– Me ferez-vous la grâce de boire avec moi à la santé du roi?
– Tout l’honneur sera pour moi.
Alors le comte prit place dans un fauteuil que lui désignait d’Assas, et celui-ci, ayant appelé un domestique, ordonna qu’on lui montât une bouteille de vin d’Espagne.
Quelques instants plus tard, ils étaient assis l’un devant l’autre, ayant entre eux un guéridon qui supportait deux verres et un flacon de Xérès.
Le chevalier remplit les verres.
Ils les choquèrent légèrement, avec une sorte de gravité, et prononcèrent ensemble:
– À la santé de Sa Majesté…
Formule neutre qui les dispensait de se porter leur santé réciproque.
– Vous le voyez, dit alors le comte, ma première visite est pour vous. Le roi est rentré à Paris à huit heures, car il a demain matin à travailler avec M. d’Argenson. Et je n’ai même pas pris le temps de passer chez moi, si grande était ma hâte de vous faire mon compliment.
– Compliment que je suis prêt à recevoir et à vous rendre, dit le chevalier.
Du Barry s’inclina.
Et l’entretien se continua quelques minutes, frôlant tous les sujets, excepté celui qui les préoccupait, avec l’admirable aisance de la société de ce temps, apogée des grandes galanteries d’esprit.
Enfin, le comte du Barry se leva pour prendre congé.
Et ce fut seulement alors qu’il aborda l’affaire qui l’avait amené.
– Chevalier, dit-il, j’ai l’intention de faire demain matin une petite partie de plaisir, et j’ai éprouvé une telle joie en votre conversation, que je serais charmé si vouliez bien consentir à m’accompagner.
– Comment donc, comte! Mais c’est-à-dire que pour avoir l’honneur de vous rencontrer, je ferais volontiers à nouveau le voyage de huit jours qui vient de m’amener à Paris.
– À merveille! D’autant plus que je n’abuserai pas à ce point de votre empressement; je compte tout simplement me rendre demain matin au Cours de la Reine, si toutefois l’endroit vous plaît…
– Va pour le Cours de la Reine…
– Il y a là, sur la berge de la Seine, une délicieuse et solitaire promenade avoisinant le Port aux pierres…
– Va pour le Port aux pierres… J’y serai à huit heures.
– Huit heures! L’heure est admirable, chevalier, et je vous tiens pour un charmant compagnon.
Les deux adversaires s’inclinèrent une dernière fois l’un devant l’autre; puis le comte du Barry s’éloigna, tandis que d’Assas, refermant sa porte, reprenait place dans son fauteuil, en songeant:
– La sinistre figure!… Il me semble que la main du malheur vient de s’abattre sur moi!… Il me semble que c’en est fait de ce beau rêve que je caressais, et que la rencontre de cet homme me sera fatale!… Allons, allons!… Est-ce que je vais me mettre à avoir peur!…
Il se leva, se secoua, et comme il cherchait un air à fredonner, brusquement, par un choc de mémoire, la ritournelle entendue dans la clairière au bord de l’étang murmura dans son esprit la ronde enfantine:
Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés…
Machinalement, comme si la chère escapade projetée rue des Bons-Enfants eût été désormais inutile, il se déshabilla, se coucha et se retourna longtemps sur sa couche.
La fatigue aidant, il finit par s’endormir d’un pesant sommeil.
Le lendemain matin, à sept heures, le chevalier était sur pied.
Toute agitation avait disparu de son esprit.
D’un pas alerte, il gagna le Cours de la Reine, descendit sur la berge du fleuve, et, ayant atteint le Port aux pierres, constata avec satisfaction qu’il était le premier au rendez-vous.
Quelques minutes plus tard, comme huit heures sonnaient au loin, le comte du Barry apparut, escorté de deux témoins.
Le chevalier s’avança à leur rencontre. Il y eut de grandes salutations.
– Messieurs, fit d’Assas, arrivé à Paris d’hier seulement, et désireux de ne pas faire attendre M. le comte, j’ai dû commettre l’incorrection de me présenter seul.
– Votre nom, chevalier d’Assas, honorablement connu dans l’Auvergne que j’ai habitée quelque temps, vous tiendra lieu de témoins et de parrains.
L’homme qui venait de parler ainsi était l’un des témoins du comte.
Le chevalier le regarda avec une surprise non exempte d’une certaine gratitude.
Du Barry fit alors, dans les règles, la présentation indispensable.
