J'étais assis dans ma chambre, au rez-de-chaussée de l'hôtel, devant la fenêtre ouverte, occupé à polir le dernier chapitre du roman auquel je travaillais. C'était un superbe dernier chapitre, et je regrette aujourd'hui encore de n'avoir jamais réussi à écrire ceux qui devaient le précéder. A l'époque, j'avais déjà au moins vingt derniers chapitres à mon actif.

Ma mère prenait le thé dans le jardin. Debout à ses côtés, légèrement incliné, une main déjà posée sur le dossier de la chaise, M. Zaremba attendait une invitation à s'asseoir qui ne venait pas. Comme il y avait un sujet de conversation qui ne laissait jamais ma mère indifférente, il n'eut aucune difficulté à éveiller son attention.

– Il y a une chose, Nina, dont je tenais à vous parler depuis quelque temps déjà. Il s'agit de votre fils.

Elle buvait toujours son thé beaucoup trop chaud, et, après s'être brûlée les lèvres, elle avait l'étrange habitude de souffler dans la tasse pour le refroidir.

– Je vous écoute.

– Ce n'est jamais bon – je dirais même que c'est dangereux – d'être fils unique. On prend ainsi l'habitude de se sentir le centre du monde, et cet amour qu'on ne partage avec personne vous condamne plus tard à bien des déceptions.

Ma mère écrasa sa gauloise.

– Je n'ai aucune intention d'adopter un autre enfant, répliqua-t-elle sèchement.

– Je ne songeais à rien de ce genre, voyons! murmura M. Zaremba, qui n'avait pas cessé de contempler la chaise.

– Asseyez-vous.

Le peintre s'inclina pour la remercier et s'assit.

– Ce que je voulais dire, simplement, c'est qu'il est important pour Romain de se sentir moins… unique. Il n'est pas bon pour lui d'être le seul homme dans votre vie. Une pareille exclusivité affective risque de le rendre terriblement exigeant dans ses rapports avec les femmes.

Ma mère repoussa sa tasse de thé et prit une autre gauloise. M. Zaremba s'empressa de lui offrir du feu.

– Où, exactement, voulez-vous en venir, panie Janie? Vous autres, Polonais, vous avez une manière de tourner en rond en faisant des arabesques qui fait de vous d'excellents valseurs mais qui vous rend parfois bien compliqués.

– Je voudrais seulement vous dire que cela aiderait Romain s'il y avait un autre homme à vos côtés. A condition, bien entendu, qu'il s'agisse de quelqu'un de compréhensif et qui ne se montrerait pas trop exigeant.

Elle l'observait très attentivement, un œil mi-clos, derrière la fumée de sa cigarette, avec une expression que je qualifierais de goguenarde bienveillance.

– Comprenez bien, continua M. Zaremba, en regardant à ses pieds, qu'il ne me viendrait pas à l'esprit de qualifier d' «excessif» l'amour d'une mère. Personnellement, je n'ai jamais connu un tel amour, et je ne cesse de mesurer ce que j'ai manqué. Je suis orphelin, comme vous savez.

– Vous êtes certainement le plus vieil orphelin que j'aie rencontré, dit ma mère.

– L'âge n'y fait rien, Nina. Le cœur ne vieillit jamais, et le vide, l'absence qui l'ont marqué, demeurent et ne font que grandir. J'ai évidemment conscience de mon âge mais les rapports humains peuvent s'épanouir dans la maturité d'une manière… Comment dirais-je? Radieuse et paisible. Et si vous pouviez partager avec un autre cette tendresse dont vous entourez votre fils, j'ose dire que Romain deviendrait un homme qui compterait davantage sur lui-même. Cela lui épargnerait peut-être aussi d'être torturé toute sa vie par le besoin impérieux de quelque immanente, et, si je puis m'exprimer ainsi, toute-puissante féminité… Si je pouvais vous aider et, par là même, aider votre fils à…

Il s'interrompit et se tut, tout penaud, sous le regard qui l'anéantissait. Ma mère aspira une grande bouffée d'air par le nez, avec un léger sifflement, à la manière des paysans russes qui expriment ainsi leur satisfaction. Elle était assise très droite, les mains posées à plat sur les cuisses. Puis elle se leva.

– Vous avez complètement perdu l'esprit, mon pauvre ami, dit-elle, et pour moi qui connaissais toutes les ressources de vocabulaire dont elle disposait à ses moments d'emportement, il y avait dans ce choix de mots un signe de modération qui n'interdisait pas tout espoir. Après quoi elle se leva et s'éloigna, la tête haute, avec une extrême dignité.

Le regard désolé de M. Zaremba rencontra brusquement le mien. Il n'avait pas remarqué ma présence derrière la fenêtre et il parut encore plus confus comme si je l'avais surpris en train de voler mes billes. J'étais tout disposé à le rassurer. La meilleure façon était de montrer que je le traitais déjà en futur beau-père. Il me fallait aussi savoir s'il se montrerait à la hauteur et s'il était prêt à faire face à ses obligations envers nous. Je me levai et me penchai par la fenêtre. – Est-ce que vous pourriez me prêter cinquante francs, panie Janie? demandais-je.

La main de M. Zaremba se porta immédiatement à son portefeuille. La mode des tests psychologiques auxquels on soumet aujourd'hui les candidats à une place n'était pas encore connue à cette époque; je peux donc dire que j'ai été là un précurseur.

Après cet assaut frontal de notre royaume, mon ami se rendit sagement à l'évidence: la meilleure façon pour lui de courtiser ma mère était de gagner mes bonnes grâces.

