Notre situation financière s'aggrava à cette époque une fois de plus. La crise économique de 1929 avait à présent ses répercussions sur la Côte d'Azur, et nous connûmes de nouveau des jours difficiles.

Ma mère transforma une chambre de notre appartement en chenil, prit en pension des chiens, des chats et des oiseaux, lut les lignes de la main, prit des pensionnaires, assuma la gérance d'un immeuble, agit comme intermédiaire dans une ou deux ventes de terrain. Je l'aidai de mon mieux, c'est-à-dire, en essayant d'écrire un chef-d'œuvre immortel. Parfois, je lui lisais quelque passage dont j'étais particulièrement fier, et elle ne manquait jamais de m'accorder toute l'admiration que j'attendais; cependant, un jour, je me souviens, après avoir écouté un de mes poèmes, elle me dit, avec une sorte de timidité:

– Je crois que tu n'auras pas beaucoup de sens pratique, dans la vie. Je ne sais pas du tout comment ça se fait.

Et en effet, au lycée, dans les sciences exactes, mes notes demeurèrent désastreuses jusqu'au bachot. A l'oral de chimie, en première partie du baccalauréat, l'examinateur, M. Passac, m'ayant demandé de lui parler du plâtre, tout ce que je trouvai à lui dire fut, textuellement:

– Le plâtre sert à fabriquer les murs. L'examinateur attendit patiemment. Puis comme rien ne venait, il me demanda:

– C'est tout?

Je lui jetai un regard hautain et, me tournant vers le public, je le pris à témoin:

– Comment, est-ce tout? C'est déjà énorme! Monsieur le Professeur, enlevez les murs, et quatre-vingt-dix-neuf pour cent de notre civilisation sont par terre!

Les affaires devenaient de plus en plus rares, et un soir, ma mère, après avoir beaucoup pleuré, s'assit à la table et écrivit une longue lettre à quelqu'un. Le lendemain, je fus invité, à me rendre chez le photographe, où je fus pris de trois quarts, vêtu d'un blazer bleu, les yeux levés. La photo fut jointe à la lettre, et ma mère, après avoir hésité pendant plusieurs jours, gardant l'enveloppe dans un tiroir fermé, finit cependant par aller la mettre à la boîte.

Elle passa ensuite la soirée penchée sur son coffre, à relire un paquet de correspondance tenu ensemble par un ruban bleu.

Ma mère devait avoir alors cinquante-deux ans. Les lettres étaient vieilles et chiffonnées. Je les ai retrouvées dans la cave en 1947, et je les ai lues, et les relis souvent.

Huit jours plus tard, un mandat de cinq cents francs nous parvenait. Il eut sur ma mère un effet tout à fait extraordinaire: elle me regarda avec gratitude. Ce fut soudain comme si j'eusse accompli quelque chose d'énorme pour elle. Elle s'approcha de moi, prit mon visage entre ses mains, fixant chaque trait avec une attention étonnante et les larmes se mirent à briller dans ses yeux. Un sentiment étrange de gêne s'empara de moi: j'eus soudain la sensation d'être quelqu'un d'autre.

Pendant dix-huit mois, les mandats continuèrent à nous arriver plus ou moins irrégulièrement. J'eus droit à une bicyclette Thommann de course, couleur orange. Nous eûmes une période glorieuse de paix et de prospérité. Je reçus deux francs d'argent de poche par jour, et je pus ainsi, en revenant du lycée, m'arrêter parfois au marché aux fleurs et acheter, pour cinquante centimes, un bouquet parfumé, que j'offrais à ma mère. Le soir, je l'emmenais écouter l'orchestre tzigane du Royal: nous restions debout sur le trottoir, évitant la terrasse, où les consommations étaient obligatoires. Ma mère adorait les orchestres tziganes; avec les officiers de la Garde, la mort de Pouchkine dans le duel, et le Champagne bu dans les souliers, ils étaient pour elle ce qu'il y avait de plus romantiquement dépravé au monde. Elle me mettait toujours en garde contre les filles tziganes, lesquelles, à l'entendre, étaient une des plus grandes menaces qui allaient peser sur moi, me ruinant physiquement, moralement et matériellement, si je n'y prenais garde, et me menant tout droit à la tuberculose. J'étais agréablement chatouillé par ces perspectives, lesquelles ne se sont pas réalisées. La seule fille tzigane à laquelle je me sois intéressé dans ma jeunesse, en raison, précisément, des descriptions si tentantes que ma mère m'avait faites quelques années auparavant, s'était contentée de voler mon portefeuille, mon foulard et mon bracelet-montre, et elle ne m'avait même pas laissé le temps de me retourner, encore moins d'attraper la tuberculose.

J'ai toujours rêvé d'être ruiné par une femme moralement, physiquement et matériellement: ça doit être merveilleux de pouvoir faire tout de même quelque chose de sa vie. Je peux évidemment encore attraper la tuberculose, mais à mon âge, je ne crois plus que ça puisse encore être de cette façon-là. La nature a de ces limites. Quelque chose me dit, du reste, que les filles tziganes ni même les officiers de la Garde ne sont plus ce qu'ils étaient autrefois.

Après le spectacle, j'offrais mon bras à ma mère et nous allions nous asseoir sur la Promenade des Anglais. Les fauteuils étaient payants, là aussi, mais c'était un luxe que nous pouvions à présent nous offrir.

