– Cinquante-cinq, hélas…

– Je n'ai pas encore dix-huit ans, répliquai-je. Je ne puis lancer brusquement ma vie dans une direction aussi inattendue sans savoir exactement où je vais. Vous ne pouvez pas me demander de prendre une pareille décision comme ça, tout de go.

– Je m'en rends bien compte, dit M. Zaremba. Je voulais seulement savoir si, a priori, mes intentions seraient accueillies par vous avec sympathie. Si je ne me suis jamais marié, c'est que, justement, je ne suis pas homme à me dérober devant les responsabilités qu'imposé une famille. Il me fallait donc être sûr de moi. Je ne crois pas que vous regretteriez votre choix.

– Je vous promets d'y réfléchir, c'est tout. M. Zaremba se leva, visiblement soulagé.

– Votre mère est une femme exceptionnelle, dit-il. Jamais encore je n'ai été témoin d'un tel dévouement. J'espère que vous saurez trouver les mots pour la convaincre. J'attendrai votre réponse.

Je décidai d'aborder le sujet dès le retour de ma mère. Elle revenait toujours du marché d'excellente humeur, après avoir régné pendant deux heures sur les étalages et exercé son autorité sur les marchands. Je m'habillai avec soin, me fis couper les cheveux, nouai une très belle cravate en soie bleu marine brodée de mousquetaires d'argent, que le peintre m'avait offerte, achetai un bouquet de rosés rouges – des «veloutées d'aurore» – et, vers dix heures et demie, le lendemain, j'attendais dans le vestibule, en proie à une nervosité que seul M. Zaremba, qui se morfondait là-haut dans sa chambre au septième, était capable de comprendre. Je savais fort bien que notre prétendant aux moustaches tombantes recherchait plus une mère qu'une épouse, mais c'était un homme d'une grande gentillesse, qui traiterait ma mère avec plus de déférence que la vie ne lui en avait témoigné jusqu'ici. Certes, on pouvait avoir des doutes sur son talent de peintre, mais après tout, un seul authentique créateur dans la famille suffirait amplement.

Ma mère me trouva dans le salon, maladroitement armé de mon bouquet de fleurs que je tenais sous le bras. Je le lui tendis en silence: j'avais la gorge nouée. Elle enfouit son visage dans les rosés, puis me jeta un regard de reproche.

– Il ne fallait pas!

– J'ai à te parler.

Je lui fis signe de s'asseoir. Elle prit place sur le petit sofa légèrement râpé de l'entrée.

– Écoute, dis-je.

Mais il n'était pas facile de trouver les mots.

– Je… Heu… C'est un homme très bien, murmurai-je.

Cela suffit. Elle comprit immédiatement. Saisissant le bouquet, elle le lança à travers le vestibule d'un geste large, méprisant et définitif. Il alla cogner contre un vase qui tomba en miettes sur le sol, avec un sens aigu du drame. Lina, la femme de chambre italienne, entra précipitamment et, voyant l'expression sur le visage de ma mère, sortit tout aussi vite.

– Mais enfin, quoi! gueulai-je. Il possède une superbe propriété en Floride!

Elle pleurait. J'essayai de rester calme mais, comme toujours entre nous, son émotion me gagnait et rejaillissait à son tour sur elle, montant d'un cran à chaque aller-retour, selon la meilleure tradition des scènes d'amour. Je voulais lui crier que c'était sa dernière chance, qu'elle avait besoin d'un homme à ses côtés, que je ne pouvais être cet homme parce que, tôt ou tard, je partirais, la laissant seule. Je voulais lui dire surtout qu'il n'y avait rien que mon amour ne put accomplir pour elle, sauf une chose, sauf renoncer à ma vie d'homme, à mon droit d'en disposer comme je l'entendrais. Mais à mesure, que l'émotion et les pensées contradictoires se bousculaient dans ma tête, il m'apparut qu'en un sens je m'efforçais de me débarrasser d'elle, de son amour envahissant, de l'accablant poids de sa tendresse. J'avais mille fois le droit de me rebeller et de lutter pour mon indépendance mais je ne savais plus très bien où finissait la légitime défense et où commençait la dureté.

– Écoute, maman, je suis pour le moment incapable de t'aider. Lui, il peut.

– Je n'ai pas la moindre intention d'adopter un fils quinquagénaire!

– C'est un monsieur très distingué, gueulai-je. Il a des manieres formidables il s'habille à Londres! Il…

Et c'est alors que je commis l'ultime et fatale erreur. Jamais je ne comprendrais comment j'avais pu, même à dix-sept ans, me montrer aussi ignorant de la féminité.

– Il te respecte et il te respectera toujours, il te traitera comme une grande dame…

Ses yeux se remplirent de larmes, et elle sourit. Elle se leva lentement.