– M. le comte de Saint-Germain, dit-il en désignant celui de ses deux amis qui n’avait encore rien dit et qui fixait sur le chevalier un étrange regard d’un insoutenable éclat.
Puis, se tournant vers celui qui avait parlé de la famille d’Assas et de l’Auvergne:
– M. Le Normant d’Étioles…
Et tout aussitôt, il ajouta avec ce sourire contraint qui donnait à sa physionomie un indéfinissable caractère de causticité sardonique:
– Puisque je suis si riche de témoins, j’entends partager avec vous, chevalier. Le comte de Saint-Germain voudra bien m’assister, tandis que M. Le Normant d’Étioles sera heureux, j’en suis sûr, de vous servir de second.
Cet arrangement accepté, les deux adversaires mirent bas leurs habits.
L’instant d’après, les épées étaient engagées.
Notre intention n’est pas de faire ici l’ordinaire et insipide récit des quartes, des contres, des primes et des tierces qui furent échangés. Disons simplement que le comte du Barry passait pour une des plus redoutables «lames» de la Cour et qu’il attaqua son adversaire par un jeu d’une impeccable science. La lutte se poursuivit pendant dix minutes en trois reprises.
Pendant le combat, celui que du Barry avait appelé le comte de Saint-Germain garda ses yeux fixés sur le chevalier d’Assas, qu’il parut étudier avec une singulière attention.
À la quatrième reprise, et dès le premier froissement, le chevalier se fendit par un coup droit foudroyant qu’il n’avait fait précéder d’aucune feinte.
Du Barry laissa tomber son épée et devint très pâle; le coup avait porté: le comte avait l’épaule droite traversée. Il se tint un instant debout, puis s’affaissa soudain dans les bras de Saint-Germain. Presque aussitôt, il rouvrit les yeux. Et le chevalier d’Assas, qui s’avançait, lut dans ces yeux une si effroyable expression de haine qu’il s’arrêta court et se contenta de s’incliner devant le vaincu. À ce moment, du Barry perdit tout à fait connaissance…
Le comte de Saint-Germain avait jeté un strident signal au moyen d’un petit sifflet d’or.
Un carrosse, qui avait dû, sans doute, amener le comte jusqu’au Cours de la Reine, descendit sur la berge, et du Barry fut déposé sur les coussins tandis que d’Assas remettait son habit.
Le jeune chevalier allait saluer la compagnie et se retirer, lorsque le comte de Saint-Germain s’approcha de lui et lui prit la main d’un geste d’autorité. À ce contact, le chevalier frissonna. Il voulut retirer sa main. Mais son effort fut vain: cette main était comme paralysée dans celle du comte.
– Monsieur! balbutia-t-il avec un commencement de colère mêlée d’angoisse.
– Jeune homme, dit le comte en abandonnant la main qu’il venait d’examiner, vous me plaisez. Vous avez du courage et de l’esprit; vous avez la beauté du corps et la beauté du cœur; vous avez la jeunesse, l’enthousiasme qui est la poésie du cerveau… oui, tous ces trésors sont en vous. Veillez sur eux, veillez sur vous-même. Gardez-vous de la haine… et surtout, gardez-vous de l’amour!…
Une extraordinaire agitation fit palpiter le chevalier.
– Monsieur, dit-il d’une voix basse et ardente, qui êtes-vous?… Inconnu de moi, vous m’inspirez des sentiments qui m’étonnent… Que voulez-vous me dire?… Parlez, je vous en supplie… vous en avez trop dit ou pas assez!
Saint-Germain regarda le jeune homme avec une indéfinissable pitié.
– Enfant, dit-il, – et bien qu’il parût à peine trente ans, ce mot ne paraissait pas déplacé dans sa bouche, – enfant, défiez-vous des femmes… et surtout des reines.
– Des reines!… Oh! monsieur, ce que vous me dites est si étrange…
– Des reines! Ai-je dit des reines?… Ou bien, des femmes qui peuvent l’être. Adieu. Méditez ce conseil que je vous donne de retourner au fond de votre province. Et cela non pas demain, non pas ce soir, mais dès cette minute, dès cette seconde. Fuyez, jeune homme, fuyez! L’air de Paris est pour vous un poison mortel. Fuyez à l’instant!…
Et plus gravement encore, le comte de Saint-Germain ajouta:
– Demain, il sera trop tard. Vous m’entendez?… Demain!…
Le chevalier, en proie à un malaise mystérieux où il y avait un fond de terreur irraisonnée et de curiosité poussée au paroxysme, allait poser une nouvelle question.