ayant achevé son repas, l’esprit réchauffé par une bouteille de vieux bourgogne, le chevalier sortit du cabaret au moment où on le fermait.

Si de rares passants se montraient encore sur la chaussée assez fréquentée de la rue Montmartre, par contre la solitude et l’obscurité régnaient sur la place des Victoires où se dressait encore le Louis XIV en plomb doré dont la Révolution devait faire des balles en 92.

Toutes les rues avoisinantes, la rue du Reposoir, la rue de Vide-Gousset étaient également désertes, silencieuses et noires.

Quelques minutes plus tard, d’Assas venait s’arrêter devant le portail de l’hôtel d’Argenson, au beau milieu de la rue, et, tournant le dos à la solennelle demeure, levait les yeux sur le petit hôtel Régence dont les balcons lui apparaissaient confusément dans l’ombre.

– C’est là! murmura-t-il.

Il regardait avidement cette façade obscure où pas une lumière ne brillait aux fenêtres.

Une indéfinissable émotion lui étreignait le cœur. Lentement, ses doigts montèrent jusqu’à ses lèvres et, du bout de ses doigts, il envoya un baiser devant lui, dans le vide…

– Dors, balbutia-t-il, dors ton pur sommeil d’ange, ô chère inconnue qui, avec une si douce violence, t’es emparé de mon cœur entier; dors, et puissent des rêves de bonheur agiter doucement leurs ailes sur ta couche de vierge… Oh! si je pouvais seulement apercevoir l’ombre de l’un de tes gestes!… Oh! si seulement une lumière venait illuminer ces pierres qui t’abritent!…

Mais les ténèbres semblaient s’épaissir: l’une des lanternes qui éclairaient vaguement le bout de la rue s’éteignit brusquement.

Alors une pénible impression de tristesse glaça le chevalier. Il lui sembla que la face de cette maison pleurait dans la nuit…

Songes! Illusions!… Il se secoua pour échapper à cette impression… mais elle ne fit que se fortifier… vraiment, un malheur planait sur le petit hôtel… et en prêtant l’oreille il eût juré qu’il venait d’entendre quelque chose comme un lointain sanglot… ou peut-être l’insaisissable harmonie d’une musique infiniment douloureuse que des doigts de mourante eussent arraché à un mystérieux clavecin…

Le chevalier était haletant…

– Non! murmura-t-il tout à coup, ce n’est pas une chimère enfantée par mon cerveau!… On pleure! On souffre dans cette maison!… Qui sait si ce n’est pas elle qui se lamente ainsi!… Oh!… Comment savoir! Frapper à cette porte… à pareille heure!… c’est insensé!… Sous quel prétexte?… Par le ciel! dussé-je être ridicule ou inconvenant, il faut que je sache!…

D’Assas allait s’élancer…

À ce moment, quatre fenêtres du premier étage s’éclairèrent.

Il demeura cloué sur place…

Au même instant, derrière lui, un murmure de voix se fit entendre. Le chevalier se retourna d’une secousse comme s’il eût été mordu par quelque bête… et, dans le renfoncement du portail d’Argenson, il vit nettement trois ombres… trois hommes qui, comme lui, paraissaient regarder le petit hôtel Régence.

Oh!… que faisaient là ces hommes? Qui étaient-ils? Que voulaient-ils?… Ah! sans aucun doute, ils étaient venus pour elle!… Une folie jalouse fit monter un flot de sang à la tête du jeune homme…

Jalousie?… De qui?… Pourquoi?… De quel droit?… Est-ce qu’il savait!

La tête en feu, les tempes battantes, la main crispée sur la poignée de l’épée, il marcha sur les inconnus, et, d’une voix rauque de fureur:

– Holà, gronda-t-il, que faites-vous là?… Répondez! ou, sur mon âme…

– Que faites-vous là vous-même? interrompit une voix sévère, un peu molle et traînante, comme emplie d’un suprême dédain.

La lumière des quatre balcons éclairait en plein les trois inconnus. Comme dans un éclair, le chevalier remarqua qu’ils avaient des épées et que leurs manteaux leur cachaient le visage jusqu’aux yeux.

– Passez au large! continuait la même voix sur un ton de hauteur qui exaspéra le jeune homme.

– Par la mordieu! nos épées vont décider qui de nous doit fuir!

En même temps, le chevalier fit un geste pour dégainer. Un brusque mouvement échappa à l’homme qui venait de parler; dans ce mouvement, son manteau s’ouvrit, et un rayon de lumière frappa son visage.

D’Assas demeura foudroyé! Rêvait-il?… Était-ce possible?…

Puis il se mit à reculer lentement, éperdu, courbé, répétant dans un murmure haletant:

– Le roi!… Le roi!… Sous ses fenêtres!… Oh!…

À cette même seconde, l’un des trois personnages fit un signe en levant le bras: d’un renfoncement voisin surgit un homme, – bravo ou policier, – et comme d’Assas, angoissé de mille pensées en tumulte, continuait à reculer, il sentit tout à coup un choc violent sur son crâne, quelque chose comme un formidable coup qui venait de lui être porté par derrière.

Il tomba à la renverse, et presque aussitôt perdit connaissance.

– Berryer, dit alors l’homme qui avait parlé avec tant de dédain, allez donc voir qui est ce maître fou…

Celui qu’on venait d’appeler Berryer s’approcha vivement du chevalier et dirigea sur son visage le jet d’une lanterne sourde qu’il sortit de dessous son manteau. Il examina attentivement le jeune homme, comme pour graver ses traits dans sa mémoire. Puis, secouant la tête, il revint au groupe et murmura quelques mots.