De la voûte peinte d'étoiles pendaient au bout de grosses chaînes des roues de fer piquées de cierges innombrables dont les flammes mouvantes illuminaient d'or lourd, jusqu'au tréfonds de la nef, des magnificences écrasantes. Le haut vaisseau bourdonnait sombrement. Novelli, les mains jointes et la tête basse, s'avança sur le tapis pourpre entre les piliers ornés d'étendards. En ce fond d'église se tenaient debout les notables de la ville, pressés en foule grave, vêtus d'habits de parade, couverts de clinquailles et l'allure avantageuse sur leurs talons excessifs. Marchant à pas lents vers les stalles nobles où était sa place, il entendit frémir les brocarts et papoter les bouches sur son passage, vit se pencher des têtes aux oreilles voisines et se sentit scruté sans vergogne, caressé, léché des yeux, envié, soupesé comme viande à l'étal par cette assemblée de petits puissants rusés, épais ou méchamment pointus, orgueilleux ou circonspects selon l'humeur des candélabres et l'ombre des toques fanfaronnes. Il était l'homme qu'il se fallait fourrer en manche, désormais. On se vantait à mines entendues de le bien connaître, on supputait à voix basse les pouvoirs nouveaux que ne manquerait pas de lui donner le pape (qui devait, comme nul n'ignorait, son élection aux manigances du vieil Arnaud Novelli) et l'on se demandait à mi-mot quelles richesses, terres et abbayes avait laissées le cardinal à cet unique héritier. Jacques se sentit si durement blessé par ces bavardages d'âmes creuses et ces servilités assassines qu'une terrible révolte lui monta peu à peu des entrailles et lui mit le feu à la cervelle. Il suffoqua dans ses poings croisés, gémissant, comme s'il priait: «Que vienne l'apocalypse, seigneur Dieu, que tombe à l'instant la malédiction du Ciel sur cette basse-cour d'abominables pendards!» L'envie lui vint de faire face aux murmures de ces boursouflés et de leur cracher une tempête de haine à faire s'envoler les chapeaux, à mettre en lambeaux les fourrures et les tuniques brodées sur les poitrines, à disperser ces figures dans les ténèbres de velours qui couvraient les murailles. «Oncle Arnaud, oncle Arnaud, se dit-il encore, comment peux-tu tolérer de pareils charognards en notre compagnie? Délivre-moi de ces gens, ils me ravagent la bonté d'amour que je porte vers toi, ils me vident le coeur. Chasse-les, par pitié, que nous pensions tranquillement l'un à l'autre!» Maudissant ainsi le monde en lui-même, il parvint sous les lustres où étaient les gens de robe et les vit tous, abbés, prieurs, frères, doyens et chantres, courber le dos comme il passait, et se renfoncer ostensiblement dans leurs patenôtres. Eux aussi, maintenant, l'imaginaient dans leurs ronronnements en pourpre, en or, en gloire, et d'avance, le regard oblique, les doigts croisés sous le menton, lui baisaient des bagues enviables. Il en fut accablé, tout à coup étranger dans cette assemblée où n'était pas son esprit, où sa foi se perdait, où ses plus simples espérances en Dieu se défaisaient à chaque pas. Il lui parut qu'il n'avait jamais connu ces gens pourtant familiers. Il regarda les bouquets de cierges qui ornaient le choeur. Au bout de l'allée était une croix démesurée peinte sur une tapisserie noire tendue entre les piliers. Devant elle, des candélabres éblouissaient le maître-autel orné de dentelles. Au pied de cette sainte table était le cercueil du vieux mort, posé sur des tréteaux, environné de fumées et de cierges que tenaient des moines. Jacques le trouva humble, fragile, beau, il le vit émouvant comme un mal vêtu égaré sous de trop riches feux, et lui vint soudain le sentiment que la seule chaleur d'âme dans cette cathédrale était là, sous cette planche lisse, et peut-être le seul vivant véritable. Partout ailleurs, parmi la foule des puissants, n'étaient que boursouflures, vanités, gueules faussement graves engoncées dans leurs bajoues. Il prit place dans les stalles sans se soucier des saluts compassés du sénéchal de Toulouse et du comte de Foix qui tenait à lui seul deux places, tant ses fourrures étaient larges et ses cuisses écartées sous la bedaine. «Oncle Arnaud, se disait-il en grands sanglots rageurs, garde-moi de ces fauves, garde-moi d'être jamais de leur confrérie, garde-moi de succomber à cette maladie de pouvoir qui efface l'âme des regards et m'effraie plus qu'une lèpre. Je veux rester vivant, Dieu du Ciel, je veux rester vivant!» La noblesse, à ses côtés, le vit pleurer, le dos raide sur son siège, le visage impassible, et l'on se murmura que la peine filiale de ce jeune homme était bien émouvante, mais qu'elle ne convenait pas à la dignité d'un prochain prélat.