En choisissant bien son fauteuil, on pouvait se placer d'une telle façon que soit l'orchestre du Lido, soit celui du Casino, vous était accessible sans bourse délier. Généralement, ma mère emportait avec elle, discrètement dissimulés au fond de son sac, du pain noir et des concombres salés, notre gourmandise préférée. On pouvait donc voir, à cette époque, vers neuf heures du soir, contemplant la foule de flâneurs, sur la Promenade des Anglais, une dame distinguée aux cheveux blancs et un adolescent en blazer bleu, assis discrètement le dos contre la balustrade, en train de savourer des concombres salés à la russe avec du pain noir, sur une feuille de papier journal posée sur leurs genoux. C'était très bon. Ce n'était pas suffisant. Mariette avait éveillé en moi une faim qu'aucun concombre au monde, même le plus salé, ne pouvait plus apaiser. Mariette nous avait quittés il y avait déjà deux ans, mais son souvenir continuait à couler dans mon sang et à me tenir éveillé la nuit. J'ai conservé jusqu'à ce jour, pour cette bonne Française qui m'avait ouvert la porte d'un monde meilleur, une gratitude profonde. Trente ans se sont écoulés, mais je peux dire, avec plus de vérité que les Bourbons, que depuis, je n'ai rien appris, ni rien oublié. Que sa vieillesse soit heureuse et paisible, et qu'elle sache qu'elle avait vraiment fait pour le mieux avec ce que le bon Dieu lui avait donné. Je sens que je vais m'attendrir si je continue plus longtemps sur ce sujet, alors, je m'arrête.

Mais il y avait donc un bon moment que Mariette n'était plus là pour me tendre la main et me secourir. Mon sang s'indignait dans mes veines et frappait à la porte avec une véhémence, une insistance, que les trois kilomètres, que je parcourais à la nage, chaque matin, ne parvenaient pas à calmer. Assis à côté de ma mère sur la Promenade des Anglais, je guettais toutes les merveilleuses porteuses de pain qui défilaient devant moi, je soupirais profondément, et je restais là, désemparé, mon concombre à la main.

Mais la plus vieille civilisation du monde, avec sa compréhension souriante de la nature humaine et de ses faillibilités, avec son sens du compromis et des arrangements, vint à mon secours. La Méditerranée vivait depuis trop longtemps avec le soleil pour le traiter en ennemi et elle pencha sur moi son visage aux mille pardons.

Le lycée de Nice n'était pas le seul établissement éducatif qui s'élevât alors entre la place Masséna et l'esplanade du Paillon. Mes camarades et moi trouvâmes, rue Saint-Michel, un accueil simple et amical, tout au moins, lorsque l'escadre américaine ne faisait pas escale à Villefranche, jours néfastes entre tous, où la consternation régnait dans les classes, et où le tableau noir devenait un véritable drapeau de notre mélancolie.

Mais avec deux ou trois francs d'argent de poche par jour, il est difficile de fréquenter, comme on dit dans le Midi.

Des choses étranges commencèrent donc à se produire à la maison. Un tapis disparut, puis un autre et, un jour, en revenant du casino municipal où l'on donnait Madame Butterfly, ma mère fut stupéfaite de constater que le petit trumeau qu'elle avait acquis la veille chez un brocanteur, dans l'intention de le revendre à profit, s'était littéralement évanoui dans les airs, toutes portes et fenêtres fermées. Un étonnement sans borne se dessina sur sa figure. Elle soumit l'appartement à un examen détaillé pour voir si rien d'autre ne manquait. Il se trouvait que si: mon appareil photographique, ma raquette de tennis, ma montre, mon pardessus d'hiver, ma collection de timbres-poste et les œuvres de Balzac que je venais de recevoir pour mon premier prix de français, avaient suivi le même chemin. J'avais même réussi à vendre le fameux samovar, que j'avais placé chez un antiquaire du vieux Nice, pour une somme sans doute dérisoire, mais qui m'avait tout de même tiré momentanément d'embarras. Ma mère réfléchit un moment, puis s'assit dans un fauteuil et me regarda. Elle me regarda longuement, avec attention et puis, à ma très grande surprise, au lieu de la scène dramatique que j'attendais, je vis une expression de triomphe presque solennel et de fierté se répandre sur son visage. Elle renifla bruyamment, avec une immense satisfaction, et me regarda encore une fois avec gratitude, admiration et attendrissement: j'étais enfin devenu un homme. Elle n'avait pas lutté en vain.

Ce soir-là, elle écrivit une longue lettre de sa grande écriture nerveuse, toujours avec le même air de triomphe et de satisfaction, comme si elle eût hâte d'annoncer que j'avais été un bon fils. Un mandat personnel de cinquante francs me parvint peu après et j'en reçus plusieurs autres, au cours de l'année. J'étais provisoirement sauvé. Par contre, je fus invité à me rendre chez un vieux docteur de la rue de France, lequel, après avoir longuement tourné autour du pot, m'expliqua que la vie d'un jeune homme était pleine d'embûches, que notre vulnérabilité était grande, que les flèches empoisonnées sifflaient à nos oreilles, et que nos ancêtres les Gaulois eux-mêmes n'allaient jamais au combat sans leurs boucliers. Après quoi, il me remit un petit paquet. J'écoutai poliment, comme il se doit avec un ancien. Mais la visite au Panopticum de Wilno m'avait éclairé à cet égard définitivement et j'étais depuis longtemps résolu à conserver mon nez intact. J'aurais pu lui dire aussi qu'il sous-estimait gravement l'honorabilité et les scrupules des braves âmes que nous fréquentions. La plupart d'entre elles étaient elles-mêmes des mères dévouées et jamais, au grand jamais, il ne nous était permis de nous risquer dans le sillage de toutes les marines du monde sans être initiés aux règles de prudence nécessaires à tout navigateur respectueux des éléments.