Un jour, après avoir grimpé une vingtaine de fois le maudit escalier qui menait du restaurant aux cuisines, elle s'assit brusquement sur une chaise, son visage et ses lèvres devinrent gris; elle pencha un peu la tête de côté, ferma les yeux et mit la main sur sa poitrine; tout son corps se mit à trembler. Nous eûmes la chance que le diagnostic du médecin fût rapide et sûr: il s'agissait d'une crise de coma hypo-glycémique, due à une trop forte piqûre d'insuline.

C'est ainsi que j'appris ce qu'elle me cachait depuis deux ans: ma mère était diabétique et, chaque matin, se faisait une piqûre d'insuline, avant de commencer sa journée.

Une peur abjecte me saisit. Le souvenir du visage gris, de la tête légèrement penchée, des yeux fermés, de cette main douloureusement posée sur la poitrine, ne me quitta plus jamais. L'idée qu'elle pût mourir avant que j'eusse accompli tout ce qu'elle attendait de moi, qu'elle pût quitter la terre avant d'avoir connu la justice, cette projection dans le ciel du système des poids et mesures humains, me paraissait un défi au bon sens, aux bonnes mœurs, aux lois, une sorte d'attitude de gangster métaphysique, quelque chose qui vous permettait d'appeler la police, d'invoquer la morale, le droit et l'autorité.

Je sentis qu'il fallait me dépêcher, qu'il me fallait en toute hâte écrire le chef-d'œuvre immortel, lequel, en faisant de moi le plus jeune Tolstoï de tous les temps, me permettrait d'apporter immédiatement à ma mère la récompense de ses peines et le couronnement de sa vie.

Je m'attelai d'arrache-pied à la besogne.

Avec l'accord de ma mère, j'abandonnai provisoirement le lycée, et, m'enfermant une fois de plus dans ma chambre, me ruai à l'assaut. Je plaçai devant moi trois mille feuilles de papier blanc, ce qui était, d'après mes calculs, l'équivalent de Guerre et Paix, et ma mère m'offrit une robe de chambre très ample, modelée sur celle qui avait fait déjà la réputation de Balzac. Cinq fois par jour, elle entrouvrait la porte, déposait sur la table un plateau de victuailles et ressortait sur la pointe des pieds. J'écrivais alors sous le pseudonyme de François Mermont. Cependant, comme mes œuvres m'étaient régulièrement renvoyées par les éditeurs, nous décidâmes que le pseudonyme était mauvais, et j'écrivis le volume suivant sous le nom de Lucien Brûlard. Ce pseudonyme ne paraissait pas non plus satisfaire les éditeurs. Je me souviens qu'un de ces superbes, qui sévissait alors à la N.R.F., à un moment où je crevais de faim à Paris, me retourna un manuscrit, avec ces mots: «Prenez une maîtresse et revenez dans dix ans.» Lorsque je revins, en effet, dix ans plus tard, en 1945, il n'était malheureusement plus là: on l'avait déjà fusillé.

Le monde s'était rétréci pour moi jusqu'à devenir une feuille de papier contre laquelle je me jetais de tout le lyrisme exaspéré de l'adolescence. Et cependant, en dépit de ces naïvetés, ce fut à cette époque que je m'éveillai entièrement à la gravité de l'enjeu et à sa nature profonde. Je fus étreint par un besoin de justice pour l'homme tout entier, quelles que fussent ses incarnations méprisables ou criminelles, qui me jeta enfin et pour la première fois au pied de mon œuvre future, et s'il est vrai que cette aspiration avait, dans ma tendresse de fils, sa racine douloureuse, tout mon être fut enserré peu à peu dans ses prolongements, jusqu'à ce que la création littéraire devînt pour moi ce qu'elle est toujours, à ses grands moments d'authenticité, une feinte pour tenter d'échapper à l'intolérable, une façon de rendre l'âme pour demeurer vivant.

