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– Ne l'écoutez pas, c'est un tricheur, dit Salomon, arrivant sous l'orme.

Le juif sourit, malicieux, s'assit dans l'herbe, but au tonnelet à petits coups prudents, attentif à ne point perdre une goutte, le reboucha soigneusement et se trancha une tartine de pain bis.

– Premier degré de la sagesse, répondit Vitalis en jonglant à huit deniers avec une agilité de maître bouffon. Vous perdez, je gagne, et je gagne encore. Vient l'instant où je suis trop riche. L'excès de biens me fait basculer en pauvreté. C'est la loi du Ciel: au plus haut du jour, la nuit commence. Deuxième degré de la sagesse: parce que vous avez perdu, vous voici maintenant gagnant. Le dénuement vous fait remonter en richesse. C'est la même loi du Ciel: le jour commence à minuit, au plus noir des ténèbres. Il est des milliers de degrés à gravir. On entrevoit, peu à peu, des ponts entre les sentiments contraires, d'étranges vérités sur les hauts et les bas, la vie et la mort, et l'on pressent que si l'on pouvait atteindre l'ultime sagesse du jeu, les deniers danseraient tout seuls dans le ciel. Nous n'aurions plus qu'à les contempler. Tenez, maître Novelli, je vous les rends. Je ne veux pas voler un inquisiteur qui boit du vin et rit aimablement aux jongleries d'un bateleur.

Il lui tendit sa main pleine de pièces et Novelli, ébahi, rougissant, joyeux, s'aperçut que sa bourse, à sa ceinture, était ouverte et vide.

– N'est-ce pas qu'il parle bien? dit frère Bernard, les joues gonflées de mangeaille et le regard empli de merveilles. Mais tu as beau dire, Vitalis, ajouta-t-il après boire, ta parabole n'est pas juste. Je n'ai jamais vu un noble, en ce monde, tomber par excès de richesse en misère de serf, ni un serf anobli pour trop de pauvreté.

Il éclata de rire, à demi saoul déjà, et secoua Novelli d'une bourrade lourdement assénée. L'autre le rabroua. Les yeux du moine, alors, tombèrent en soudaine contrition, et il s'empressa d'offrir à son maître une tranche de pain tartinée de fromage.

– Je ne parle pas pour ce monde, dit Vitalis d'un ton de parade foraine. Je méprise ses lois, j'exècre ses principes, je conchie sa gloire. Et vous, monseigneur Novelli?

– Des haines m'y tiennent, répondit Jacques la bouche pleine. Mais elles s'éteindront bientôt, si Dieu veut. En vérité, le souci de justice m'y tient aussi. J'aime les hommes, et je les voudrais bons. Je suis sans doute très orgueilleux. Le fromage est parfait, frère Bernard.

– J'ai pris aussi des galettes sucrées, murmura l'autre, en confidence.

– Non, je ne parle pas pour ce monde, dit Vitalis, comme s'il s'adressait aux herbes du pré. Je parle pour la vie qui tourne et qui bat dans nos corps, et nous monte à la tête, et nous descend au ventre, et sans cesse nous affûte des envies basses, de hauts désirs. Dans ce monde ne bougent et ne bataillent que des apparences. On ne peut s'y préoccuper que de ruser pour survivre, de parer les coups, de fuir ou de mordre quand on se sent menacé. Seuls, les puissants et les grands brigands confondent la vie et le monde. Ils sont fous: ils croient que pour atteindre le paradis il suffit de poser son cul sur la tête des pauvres et de les cravacher pour les pousser au ciel.

– Ce matin, à la cathédrale, dit Novelli, les gens m'ont fait peur. Ils m'ont semblé plus vides d'âme que le corps de mon oncle Arnaud dans son cercueil. Une sorte de mort terrible, que je n'avais jamais pressentie, glaçait la face des nobles, rôdait dans les bavardages des petits notables et pesait même, par malheur, sur la nuque des clercs. Tous étaient comme des diables polis. Je les croyais ensorcelés. Rien de libre ne vivait en eux, rien d'abandonné, ou de simplement espérant.

– Ce qui rend effrayants les masques du pouvoir est l'irrémédiable absence d'amour, dit Salomon.

– C'est pourquoi je ne veux plus être de ces hommes qui gouvernent leurs semblables.

– Hé, que nous chantes-tu là, Jacques? dit frère Bernard. Il faut aux peuples des âmes bien trempées comme la tienne pour tracer les chemins et nous guider en bon ordre, sinon nous ne serions que des bêtes perdues. Je t'interdis de penser encore à déserter les honneurs qui te viennent. Bois, frère, tu en as grand besoin.

– Je ne sais si des maîtres sont nécessaires aux villes, aux pays, aux rêves de chacun, dit Vitalis, mais s'ils doivent être, pour que la vie n'en souffre pas trop il faudrait les tenir à l'écart dans des léproseries de grande allure, comme des gens dangereux et dignes de pitié. Car l'absence d'amour sur leur figure, quand ils parlent au peuple, fait d'eux les plus misérables parmi les hommes. Et certes, si nous devons nous garder, par charité, de maudire leur malheur intime, au moins conviendrait-il de ne point vanter ces infirmes comme les meilleurs d'entre nous.

– Jacques et moi ne comprenons rien à tes discours, dit frère Bernard, se levant à grand-peine de l'herbe tiède où il commençait à somnoler. Jouons aux deniers, Vitalis.

Un grand rire silencieux secoua Salomon couché contre l'orme, les doigts croisés sur le ventre. Il dit au bateleur, les yeux brillants de larmes joyeuses:

– Tu as mal fermé la porte de la bibliothèque, tout à l'heure. Les philosophies sont sorties. Sales bêtes! Elles chatouillent, elles irritent. Heureusement, le vin les effraie.

