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Jacques Novelli, revenu vers midi au couvent des frères prêcheurs, s'en alla droit à la bibliothèque, en grande hâte et très désireux de ne rencontrer personne dans les couloirs tant il craignait, en l'état où il était, les regards de compassion et les paroles à dire. Parvenu sans encombre dans son gîte il poussa derrière lui le verrou avec un soulagement de pourchassé enfin à l'abri, puis s'avança dans la pénombre familière et laissa aller la tête dans ses bras contre le rebord de la cheminée. Il lui fallait maintenant raccommoder son esprit défait par les blessures subies aux funérailles de son oncle, autant que par la déchirante amitié de Salomon d'Ondes, miraculeusement offerte à l'instant le plus noir de sa débâcle. Car l'émotion éprouvée aux paroles du juif était en vérité un alcool aussi fort que sa rage contre les nobles. Elle ne l'enivrait pas moins, et sans doute l'emportait-elle dans des tumultes plus profonds et plus durables que les grimaces de ces gens gonflés de grands airs et de fiel qui avaient sali sa matinée. Ceux-là lui apparaissaient déjà comme de vieilles défroques négligeables: le premier vent après la tempête qui le tourmentait encore aurait tôt fait de les disperser. Mais comment tempérer l'emballement de fraternité que Salomon d'Ondes avait débridé en lui? Il en tremblait à se rompre. Il se prit à désirer mourir un jour pour cet homme en quelque bataille héroïque. «Jamais de ma vie personne ne m'a tendu si bonnement, si simplement la main», se disait-il. Il s'en émerveillait et s'effrayait aussi d'être indigne d'un pareil cadeau. Et chaque fois qu'il essayait de se ramener en chemin raisonnable, les sursauts de son coeur le poussaient à nouveau en rêve puéril.

Il fallait, pourtant, qu'il cesse de divaguer ainsi. Il se planta en tête l'absolue nécessité d'amener Salomon à la religion catholique. Pour cela il prierait jusqu'à perdre la voix, il jeûnerait jusqu'à la transparence, mais il ne laisserait pas son seul ami véritable hors de l'amour de Dieu. Cette résolution fermement renouvelée l'apaisa. Il s'en alla rallumer les deux chandelles aux coins du lutrin et resta un long moment les mains posées sur la reliure du registre d'inquisition où étaient tant de pauvres vies, de peurs, d'erreurs, d'errances, tant de dure justice et si peu de pitié. Il avait beaucoup négligé son travail, ces derniers jours. Sa charge de juge ecclésiastique ne lui pesait plus guère maintenant, tant il était décidé à s'en délivrer, mais il ne pouvait pas se conduire en fuyard. Les procès en cours devaient être menés jusqu'à leur terme. Il voulut donc s'obliger à l'étude et se mit à feuilleter les comptes rendus des interrogatoires qu'il avait autrefois imposés à des malchanceux sans envergure. Autrefois? Il lut, sur la page inachevée au milieu du cahier, la date écrite à la plume grasse par frère Pélisson et soulignée d'un trait de règle: «l'an du Seigneur 1321, le neuf du mois d'avril». Il y avait moins de trois semaines. En ce temps-là son coeur ne s'emballait pas au nom de Stéphanie, Salomon d'Ondes vendait du drap rue Jouzaigues, Arnaud vivait et lui-même allait tous les jours au Château Narbonnais condamner sans grand souci des malfaiteurs épouvantés. Dix-huit jours étaient passés, à peine le temps que les bourgeons verdissent. Il dit à haute voix la dernière question qu'il avait posée à un certain Jean de la Borde, pauvre bouvier accusé d'hérésie manichéenne. La phrase sonna comme une outre vide à ses oreilles. Il la répéta d'une voix plus sonore et pénétrée. Une envie de rire très amère lui vint. Quel homme était-il donc dans cette vie lointaine où il travaillait dur et ne rêvait jamais? Il se souvint de son grand corps maigre et tremblant d'un rien, de son esprit sans cesse irrité par les sots et les timides qui ne savaient parler clair, prompt à se scandaliser des manquements aux règles pieuses, férocement ancré dans la stricte logique, soucieux jusqu'à la hargne de ne point se salir les mains ni les vêtements, sans amour d'aucune sorte sauf pour l'implacable Dieu de gloire qui le tenait en laisse. «Quelle foudre a donc réduit en cendres cet homme que je fus, et par quel miracle suis-je pourtant vivant, charnu, souffrant, joyeux? se disait-il, parcourant les feuillets du registre et retrouvant de-ci de-là des lambeaux de sa vieille peau bavarde et sèchement sonnante. Comment ai-je pu vivre ainsi? Je suis mort, en vérité, et ressuscité. Mais d'où me vient cette vie nouvelle que je me sens dans ce coeur, dans cette tête dévastés? Novelli le juge cachait si bien ses souffrances qu'il pouvait se croire invulnérable dans sa foi. Moi j'ai l'âme meurtrie, saignante, et je ne suis plus sûr de rien. Novelli le juge était un terrifiant pourfendeur de renégats. Moi je suis un homme de chair enragé d'amour. Novelli le juge se voulait droit. Je m'espère bon. Il voulait mériter les honneurs promis. Je les ai découverts haïssables. Suis-je plus heureux que lui? Non. Mais Dieu m'est témoin que j'aimerais mieux courir les bois comme un loup jusqu'à crever de soif et de misère plutôt que de me voir pape dans la carcasse de Novelli le juge.» Il ferma le cahier et s'en alla pousser du pied les bûches à demi consumées dans la cheminée. Le feu bondit en un soudain ronflement. Il le contempla longtemps, à nouveau rêveur, et se mit à répéter en lui-même: «la vie, la vie», ce seul mot à chaque souffle de sa poitrine, cherchant dans sa simple musique la saveur d'un sens impossible à dire.

