Je me trouvai très rapidement dans une situation matérielle désespérée. Non seulement mon argent s'était évaporé avec une rapidité incroyable, mais je ne cessais de recevoir des lettres de ma mère, débordantes de fierté et de gratitude, et elle me demandait de lui annoncer à l'avance les dates de publication de mes chefs-d'œuvre futurs, afin de pouvoir les montrer à tout le quartier.

Je n'eus pas le coeur, de lui avouer ma déconvenue.

Je fis appel à un subterfuge fort habile, dont je suis très fier encore aujourd'hui.

J'écrivis à ma mère une missive dans laquelle je lui expliquai que les directeurs de journaux exigeaient de moi des nouvelles d'une qualité si bassement commerciale, que je me refusais à compromettre ma réputation littéraire en les signant de mon nom. J'allais donc, lui confiai-je, signer ces sous-produits de pseudonymes divers – et je la suppliais, en même temps, de ne pas divulguer, autour d'elle, l'expédient auquel j'avais ainsi recours, afin de ne pas causer de peine à mes amis, à mes professeurs du lycée de Nice, bref, à tous ceux qui croyaient à mon génie et à mon intégrité.

Après quoi, avec beaucoup de sérénité, je découpais chaque semaine les œuvres de différents confrères que les hebdomadaires parisiens publiaient et les envoyais à ma mère, la conscience tranquille et avec le sentiment du devoir accompli.

Cette solution disposait du problème moral, mais le problème matériel demeurait entier. Je n'avais plus de quoi payer mon loyer et je passais des journées sans manger. J'aurais crevé de faim plutôt que d'enlever à ma mère ses triomphales illusions.

Une soirée particulièrement sombre me revient à l'esprit chaque fois que je pense à cette période de ma vie. Je n'avais rien mangé depuis la veille. J'allais souvent rendre visite à un de mes camarades, qui habitait avec ses parents aux environs du métro Lecourbe, et j'avais remarqué qu'en calculant bien mon arrivée, on me demandait presque toujours de rester dîner.

Le ventre creux, je décidai de leur faire une petite visite de courtoisie. Je pris même un de mes manuscrits avec moi, pour en faire la lecture à M. et Mme Bondy, me sentant très bien disposé à leur égard. J'avais une dent énorme et je calculai soigneusement mon temps pour arriver au potage. Je commençai à sentir nettement le fumet délicieux de ce potage aux pommes de terre et poireaux dès la place de la Contrescarpe, alors que quarante-cinq minutes de marche me séparaient encore de la rue Lecourbe – je n'avais pas de quoi m'offrir le métro. J'avalais ma salive, et mon regard devait avoir une lueur de concupiscence folle, parce que les femmes seules que je croisais s'écartaient légèrement et pressaient le pas. J'étais à peu près sûr qu'il y aurait aussi du salami hongrois et du gâteau au chocolat, il y en avait toujours. Je crois que je ne me suis jamais rendu à un rendez-vous d'amour avec, dans mon cœur, une plus merveilleuse anticipation.

Lorsque j'arrivai enfin à destination, débordant d'amitié, personne ne répondit à mon coup de sonnette: mes amis étaient sortis.

Je m'assis dans l'escalier et attendis une heure, puis deux. Mais vers onze heures, un sentiment élémentaire de dignité – il vous en reste toujours quelque part – m'empêcha d'attendre jusqu'à minuit leur retour, pour leur demander à manger.

Je me levai et refis en sens inverse la maudite rue de Vaugirard, dans un état de frustration que l'on imagine.

Et c'est là que se situe un autre sommet de ma vie de champion.

Arrivé au Luxembourg, je passai devant la brasserie Médicis. La malchance voulut qu'à cette heure tardive je pus voir, à travers le rideau en tulle blanc, un brave bourgeois en train de manger un chateaubriand aux pommes-vapeur.

Je m'arrêtai, jetai un coup d'œil au chateaubriand et m'évanouis tout bonnement.

Mon évanouissement n'était pas dû à la faim. Je n'avais certes pas mangé depuis la veille, mais j'avais à cette époque une vitalité à toute épreuve et il m'était arrivé souvent de demeurer deux jours sans nourriture et sans pour cela me dérober à mes obligations, quelles qu'elles fussent.

Je m'étais évanoui de rage, d'indignation et d'humiliation. Je ne pouvais admettre qu'un être humain pût se trouver dans une telle situation, et je ne l'admets pas encore aujourd'hui. Je juge les régimes politiques à la quantité de nourriture qu'ils donnent à chacun, et lorsqu'ils y attachent un fil quelconque, lorsqu'ils y mettent des conditions, je les vomis: les hommes ont le droit de manger sans conditions.

Ma gorge se serra de rage, mes poings se fermèrent, ma vue s'obscurcit et je tombai de tout mon long sur le trottoir. Je dus rester là un bon moment, car, lorsque j'ouvris les yeux, il y avait autour de moi tout un attroupement. J'étais bien habillé, je portais même des gants, et il ne vint heureusement à l'esprit de personne de soupçonner la raison de ma défaillance. On avait déjà appelé l'ambulance et j'étais très tenté de me laisser faire: j'étais sûr qu'à l'hôpital, il y aurait moyen de se remplir le ventre, d'une façon ou d'une autre. Mais je ne me laissai pas aller à cette facilité. Avec quelques mots d'excuse, je me dérobai à l'attention du public et rentrai chez moi. Chose vraiment remarquable, je n'avais plus faim. Le choc de l'humiliation et de l'évanouissement firent passer mon estomac quelque part à l’arrière-plan. J'allumai ma lampe, pris mon stylo et commençai une nouvelle, intitulée Une petite femme, que Gringoire publia quelques semaines après.