Pour la première fois, en voyant ce visage gris aux yeux fermés, penché sur le côté, cette main sur la poitrine, la question de savoir si la vie est une tentation honorable se posa brusquement à moi. Ma réponse à la question fut immédiate, peut-être parce qu'elle m'était dictée par mon instinct de conservation, et j'écrivis fébrilement un conte intitulé La Vérité sur l'affaire Prométhée, qui reste encore aujourd'hui pour moi la vérité sur l'affaire Prométhée.

Car il est hors de doute qu'on nous a trompés sur la véritable aventure de Prométhée. Ou plus exactement, on nous a caché la fin de l'histoire. Il est parfaitement vrai que, pour avoir dérobé le feu aux dieux, Prométhée avait été enchaîné à un rocher et qu'un vautour se mit à lui dévorer le foie. Mais quelque temps après, lorsque les dieux jetèrent un coup d'œil sur la terre pour voir ce qui se passait, ils virent que non seulement Prométhée s'était débarrassé de ses chaînes, mais qu'il s'était emparé du vautour, et qu'il lui dévorait le foie, pour reprendre des forces et remonter au ciel.

Je souffre tout de même d'une maladie de foie, aujourd'hui. On avouera qu'il y a de quoi: j'en suis à mon dix millième vautour. Et mon estomac n'est plus ce qu'il était autrefois.

Mais je fais de mon mieux. Le jour où un coup de bec final me chassera de mon rocher, j'invite les astrologues à guetter l'apparition d'un signe nouveau au Zodiaque: celui d'un roquet humain accroché de toutes ses dents à quelque vautour céleste.

L'avenue Dante, qui mène de l'Hôtel-Pension Mermonts au marché de la Buffa, s'ouvrait devant ma fenêtre. De ma table de travail, je voyais ma mère venir de loin. Un matin, une envie irrésistible me vint de la consulter sur tout cela, de lui demander ce qu'elle en pensait. Elle était entrée dans ma chambre sans aucune raison, comme elle le faisait souvent, simplement pour fumer une cigarette en silence, en ma compagnie. J'étais en train d'apprendre, pour mon bachot, quelque vague folie sur la structure de l'univers.

– Maman, lui dis-je. Maman. Écoute.

Elle écoutait.

– Trois ans de licence, deux ans de service militaire…

– Tu seras officier, m'interrompit-elle.

– Bon, mais ça fait cinq ans. Tu es malade. Elle chercha à me rassurer immédiatement.

– Tu auras le temps de finir tes études. Tu ne manqueras de rien, sois tranquille…

– Bon Dieu, ce n'est pas de ça qu'il s'agit… J'ai peur de ne pas y arriver… de ne pas y arriver à temps…

Cela lui donna tout de même à penser. Elle réfléchit longuement, calmement. Et puis elle me dit, en reniflant bruyamment, les deux mains posées sur ses genoux:

– Il y a une justice.

Elle alla s'occuper du restaurant.

Ma mère croyait à une structure de l'univers plus logique, plus souveraine et plus cohérente que tout ce qu'on pouvait apprendre là-dessus dans mon livre de physique.

Ce jour-là, elle portait une robe grise, un fichu violet, un collier de perles et un manteau gris jeté sur les épaules. Elle avait pris quelques kilos. Le médecin m'avait dit qu'elle pouvait encore tenir pendant des années. Je cachai mon visage dans mes mains.

Si seulement elle pouvait me voir en uniforme d'officier français, même si je ne devais jamais devenir ambassadeur de France, Prix Nobel de littérature, un de ses plus beaux rêves serait réalisé. Je devais commencer mon droit, cet automne-là, et avec un peu de chance… Dans trois ans, je pouvais faire une entrée triomphale à l'Hôtel-Pension Mermonts, dans mon uniforme de sous-lieutenant aviateur. Nous avions choisi l'aviation, ma mère et moi, depuis assez longtemps déjà: la traversée de l'Atlantique par Lindbergh l'avait vivement impressionnée et, là encore, je m'en voulais de ne pas y avoir pensé le premier. J'allais l'accompagner au marché de la Buffa, vêtu de bleu et d'or, avec des ailes partout, offert à l'admiration des carottes et des poireaux, des Pantaleoni, Renucci, Buppi, Cesari et Fassoli, défilant ma mère à mon bras, sous l'arc de triomphe des salamis et des oignons, et cherchant l'admiration jusque dans l'œil rond des merlans.