Des bruits tout proches, dans le couloir, le ramenèrent brusquement au monde. Il s'entendit appeler, reconnut la voix de frère Bernard Lallemand et ouvrit la bouche pour demander qu'on le laisse en paix, mais avant qu'il ne parle l'autre lui dit, avec la fausse jovialité dont on accable parfois les malades, que maître Salomon d'Ondes était là et l'invitait à une promenade à l'orme de l'Oratoire. Aussitôt, le coeur tonnant, il se précipita, entrebâilla la porte et risqua sa figure, cherchant du regard son ami très cher. Il avait l'air d'un homme que l'on vient de tirer du sommeil.

– Pardonnez-moi, lui dit Salomon, l'air embarrassé et souriant à peine, si vous désirez rester seul nous reviendrons plus tard.

– Non, non, répondit vivement Novelli. Oh, Vitalis, vous êtes là aussi?

Le bateleur hocha la tête avec une vigueur rieuse et frère Bernard fit de même contre son épaule, en le poussant du coude. Ces deux compères et le juif, dans la pénombre du corridor, avaient dans les yeux une chaleur d'amitié émouvante, un peu craintive. Novelli, les voyant ainsi gauchement plantés, fut pris de petits sanglots illuminés et vint vers eux, les mains tendues. Alors les autres, rassurés, se détendirent soudain et voulurent tous parler en même temps.

– Je vais à la cuisine chercher du pain et du fromage, dit frère Bernard, et peut-être un tonnelet de vin, si vous le permettez, mon Jacques. Il fera bon boire et manger sous l'orme. Attendez-moi, cria-t-il, courant déjà par les couloirs.

– Je ne suis pas allé au pré de l'Oratoire depuis le temps où j'y accompagnais monseigneur Arnaud, dit Salomon. L'envie m'est venue, tout à l'heure, d'y retourner en votre compagnie. N'est-ce pas une bonne idée? Vous avez grand besoin, maître Novelli, de soleil bête, de vin frais et de palabres sans conséquence. J'ai appris la médecine autrefois, et je sais les bons remèdes pour les gens en votre état.