Gui de l'Isle lui apparut soudain dans un brouillard de larmes entre les candélabres de l'autel. Quand le gros évêque ouvrit les bras pour dire la messe, Novelli baissa la tête et ne voulut plus le regarder. Il resta ainsi immobile et muet tout au long du service funèbre, les poings fermés sur ses genoux, le crâne empli du chant des autres, de leurs amen profonds, et de la rumeur déferlante de leurs agenouillements. A la fin de l'office, Gui fit du cardinal un éloge lent et sonore. Il glosa hypocritement sur la piété du défunt et son amour des miséreux, s'attarda entre les phrases pour écouter tonner sa belle voix sous la voûte, mais parla de sa bonté avec assez de retenue pour que Jacques ne le haïsse pas.
Arnaud Novelli fut enseveli derrière le choeur, sous une dalle sans ornement, ainsi qu'il l'avait désiré. Son neveu resta agenouillé près d'elle, tandis que les gens quittaient l'église sans oser le troubler. Il était apparemment recueilli en prière. En vérité, il ne désirait parler à personne, et derrière ses mains posées sur son visage il ne fit que ressasser sa haine des puissants. Peu à peu, avec le silence lui vint la paix, et il put se dire calmement qu'il n'irait pas plus loin dans sa carrière de grand ecclésiastique, que son chemin de gloire finissait ici, dans cette pénombre de fond de nef, derrière la haute tapisserie qui embrumait les lumières maintenant inutiles de l'autel. Il imagina ce qu'il lui restait à faire. Il en fut d'avance fatigué. Il lui faudrait tout à l'heure sortir au soleil, marcher parmi la foule, dire à ses moines qu'il les quitterait bientôt, écrire au pape pour lui demander la permission de n'être plus qu'un pauvre. Après quoi il tenterait de rejoindre Stéphanie par des chemins qu'il n'avait jamais courus seul. Pour quel avenir? Son esprit se perdit dans une grande confusion d'images et de mots.
Il sentit un manteau le frôler. C'était Gui de l'Isle. L'évêque s'accroupit près de lui, le prit par le cou et lui dit:
– Regarde qui est venu saluer ton oncle.
Il leva la tête et vit en face de lui, à l'autre bout de la dalle, le grand corps un peu voûté de Salomon d'Ondes. Novelli se dressa, tremblant, souriant, les yeux à nouveau pleins de larmes, vint vers lui, voulut lui serrer les mains. Mais quand il fut à le toucher, un grand élan le poussa et il étreignit le juif de toutes ses forces, en sanglotant:
– Soyez béni, soyez béni, vous êtes le meilleur homme qui soit au monde.
Salomon le tint aux épaules au bout de ses bras tendus, hocha la tête avec un air de grande affection triste.
– En vérité, maître Novelli, je ne sais trop pourquoi je suis là, lui dit-il. Je vous ai attendu devant la cathédrale, et ne vous voyant pas sortir, je me suis senti appelé, non point par votre Dieu, mais par un pressentiment de peine que je devais souffrir avec vous, ou tenter d'adoucir. Je n'ai rien d'autre à vous offrir que les battements de mon coeur. Je ne sais ce qu'ils valent, mais si vous voulez de moi, je veux bien m'agenouiller en votre compagnie et répéter après vous les prières que vous direz. Ainsi, me semble-t-il, doivent être les vrais amis, l'un épousant le chagrin de l'autre, quand il ne peut le consoler, et espérant avec lui des jours meilleurs.
– Ne vous donnez pas cette peine, Salomon, répondit Novelli. Tout est bien. Pardonnez-moi, je ne peux plus respirer ici. Nous nous reverrons bientôt.
Il lui tourna brusquement le dos et courut vers le portail ensoleillé, au fin bout de la nef. Gui de l'Isle l'appela mais il ne répondit pas et sans se retourner leva le bras pour un signe d'adieu, ou un salut au jour.
– Il est fou, dit l'évêque, pantois.
– Non, répondit Salomon d'Ondes. Il est brisé.