Cette conclusion se trouva confirmée à ses yeux lorsqu'il s'avéra que la réussite matérielle de M. Zaremba permettait à celui-ci de posséder une maison en Floride et un chalet en Suisse. Ma mère commença à manifester à notre locataire une commisération teintée d'ironie. Sans doute redoutait-elle que l'exemple d'un peintre prospère n'exerçât sur moi une influence néfaste; cela pouvait, Dieu nous garde, non seulement me détourner de la carrière diplomatique qui m'attendait les bras ouverts, mais encore m'inciter à me remettre une fois de plus aux pinceaux.

Ce n'était pas une inquiétude injustifiée. Le démon secret m'habitait toujours: il ne devait jamais me quitter. J'éprouvais souvent une nostalgie confuse, un besoin presque physique de formes et de couleurs. Lorsque je me décidai enfin – trois décennies plus tard – à donner libre cours à ma «vocation», le résultat fut désastreux. Je me ruais sur des toiles dans une sorte de danse frénétique, vidant directement sur le «tableau» les plus gros tubes que je pouvais me procurer; les pinceaux ne me donnant pas de contact assez direct, j'y allais avec les mains. Je travaillais aussi au «lancé». Il y avait de la peinture partout. Personne ne pouvait entrer dans la pièce où je sévissais sans en prendre sur les vêtements et le visage: les murs, les meubles et le plafond recueillaient les bribes de mon génie. Car si mon inspiration était bien authentique, le résultat, lui, était d'une effrayante nullité. Je n'avais aucun talent pour la peinture. A chaque coup de pinceau, cet art suprême me renvoyait dédaigneusement à mes chers romans. Depuis, je comprends les graphomanes: j'ai appris à mes dépens qu'une vocation, une inspiration profonde et irrésistible, peuvent s'accompagner d'un manque total de don. Jamais je n'avais connu pareille griserie créatrice, et jamais pourtant l'évidence de l'échec artistique ne fut plus implacable. Je continuai pendant quelque temps à vider des centaines de tubes de couleurs, comme pour me vider moi-même. Mais je n'arrivais au vide que sur la toile. En deux ans, je ne réussis à terminer qu'un seul «tableau». Je l'accrochai au mur, parmi d'autres, et lorsque le grand critique américain Grinberg vint me voir, il s'arrêta longuement devant mon œuvre, avec un intérêt évident. «Et celui-là, de qui est-ce?» Je répondis astucieusement: «Ôh, c'est d'un jeune peintre que j'ai découvert à Milan.» Son expression devint encore plus admirative. «Eh bien, mon vieux, pour une merde, c'est une vraie merde. For a pièce of shit, it's a real pièce of shit!» Je m'en doutais bien, mais je continuais à croire au miracle. Ça pouvait venir n'importe quand. Le ciel, à tout moment, pouvait encore me foudroyer de génie. Peu à peu, la frustration fut telle que je frisais la dépression nerveuse: je dois être le seul homme au monde à qui un médecin interdit de peindre. Il y avait, sur mes «tableaux», des couches si épaisses qu'il fallait se mettre à plusieurs pour les porter aux ordures. Une de mes voisines alla sauver une de mes «œuvres» de la poubelle et la fit transporter chez elle. «On ne sait jamais», expliqua-t-elle.

Cependant, si j'étais un fréquent visiteur dans l'atelier que M. Zaremba avait loué boulevard du Tsarévitch, le goût que j'avais pour l'art n'y était pour rien. Le peintre était d'ailleurs spécialisé dans les figures d'enfants angéliques qui me laissaient indifférent. Il y avait une tout autre raison à l'intérêt que je lui portais. Je m'étais aperçu, en effet, que ce quelque peu neurasthénique personnage s'était mis à rechercher la compagnie de ma mère avec une persistance discrète mais indubitable. Maniée avec diplomatie, d'une main sûre, cette situation pouvait se révéler riche de possibilités et apporter dans notre vie un changement des plus heureux. Déjà aventureux, casse-cou comme tous ceux dont le goût de l'action et de l'exploit ne trouvent pas de prise, l'idée de pouvoir «caser» ma mère et de la mettre ainsi à l'abri des soucis matériels se doublait dans mon esprit d'un autre espoir: celui de pouvoir me jeter enfin dans une vie d'aventures, sans me reprocher d'avoir laissé sans soutien celle qui m'avait tout donné.