Je fis aussi mon examen de conscience. Je découvris que je me prenais trop au sérieux et que je manquais à la fois d'humilité et d'humour. J'avais aussi manqué de confiance dans mes semblables et n'avais pas tenté d'explorer suffisamment les possibilités de la nature humaine, laquelle ne pouvait tout de même pas être entièrement dépourvue de générosité. Je tentai une expérience dès le lendemain matin, et mes vues optimistes se trouvèrent entièrement confirmées. Je commençai par emprunter cent sous au garçon d'étage, en prétextant la perte de mon portefeuille. Après quoi, je me rendis au comptoir chez Capoulade, commandai un café, et plongeai résolument la main dans la corbeille de croissants. J'en mangeai sept. Je commandai encore un café. Puis je fixai gravement le garçon dans les yeux – le pauvre bougre ne se doutait pas qu'en sa personne l'humanité entière était en train de passer un examen.

– Combien je vous dois?

– Combien de croissants?

– Un, dis-je.

Le garçon regarda la corbeille presque vide. Puis il me regarda. Puis il regarda de nouveau la corbeille. Puis il hocha la tête.

– Merde, dit-il. Vous charriez, tout de même.

– Peut-être deux, dis-je.

– Bon, ça va, on a compris, dit le garçon. On est pas bouché. Deux cafés, un croissant, ça fait soixante-quinze centimes.

Je sortis de là transfiguré. Quelque chose chantait dans mon cœur: probablement les croissants. A partir de ce jour, je devins le meilleur client de Capoulade. Quelquefois, le malheureux Jules, c'est ainsi que s'appelait ce grand Français, poussait une timide gueulante, sans trop de conviction.

– Tu peux pas aller bouffer ailleurs, non? Tu vas m'attirer des emmerdements avec le gérant.

– J'peux pas, lui disais-je. Tu es mon père et ma mère.

Parfois, il se lançait dans de vagues problèmes d'arithmétique, que j'écoutais distraitement.

– Deux croissants? Tu oses me regarder dans les yeux et me dire ça? Il y avait neuf croissants dans la corbeille il y a trois minutes.

Je prenais ça froidement.

– Il y a des voleurs partout, disais-je.

– Eh bien, merde! disait Jules avec admiration. Tu as un certain culot. Qu'est-ce que tu étudies, au juste?

– Le droit. Je finis ma licence en droit.

– Eh bien, mon salaud! faisait Jules.

Nous devînmes amis. Lorsque ma deuxième nouvelle parut dans Gringoire, je lui offris un exemplaire dédicacé.

J'estime qu'entre 1936 et 1937 je mangeai sans payer au comptoir de Capoulade entre mille et mille cinq cents croissants. J'interprétais cela comme une sorte de bourse d'études que l'établissement me consentait.

J'ai conservé une très grande tendresse pour les croissants. Je trouve que leur forme, leur croustillance, leur bonne chaleur, ont quelque chose de sympathique et d'amical. Je ne les digère plus aussi bien qu'autrefois et nos rapports sont devenus plus ou moins platoniques. Mais j'aime les savoir là, dans leurs corbeilles, sur le comptoir. Ils ont fait plus pour la jeunesse estudiantine que la Troisième République. Comme dirait le général de Gaulle, ce sont de bons Français.

CHAPITRE XXV

La deuxième nouvelle dans Gringoire arrivait à temps. Ma mère venait de m'écrire une lettre indignée, m'annonçant son intention de confondre, la canne à la main, un individu qui était descendu à l'hôtel et se prétendait l'auteur d'un conte que j'avais publié sous le pseudonyme d'André Corthis. Je fus épouvanté: André Corthis existait vraiment et il était bien l'auteur de la nouvelle. Il devenait urgent de donner à ma mère quelque chose à se mettre sous la dent. La publication à'Une petite femme venait à point et les trompettes de la gloire retentirent à nouveau sur le marché de la Buffa. Mais j'avais cette fois compris qu'il ne pouvait être question de subsister par ma plume seule et je me mis à chercher du «travail», un mot que je prononçais avec résolution et un peu mystérieusement.

Je fus tour à tour garçon dans un restaurant de Montparnasse, livreur tricycliste à la maison «Lunch-Dîner-Repas Fins», réceptionniste dans un palace de l'Etoile, figurant de cinéma, plongeur chez Larue, au Ritz, et maincourantier à l'Hôtel Lapérouse. J'ai travaillé au Cirque d'Hiver, au «Mimi Pinson», j'ai été placeur de publicité touristique pour le journal Le Temps, et je me livrai, pour le compte d'un reporter de l'hebdomadaire Voilà, à une enquête approfondie sur le décor, l'atmosphère et le personnel de plus de cent maisons closes de Paris. Voilà ne publia jamais l'enquête et j'appris avec une certaine indignation que j'avais œuvré, sans le savoir, pour un guide confidentiel à l'usage des touristes du Gai-Paree. Je ne fus, par-dessus le marché, jamais payé, le «journaliste» en question ayant disparu sans laisser de trace. Je collai des étiquettes sur des boîtes, et je suis probablement un des rares hommes à avoir vraiment sinon peigné, du moins peint la girafe, opération fort délicate, à laquelle je procédais dans une petite fabrique de jouets, où je passais trois heures par jour, le pinceau à la main. De tous les métiers que je fis à l'époque, celui de réceptionniste dans un grand palace de l'Étoile me fut de loin le plus pénible. Je fus continuellement snobé par le chef de réception, qui méprisait les «intellectuels», – on savait que j'étais étudiant en droit – et tous les chasseurs étaient pédérastes. J'étais écœuré par ces gamins de quatorze ans qui venaient vous offrir, en des termes non équivoques, les services les plus précis. Après cela, la visite des maisons closes pour Voilà fut comme une bouffée d'air frais.