C'est ainsi que je reçus un superbe portefeuille en crocodile, avec quinze dollars discrètement glissés à l'intérieur, suivi d'un Kodak, puis d'une montre-bracelet, cadeaux que je prenais pour des gages, car, lorsqu'il s'agit de l'avenir d'une famille, on ne s'entoure jamais assez de précautions. M. Zaremba le comprenait fort bien. Je me trouvai donc bientôt possesseur d'un stylo Waterman, et ma modeste bibliothèque entra dans une ère de folle prospérité. Des billets de théâtre et de cinéma étaient toujours à ma disposition et je me surpris à décrire à mes camarades de la Grande Bleue notre propriété en Floride, récemment acquise.

M. Zaremba décida bientôt qu'il m'avait suffisamment rassuré, et c'est ainsi que vint le jour où il me fit sa demande.

J'étais couché avec une petite grippe et notre prétendant frappa à la porte et fit son entrée à quatre heures et demi, devançant ainsi ma mère, porteur du plateau rituel de fruits, de thé, de miel et de mes gâteaux favoris. J'étais vêtu de son pyjama et de sa belle robe de chambre damassée. Il déposa le plateau sur le lit, me versa une tasse de thé, s'enquit de ma température, prit une chaise et s'assit, le mouchoir à la main, longue silhouette en tweed gris. Il se tapota le front avec son mouchoir. Je compatissais à sa nervosité. Une demande en mariage est toujours un moment difficile. Je me rappelai soudain avec un peu d'inquiétude que ses parents étaient morts de tuberculose. Peut-être faudrait-il lui demander un certificat de bonne santé.

– Mon cher Romain, commença-t-il, non sans une certaine solennité, vous connaissez, bien sûr, mes sentiments à votre égard.

Je pris une grappe de raisins.

– Nous avons beaucoup d'amitié pour vous, M. Zaremba.

J'attendais, le cœur battant, tout en m'efforçant de paraître indifférent. Ma mère n'aurait plus à monter et à descendre cent fois par jour le maudit escalier qui menait de la salle de restaurant à la cuisine. Elle pourrait aller passer chaque année un mois à Venise, qu'elle aimait tant. Au lieu de courir tous les matins à six heures au marché de la Buffa, elle parcourerait la Promenade des Anglais dans un fiacre, en regardant d'un air distant ceux qui lui avaient «manqué». Je pourrais enfin partir à la conquête du monde et revenir à temps, couvert de gloire, afin que sa vie s'éclaire enfin de sens et pour que justice soit rendue. Je voyais aussi la tête de mes petits copains de la plage quand ils me verraient apparaître à la barre de mon yacht aux voiles bleues – je tenais expressément à cette couleur. Je m'intéressais alors à une petite péruvienne, Lucita, et mon rival n'était rien moins que Rex Ingram, le célèbre metteur en scène, qui avait découvert Rudolph Valentino. La Péruvienne avait quatorze ans, Rex Ingram près de cinquante, j'en avais un peu plus de dix-sept; donc, il fallait que les voiles soient bleues.

Je m'imaginais aussi très bien en Floride: une grande maison blanche, une mer chaude, des plages immaculées – la vraie vie, quoi. Nous irions passer là-bas notre lune de miel.

M. Zaremba se tapotait le front. A son doigt, je voyais la chevalière marquée des armes de notre vieille race, le herb des Zaremba. Il allait sûrement me donner son nom. J'allais avoir non seulement un petit frère, mais aussi des ancêtres.

– Je ne suis plus jeune, panie Romanie. Il faut reconnaître que je demande plus que je n'ai à offrir. Mais je vous promets que je vais m'occuper de votre mère dans toute la mesure de mes moyens, ce qui vous permettra de vous vouer entièrement à votre vocation littéraire. Un écrivain doit avoir avant tout la paix de l'esprit, pour pouvoir donner le meilleur de lui-même. J'y veillerai.

– Je suis certain que nous pourrions être très heureux ensemble, panie Janie.

Je m'impatientais un peu. Il n'avait qu'à nous faire carrément sa demande en mariage au lieu d'être là, à se tapoter nerveusement le front.

– Vous disiez donc? lançai-je.

C'était curieux. J'attendais ce moment depuis des mois, mais maintenant que cet homme allait me demander la main de ma mère, mon cœur se serrait.

– Je souhaite que Nina m'accepte pour mari, dit M.Zaremba d'une voix blanche, comme s'il se préparait à faire ce qu'on appelle au cirque le «saut de la mort». Pensez-vous que j'aie une chance?

Je fronçai les sourcils.

– Je n'en sais rien. Nous avons déjà eu plusieurs propositions.

Je me rendis compte que j'y allais un peu fort, mais M. Zaremba, piqué au vif, se redressa vivement.

– De qui? tonna-t-il.

– Il ne me semble pas convenable de citer des noms.

M. Zaremba retrouva, non sans effort, le contrôle de lui-même.

– Bien sûr, excusez-moi. J'aimerais au moins savoir si vous me donnez votre préférence. Étant donné l'adoration de votre mère pour vous, je connais le rôle que vous jouerez dans sa décision.

Je le regardai amicalement.

– Nous avons beaucoup de sympathie pour vous, panie Janie, mais, sûrement, vous comprenez que c'est là une décision très importante. Il ne faut pas nous bousculer. Nous réfléchirons.

– Vous lui direz un mot en ma faveur?

– Le moment venu, oui… Enfin, je crois. Laissez-nous le temps de penser à tout cela. Le mariage est une affaire sérieuse. Quel âge avez-vous, exactement?