M. Zaremba ne s'était jamais marié. Il avait été aussi seul dans son enfance qu'il l'était demeuré dans sa maturité. Ses parents étaient morts jeunes, romantiquement emportés par la tuberculose. Ils étaient enterrés au cimetière de Menton où il se rendait souvent pour déposer des fleurs sur leur tombe. Il avait été élevé avec indifférence par un oncle célibataire, dans un riche domaine de Pologne orientale.

Il ne tarda pas à se livrer, avec infiniment de tact, à de prudents travaux d'approche.

– Vous êtes très jeune, mon cher Romain… Il disait à la polonaise panie Romanie, monsieur Romain.

– Vous êtes très jeune. Vous avez toute la vie devant vous. Vous trouverez une femme qui se dévouera à vous. Une autre femme, devrais-je dire, car je vois à chaque instant de quelle tendre sollicitude votre mère vous entoure. Je n'ai pas eu cette chance. J'avoue que j'aimerais rencontrer une personne que je pourrais aimer et qui s'intéresserait un peu à moi. Je dis bien: un peu. Je ne suis pas quelqu'un d'exigeant. Je me contenterais parfaitement de n'occuper que la seconde place dans l'affection d'une femme.

Je réprimai un sourire à l'idée qu'un autre que moi puisse occuper la première place dans l'affection de ma mère. Mais il ne fallait surtout pas l'effaroucher.

– Il me semble que vous avez raison de vous préoccuper de votre avenir, m'avançai-je prudemment. D'un autre côté cela risquerait de vous imposer certaines responsabilités. Financières, par exemple. Je ne sais si un peintre a les moyens de subvenir aux besoins d'une famille.

– Je suis très à l'aise matériellement, je vous assure.

Il se lissa la moustache.

– Il me plairait d'ailleurs de partager ma réussite avec quelqu'un. Je ne suis pas égoïste.

Cette fois, je me sentis ému. Je rêvais déjà d'apprendre à piloter. C'était, pécuniairement, tout à fait hors de ma portée: il fallait au moins cinq mille francs. Je pouvais peut-être lui demander de nous verser des arrhes, en signe de sérieux. L'idée d'une petite voiture me traversa également l'esprit à cent à l'heure, avec moi au volant. J'avais également remarqué que le peintre possédait une superbe robe de chambre en soie de Damas, brodée d'or.

Je riais intérieurement. Déjà l'humour était pour moi ce qu'il devait demeurer toute ma vie: une aide nécessaire, la plus sûre de toutes. Plus tard, bien plus tard, en privé et en public, à la télé et dans le «monde», les inconditionnels du sérieux n'ont jamais cessé de me demander: «Pourquoi racontez-vous toujours des histoires contre vous-même, Romain Gary?» Mais il ne s'agit pas seulement de moi. Il s'agit de notre je a tous. De notre pauvre petit royaume du Je, si comique, avec sa salle du trône et son enceinte fortifiée. J'y répondrai peut-être plus longuement un jour.

L'idée d'avoir M. Zaremba pour beau-père suscitait en moi toutes sortes de remous. Il y avait des moments où l'amour sans répit dont j'étais l'objet était plus que je ne pouvais supporter. Me voir constamment dans un regard passionné et éperdu comme unique, incomparable, doué de toutes les qualités et promis à la voie triomphale, ne faisait qu'accentuer mes frustrations et la conscience déjà fort lucide et douloureuse que j'avais du gouffre entre cette image de grandeur et ma piètre réalité. Non que je songeasse à me soustraire aux reponsabilités que m'imposaient, dans le «devenir», le dévouement et les sacrifices dont j'étais entouré. J'étais résolu à réaliser tout ce que ma mère attendait de moi, et je l'aimais trop pour être sensible à ce que ses rêves pouvaient avoir de naïf et de démesuré. Il m'était d'autant plus difficile de faire la part du phantasme que, bercé ainsi de promesses et de récits de ma grandeur future depuis mon enfance, je m'y perdais parfois, et ne savais plus très bien ce qui était son rêve et ce qui était moi. Surtout, je n'en pouvais plus d'être ainsi couvé. Si M. Zaremba réussissait à détourner vers lui un peu de cette charge d'amour qui m'écrasait, je respirerais enfin plus librement.