L'adoration naïve de ma mère pour la France continuait à être pour moi une source d'étonnement. Lorsque quelque fournisseur exaspéré la traitait de «sale étrangère», elle souriait, et, avec un mouvement de la canne qui prenait tout le marché de la Buffa à témoin, elle déclarait:

– Mon fils est officier de réserve et il vous dit merde!

Elle ne faisait pas de distinction entre «est» et «sera». Le galon de sous-lieutenant prit soudain à mes yeux une importance et une signification énormes, et tous mes rêves se réduisirent provisoirement à celui, beaucoup plus modeste, de dénier en uniforme de sous-lieutenant aviateur au marché couvert de la Buffa, avec ma mère à mon bras.

CHAPITRE XXII

M. Zaremba était un Polonais de belle prestance, enclin à la mélancolie, qui parlait peu et dont le regard paraissait interroger le monde avec une expression de léger reproche, comme pour lui demander: «Pourquoi m'as-tu fait ça?» II descendit un beau jour du taxi devant l'hôtel, avec sa moustache blonde déjà touchée de gris qui pendait à l'ancienne, vêtu de blanc colonial, coiffé d'un panama crème et armé de nombreuses valises couvertes d'étiquettes que je contemplai longuement: Calcutta, Malacca, Singapour, Surabaya… Voilà qui témoignait enfin d'une manière pour ainsi dire matérielle et irréfutable dé la réalité des pays de rêve dont je n'avais recueilli jusque-là d'autres preuves d'existence que ce que voulaient bien m'en dire Somerset Maugham et De Vere Stackpoole dans leurs romans. M. Zaremba prit une chambre pour «quelques jours», et resta un an.

Rien, dans son aspect un peu las, dans ses manières de parfait homme du monde, ne laissait deviner le petit garçon en culottes courtes qu'il cachait en lui, enfoui sous les sables du temps; il en est souvent des apparences de maturité comme des autres façons de s'habiller, et l'âge, à cet égard, est le plus adroit des tailleurs. Mais je venais d'avoir dix-sept ans et je ne savais encore rien de moi-même; j'étais donc loin de soupçonner qu'il arrive aux hommes de traverser la vie, d'occuper des postes importants et de mourir sans jamais parvenir à se débarrasser de l'enfant tapi dans l'ombre, assoiffé d'attention, attendant jusqu'à la dernière ride une main douce qui caresserait sa tête et une voix qui murmurerait: «Oui, mon chéri, oui. Maman t'aime toujours comme personne d'autre n'a jamais su t'aimer.»

M. Zaremba fit d'abord une bonne impression à la directrice de l'hôtel-pension Mermonts, qui l'avait pris pour un gentleman. Mais lorsqu'il se pencha sur le registre de l'hôtel et inscrivit sa profession, ma mère, ayant jeté un regard sur les mots artiste peintre, s'empressa de lui demander, fort brutalement, une semaine d'avance. Quant à la distinction, aux manières exemplaires et à tout ce qu'on appelait au temps jadis le «comme il faut» de notre nouveau client, ils me semblaient aller à l'encontre de l'opinion que je n'avais cessé d'entendre depuis mon enfance, selon laquelle les peintres étaient voués à l'alcool et à la déchéance physique et morale. Il ne restait qu'une explication, et ma mère l'avança bien avant d'avoir daigné accorder un regard aux tableaux de l'artiste: il devait être totalement dénué de talent.