Vitalis se faufila entre eux et ferma la porte de la bibliothèque, à grands gestes de pitre précautionneux.

– Il ne faut pas que vos philosophies sortent de là, dit-il, l'index devant la bouche, sinon elles vont nous suivre et nous gâcher le plaisir.

Novelli et Salomon d'Ondes rirent ensemble et leurs éclats sonnèrent si joyeusement que frère Bernard Lallemand, revenant de l'office avec un baluchon de victuailles, se mit à rire aussi, sans autre raison que le contentement de ses compagnons.

Ils sortirent du couvent en se bousculant comme quatre écoliers en baguenaude. Jacques n'avait jamais connu ce bonheur d'oiseau libéré qu'il éprouvait soudain, au milieu de ses compères. Frère Bernard, marchant à ses côtés par les ruelles et sentant pour la première fois de sa vie cet homme tant admiré à hauteur de son âme simple, le regardait respirer l'air poussiéreux, l'écoutait dire des sottises avec les autres, et l'envie lui venait de hurler de joie, de montrer à tout le monde son maître comme un miraculé. «Quel brave fou», se disait-il chaque fois que Novelli frôlait une fille avenante en faisant mine de n'y point prendre garde, «et quel jour béni!». Ils sortirent de la ville par la poterne des Pénitents Blancs, longèrent un moment le rempart, s'en éloignèrent au travers d'un verger resplendissant. Quand ils furent en vue du pré, Vitalis se mit à courir à grands bonds de jeune chien vers la fontaine de vieille pierre et le vaste feuillage de l'orme. Jacques le suivit, courant aussi, se saoulant de vent et de soleil, et le gros moine s'essouffla derrière, riant et criant, tenant le bas de son froc haussé jusqu'aux genoux, la bedaine ballotante et le baluchon lui battant le dos. Parvenus dans l'ombre des branches, haletants, radieux, ils regardèrent le rempart ocre, au loin, les vignes pentues, les arbres fleuris, et Salomon qui venait à son pas, beau et lent comme un patriarche accoutumé aux longues routes. Frère Bernard s'accroupit pour dénouer le linge où étaient les provisions. Il débonda le tonnelet dans le bruissement du feuillage sous la brise, le tendit à Novelli et lui dit, avec un air d'audace éclatante:

– Tiens, bois.

Il osait lui offrir du vin pour la première fois, et pour la première fois le tutoyer. Jacques eut un rire espiègle au dedans, mais s'appliqua à ne point remarquer ces nouvelles manières et but quelques gorgées à la bonde, si maladroitement que sa bouche déborda. Sa figure en fut sillonnée de ruisseaux, il s'étrangla, toussa, rota, rendit son tonnelet au moine en le remerciant d'une voix mourante, mais digne. L'autre, avant de boire à son tour, la face énormément épanouie, leva à deux mains le petit fût luisant au-dessus de sa tête, comme pour trinquer avec le ciel, en murmurant un benedicite très familier. Vitalis le Troué vint vers Novelli en faisant tinter de la monnaie dans sa main et dit:

– Voulez-vous jouer avec moi, monseigneur?

Comme l'autre, perdu de confusion, avouait n'avoir, de sa vie, manié les dés ni les cartes:

– Mon jeu n'est pas de hasard, dit encore le bateleur tout à coup environné de petits soleils argentés, jetés en l'air d'un coup de pouce. Chacun de nous jongle avec quatre deniers. Vous en tombez un. Il me revient, mais je dois le risquer. Me voilà donc jonglant à cinq deniers, et vous à trois. Vous en tombez un autre. Il me revient aussi. J'en lance six et vous deux. Il vous est alors facile de ne plus perdre, et moi jonglant à six deniers j'ai grand-peine à conserver mon gain. Vous attendez ma faute et regagnez bientôt un denier, puis un autre. C'est un amusement honnête et de sens infini. Plus on le pratique, plus il enseigne.