– Je te remercie, dit-elle. Je sais que je suis vieille. Je sais qu'il y a dans ma vie des choses à jamais disparues. Seulement, Romouchka, il m'est arrivé une fois, une seule, d'aimer un homme passionnément. C'était il y a bien longtemps et je l'aime toujours. Il ne me respectait pas et il ne m'a jamais traitée en gentleman. Mais c'était un homme, ce n'était pas un petit garçon. Et je suis une femme, vieillie, bien sûr, mais qui se souvient. Quant à ce mauvais peintre… J'ai un fils et ça me suffit. Je refuse d'en adopter un autre. Qu'il aille k tchortou… qu'il aille au diable!

Nous demeurâmes là en silence, un long, un très long moment. Elle me regardait en souriant. Elle savait ce qui se passait dans ma tête. Elle savait que je rêvais d'évasion.

Mais il n’y avait pas d’évasion pour moi. Je suis resté prisonnier du souvenir. D’une introuvable féminité…

Il ne me restait plus qu’à faire part du refus à notre soupirant. Ce n’était pas facile. S’il est pénible d’avoir à annoncer à un homme qu’une femme ne veut pas de lui, il est plus ardu encore d’avoir à informer un petit garçon qu’il avait perdu sa dernière chance de trouver une maman. J’ai passé une heure dans ma chambre, assis sur son lit, regardant sombrement le mur.

J'ai toujours éprouvé une insurmontable répugnance à faire de la peine à autrui, ce qui doit être chez moi un signe de faiblesse et un manque de caractère. Je savais que, pendant que j'étais là à me morfondre et à chercher la meilleure façon d'annoncer avec ménagement la funeste nouvelle à mon ami, celui-ci attendait anxieusement dans sa chambre. Finalement, je trouvai une solution qui me parut avoir la délicatesse et l'éloquence nécessaires. J'ouvris mon armoire. J'y pris la robe de chambre et la cravate brodée de mousquetaires, le Kodak, le pyjama, le stylo et les autres «gages» que j'avais reçus de mon futur père adoptif. J'ôtai la montre de mon poignet. Puis je pris l'ascenseur. Je frappai à la porte et fus invité à entrer. M. Zaremba attendait dans un fauteuil. Il avait le teint jaune et il me parut avoir subitement vieilli. Il ne posa aucune question. Il se contenta de m'observer douloureusement, tandis que je déposai sur le lit chaque objet l'un après l'autre. Nous demeurâmes ensuite silencieux, et nous nous quittâmes sans avoir prononcé une parole.

Il prit le train de Vintimille très tôt le lendemain, sans me dire au revoir. Il laissa derrière lui, soigneusement rangés sur le lit, les cadeaux que jetais venu lui rendre, avec, bien en évidence, la cravate brodée de mousquetaires. Je l'ai encore quelque part dans un coin, mais je ne la porte jamais. D'Artagan en moi a fait son temps.

Il m'arrive de penser à M. Zaremba, lorsque je me vois dans une glace. Il me semble que je lui ressemble, ce qui n'est pas sans m'ennuyer un peu, car enfin, quoi! j'ai encore quelques bonnes années de moins que lui à l'époque, lorsqu'il était déjà un homme vieillissant.

CHAPITRE XXIII

Je m'inscrivis à la Faculté de Droit d'Aix-en-Provence, et quittai Nice en octobre 1933. De Nice à Aix, il y a cinq heures d'autocar et les adieux furent déchirants. Je fis de mon mieux pour me composer, sous l'œil des passagers, une attitude virile et légèrement ironique, cependant que ma mère, soudain voûtée et comme réduite de moitié, demeurait là, les yeux rivés à mon visage, la bouche ouverte dans une expression de douloureuse incompréhension. Lorsque l'autocar s'ébranla, elle fit quelques pas sur le trottoir, puis s'arrêta et se mit à pleurer. Je revois encore le petit bouquet de violettes que je lui avais donné et qu'elle tenait à la main. Je me transformai donc en statue, aidé, il faut l'avouer, dans mes efforts, par la présence, dans l'autocar, d'une jolie fille qui me regardait. Il me faut toujours un public pour donner le meilleur de moi-même. Je fis sa connaissance pendant le voyage: c'était une charcutière d'Aix; elle m'avoua qu'elle avait failli pleurer elle-même pendant notre scène d'adieu et j'entendis une fois de plus le refrain que je commençais à connaître si bien: «Vous pouvez dire que votre mère, elle vous aime vraiment», ceci, avec un soupir, un regard rêveur et une pointe de curiosité.