Je ne tardai pas à m'apercevoir que ma mère commençait à sentir qu'il y avait anguille sous roche. Elle s'était mise à traiter le Polonais avec une froideur qui confinait à l'hostilité. Elle était entrée dans sa cinquante-troisième année, et si, malgré ses cheveux tout blancs et les traces d'usure dont la dureté des luttes que cette femme seule avait mené dans trois pays pour survivre, bien plus que l'âge lui-même, avait marqué ses traits, il y avait encore dans sa féminité un rayonnement chaleureux et gai qui pouvait faire rêver un homme. J'eus cependant tôt fait de comprendre que mon timide et distingué ami n'était pas épris d'elle comme un homme tombe amoureux d'une femme. Sous son apparence de grand seigneur dans la force de l'âge, M. Zaremba cachait un orphelin qui n'avait jamais reçu sa part de tendresse et d'affection, et qui a été saisi d'espoir et peut-être d'envie à la vue de cet amour maternel qui brûlait d'une telle flamme sous ses yeux. Manifestement, il avait décidé qu'il y avait de la place pour deux.

Souvent, lorsque ma mère, dans ce que j'appelais ses élans d' «expressionnisme», me serrait dans ses bras ou venait m'apporter dans le petit jardin devant l'hôtel le thé, les gâteaux et les fruits de cinq heures, je décelais sur le long visage osseux de M. Zaremba une ombre de chagrin, voire même d'exaspération. Il aspirait à être admis, lui aussi. Il se tenait assis dans un fauteuil d'osier, les jambes élégamment croisées, sa canne au pommeau d'ivoire posée sur ses genoux; il lissait sa moustache et nous observait, sombrement, tel un banni qui contemple le seuil du royaume interdit. Je dois avouer que j'étais encore assez gamin et ignorant de ce qui m'attendait moi-même au bout du chemin pour prendre quelque plaisir à son irritation. Pourtant, sans qu'il s'en doutât, loin d'avoir un rival, il avait trouvé en moi un solide allié. Si je devais un jour gagner mes galons dans la diplomatie, c'était le moment de le prouver. Je me gardais donc bien de l'encourager.

M. Zaremba toussotait parfois, d'un air contrarié, pendant que ma mère déposait devant moi ses offrandes, mais il ne soufflait mot et ne se permettait jamais la moindre remarque dans le genre: «Nina, vous êtes en train de gâter votre fils et, dans ses rapports avec les femmes, vous lui réservez un avenir bien difficile. Que fera-t-il, plus tard? A quelle quête affective impossible le condamnez-vous ainsi?» Non, M. Zaremba ne se livrait jamais à une pareille intrusion; il se tenait simplement là, dans son costume tropical, légèrement peiné; il soupirait parfois et détournait son regard, avec un peu de mauvaise humeur, de nos effusions. J'étais convaincu que ma mère se rendait parfaitement compte de sa légère envie, ne serait-ce que parce qu'elle exagérait toujours ses manifestations de tendresse lorsque son timide soupirant se trouvait là; elle devait même y prendre goût, d'abord parce que la comédienne manquée en elle aimait avoir un public, et ensuite parce que notre «exclu» accentuait par son attitude notre complicité et témoignait aux yeux de tous de la solidité et de la sécurité absolue de notre inexpugnable royaume. Et puis, un jour, après que fut déposé devant moi le plateau de cinq heures, sur une table du jardin, M. Zaremba se permit un geste qui, venant d'un homme aussi timide et réservé, équivalait à une démonstration de culot énorme, et à une sorte de proclamation muette mais véhémente de ses sentiments. Il se leva de son fauteuil, vint s'asseoir à ma table sans y être convié, tendit la main et prit dans la corbeille une de mes pommes, qu'il se mit à croquer résolument, tout en regardant ma mère dans les yeux avec une expression de défi. J'en restai bouche bée. Jamais nous n'aurions cru M. Zaremba capable d'une telle hardiesse. Nous échangeâmes un coup d'oeil indigné, après quoi nous contemplâmes le peintre avec une telle froideur que le pauvre homme, après un ou deux efforts pour mâchonner la pomme, replaça le fruit sur le plateau, se leva, et s'en alla, la tête basse, les épaules voûtées. Peu après, M. Zaremba se livra à une tentative plus directe.