Il se redressa pour boire quelques goulées gourmandes au tonnelet. Novelli sourit et se laissa prendre un moment à la douceur de la brise. Sur une pierre plate en lisière du pré, un moine et un soldat jouaient aux échecs, penchés face à face sous un pommier en fleurs, comme pétrifiés en un salut réciproque. Un couple d'adolescents s'arrêta un instant pour contempler l'échiquier, puis s'en fut en se piquant de paroles gaies vers la chapelle en ruine environnée d'oiseaux. La fille semblait plus amoureuse que son compagnon, plus impatiente d'atteindre l'abri des murailles éboulées. «Ils ont déjà fait l'amour ensemble, se dit Novelli. Cela se voit: elle a le désir heureux, et lui va sans fièvre à ce plaisir qu'il a déjà goûté.» Il pensa à Stéphanie, s'imagina près d'elle sous l'orme, baisant sa joue et lui parlant légèrement pour la faire rire, parmi ses amis tranquilles et complices. Il se mit à chantonner, et vit bientôt ce bonheur ordinaire, dans la lumière vibrante des vignes et des arbres au lointain, aussi sublime qu'un mariage céleste. Il pensa qu'il ne vivrait jamais cela en cette vie, mais n'en fut pas mélancolique: il faisait beau, et son esprit était comme un jardin d'Eden.

Vitalis, près de lui, jonglait à sept deniers, et frère Bernard, qui faisait sauter un seul sou dans sa grosse main, essayait de troubler son compère en l'accablant de moqueries. Jacques s'en amusa un moment, puis vint à se railler lui-même avec une indulgence ensommeillée. «Vis et dors et mange et va où Dieu te pousse, sans questions, se dit-il, ronronnant. La vérité tombe de l'esprit quand elle est mûre, comme le fruit de l'arbre. Elle n'est pas plus exprimable que la saveur d'une pomme. Il faut être bien extravagant pour s'escrimer à dire aux gens la saveur d'une pomme.» Il bâilla:

– J'ai soif.

Le tonnelet sonnait creux. Il s'en alla boire à la fontaine. Quand il revint, il vit que Salomon l'observait, les yeux mi-clos. Il se planta devant lui, les poings sur les hanches, et dit fièrement:

– Savez-vous que j'ai décidé de vivre simple et pauvre? Je me ferai bientôt moine mendiant. Ainsi, Dieu respirera librement entre nous, comme vous le vouliez.

– Il est une simplicité plus grande encore, plus belle et plus profonde que celle des mendiants, répondit le juif, se levant de sa sieste et s'époussetant les vêtements. Vous la découvrirez, maître Novelli, j'ai confiance en vous.

– Quoi, sans pouvoir d'aucune sorte, sans autre bien que ma main tendue, ne serai-je pas encore assez humble pour vous plaire tout à fait? Diable, faudra-t-il que j'aille nu par les routes?

– Non, non, dit Salomon, riant de bon coeur. N'ayez crainte. Je vous aime déjà beaucoup comme vous êtes.

Frère Bernard laissa tomber son dernier sou, distrait par un novice qui courait vers eux comme un dératé à travers le pré, en faisant de grands signes. Le moinillon, la figure embrasée, s'arrêta devant Novelli et lui dit, par bouts de phrases entre ses souffles rauques, qu'un serviteur du palais épiscopal était venu tout à l'heure au couvent avec un message de l'évêque. Gui de l'Isle désirait s'entretenir aussitôt que possible avec son frère Inquisiteur. L'affaire semblait urgente. Jacques, pris d'inquiétude soudaine, regarda Salomon et sans un mot s'en alla, laissant derrière lui ses amis très perplexes. Il vit le couple adolescent sortir ébouriffé de l'abri des ruines. Les deux jeunes gens, insouciants, s'alanguissaient encore l'un contre l'autre. Il les trouva haïssables, dans son angoisse revenue, et passa devant eux comme un furieux, en les repoussant du sentier, l'esprit noir et plaintif. «Il n'est aucune pitié en ce monde, se disait-il. A chaque heure de bonté répond un supplice nouveau. Impossible d'avoir confiance en Dieu. Il ne nous distrait de nos peines que pour mieux nous faire tomber dans ses trous.»

Un malheur était arrivé à Stéphanie: voilà la pensée qui lui cognait au crâne, à grands battements de sang. Quelle autre nouvelle méritait pareille urgence? Gui savait qu'il était amoureux d'elle. Il voulait le prévenir, en bon frère, craignant sans doute qu'il ne reçoive l'annonce du drame avec trop de douleur, s'il l'entendait d'un messager indifférent. Il franchit la poterne des Pénitents Blancs dans un courant d'air désert, loin devant le novice qui avait renoncé à marcher à son allure, et se mit à courir parmi le peuple des ruelles au travers d'un brouillard d'ombres et de lumières éblouissantes. Parvenu aux abords de la place Saint-Étienne, il s'efforça de tenir sa hâte en bride et de reprendre un maintien plus noble. Des moines et des hommes de peine s'affairaient devant la cathédrale, allaient et venaient par le portail ouvert à deux battants, chargeaient sur des chariots des tentures en longs rouleaux, des brassées de cierges et des faisceaux d'étendards qu'ils entassaient comme des fagots de branches. Il passa parmi eux sans être salué: nul n'osa, il avait l'air trop funèbre. En deux bonds il franchit le perron du palais épiscopal, monta par le vaste escalier de pierre à la chambre meublée de divans et de fourrures où se tenait d'ordinaire l'évêque. La porte était entrouverte. Il la poussa. Gui était accoudé à sa longue table, devant la fenêtre, perdu dans la contemplation de plans d'ogives et de flèches gothiques.

– Entre, dit-il mollement, sans relever la tête.