Ma chambre à Aix, rue Roux-Alphéran, coûtait soixante francs par mois. Ma mère gagnait alors cinq cents francs; cent francs pour l'insuline et les soins médicaux, cent francs pour les cigarettes et les dépenses diverses et le reste était pour moi. Il y avait aussi ce que ma mère appelait, avec tact, les «arrangements». Presque chaque jour, l'autocar de Nice m'apportait quelque victuaille prélevée sur les réserves de l'Hôtel-Pension Mermonts, et peu à peu, le toit autour de la fenêtre de ma mansarde commença à ressembler à un étalage du marché de la Buffa. Le vent secouait les saucissons, les œufs s'alignaient dans la gouttière, au grand étonnement des pigeons; les fromages gonflaient sous la pluie, les jambons, les gigots, les rôtis faisaient des effets de nature morte sur les tuiles. Rien n'était jamais oublié: ni les concombres salés, ni la moutarde à l'estragon, ni la khalva grecque, ni les dattes, figues, oranges et noix, et les fournisseurs de la Buffa y joignaient parfois leurs improvisations: la pizza au fromage et anchois de M. Pantaleoni, les célèbres «gousses d'ail» de M. Peppi, une spécialité admirable, qui se présentait à vous sous l'apparence d'une simple croûte pâtissière, laquelle fondait dans votre bouche dans une succession de saveurs inattendues: fromage, anchois, champignons, pour finir soudain dans une apothéose d'ail comme je n'en ai jamais connue depuis – et des quartiers de bœuf entiers que M. Jean m'expédiait personnellement, le seul et authentique bœuf sur le toit, n'en déplaise à la fameuse boîte parisienne de ce nom. La réputation de mon garde-manger fit son chemin, Cours Mirabeau, et je pus me faire des amis: un guitariste-poète du nom de Sainthomme, un jeune étudiant-écrivain allemand qui avait pour ambition de féconder le Nord par le Sud ou vice versa, je ne me souviens plus, deux étudiants du cours de philosophie du Professeur Segond – et ma charcutière, naturellement, que j'ai revue en 1952, mère de neuf enfants, ce qui prouve que la Providence avait veillé sur moi, car je n'avais jamais eu avec elle aucun ennui. Je passai mon temps libre au café des Deux Garçons, où j'écrivis un roman, sous les platanes du Cours Mirabeau. Ma mère m'envoyait fréquemment des billets lapidaires, aux phrases bien senties, remplies d'exhortations à la vaillance et à la ténacité; ils ressemblaient aux proclamations que les généraux adressent à leurs troupes à la veille de la défaite, vibrantes de promesses de triomphe et d'honneur, et lorsque je lus sur les murs, en 1940, le célèbre, «nous vaincrons, parce que nous sommes les plus forts» du Gouvernement Reynaud, je pensai à mon commandant en chef avec une tendre ironie. Je l'imaginais souvent, qui se levait à six heures du matin, allumait sa première cigarette, faisait bouillir de l'eau pour sa piqûre, enfonçait la seringue d'insuline dans sa cuisse, comme je l'avais vue faire tant de fois, puis, saisissant son crayon, elle griffonnait l'ordre du jour qu'elle allait jeter dans la boîte, avant de courir au marché. «Courage mon fils, tu reviendras à la maison, le front ceint de lauriers…» Oui, c'était aussi simple que ça, elle retrouvait tout naturellement les clichés les plus vieux et les plus naïfs de l'humanité. Je crois qu'elle avait besoin de ces billets, qu'elle les écrivait beaucoup plus pour se convaincre elle-même et pour se donner du courage qu'à mon intention. Elle me suppliait aussi de ne pas me battre en duel, car elle avait toujours été hantée par la mort de Pouchkine et de Lermontov sur le pré, et comme mon génie littéraire lui paraissait au moins égal au leur, elle craignait que je ne fisse le troisième, si je puis m'exprimer ainsi. Je ne négligeais pas mes travaux littéraires, loin de là. Un nouveau roman fut bientôt terminé et expédié aux éditeurs et, pour la première fois, l'un d'eux, Robert Denoël, se dérangea et me répondit personnellement. Il pensait, m'écrivit-il, qu'il m'intéresserait de prendre connaissance du rapport d'un de ses lecteurs. Apparemment, ayant parcouru quelques pages de mon œuvre, il l'avait soumise à un psychanalyste de renom, en l'occurrence la princesse Marie Bonaparte, et il me communiquait à présent son étude de vingt pages sur l'auteur du Vin des Morts. C'était assez clair. J'étais atteint de complexe de castration, de complexe fécal, de tendances nécro-philiques, et de je ne sais combien d'autres petits travers, à l'exception du complexe d'Œpide, je me demande bien pourquoi. Pour la première fois, je sentis que j'étais «devenu quelqu'un», et que je commençais enfin à justifier les espoirs et la confiance que ma mère avait placés en moi.