– Je t'en supplie, ne le fais pas! Renonce à ton projet héroïque 1 Fais-le pour ta pauvre vieille maman – ils n'ont pas le droit de demander ça à un fils unique! J'ai tellement lutté pour t'élever, pour faire de toi un homme, et maintenant… Oh, mon Dieu!

Les yeux étaient agrandis par la peur, le visage bouleversé, les mains jointes.

Je n'étais pas étonné. Il y avait si longtemps que j'étais «conditionné»! Il y avait si longtemps que je la connaissais et je la comprenais si entièrement.

Je lui pris la main.

– Mais les billets sont déjà payés, lui dis-je. Une expression de résolution farouche balaya toute trace de peur et de désespoir de son visage.

– Ils les rembourseront! proclama-t-elle, en saisissant sa canne.

Je n'avais pas le moindre doute là-dessus. C'est ainsi que je n'ai pas tué Hitler. Il s'en est fallu de peu, comme on voit.

CHAPITRE XXVIII

Quelques semaines à peine séparaient à présent ma mère de mon galon de sous-lieutenant et on imagine avec quelle impatience nous attendions tous les deux notre appel sous les drapeaux. Nous étions pressés: son diabète s'aggravait et, malgré les divers régimes alimentaires que les médecins essayaient, le degré de sucre dans son sang montait parfois dangereusement. Elle fit une nouvelle crise de coma insulinique en plein marché de la Buffa et ne reprit connaissance sur le comptoir aux légumes de M. Pantaleoni que grâce à la rapidité avec laquelle celui-ci lui versa de l'eau sucrée dans la bouche. Ma course contre la montre commençait à prendre un caractère désespéré et ma littérature s'en ressentait. Dans ma volonté de donner quelque coup de gong prodigieux qui laisserait le monde bouche bée d'admiration, je forçais ma voix au-dessus de mes moyens; visant à la grandeur, je succombais au grincement et à l'enflure; me dressant sur la pointe des pieds pour révéler à tous ma stature, je ne donnais la mesure que de mes prétentions; décidé à faire dans le génie, je n'arrivais qu'à manquer de talent. Il est difficile, lorsqu'on se sent le couteau sur la gorge, de chanter juste. Roger Martin du Gard, invité, au cours de la guerre, à porter un jugement sur un de mes manuscrits, alors qu'on me croyait mort, parla avec raison de «mouton enragé». Ma mère devinait sans doute le caractère angoissé de ma lutte et faisait tout ce qu'elle pouvait pour m'aider. Pendant que je polissais mes phrases, elle se battait avec le personnel, les agences, les guides, faisait face aux clients capricieux; pendant que je sommais l'inspiration de se manifester en moi par quelque sujet étourdissant de profondeur et d'originalité, elle veillait jalousement à ce que rien ne vînt me troubler dans mes élans créateurs. J'écris ces lignes sans honte et sans remords, sans nulle haine de moi-même: je ne faisais que m'incliner devant son rêve, devant ce qui était son unique raison de vivre et de lutter. Elle voulait être une grande artiste et je faisais tout ce que je pouvais. Dans ma hâte de la rassurer et de lui prouver ma valeur, mais surtout, peut-être, pour me rassurer moi-même et échapper à la panique qui s'emparait de moi, je descendais parfois aux cuisines, où je survenais en général à temps pour interrompre quelque querelle violente avec le chef, et lui donnais séance tenante lecture d'un passage encore tout chaud et qui me paraissait particulièrement bien venu. Sa colère s'apaisait instantanément, elle invitait d'un geste souverain le chef au silence et à l'attention, et m'écoutait avec une intense satisfaction. Ses cuisses étaient criblées de piqûres. Deux fois par jour, elle s'asseyait dans un coin, une cigarette aux lèvres, les jambes croisées, saisissait la seringue d'insuline et plantait l'aiguille dans sa chair, tout en continuant à donner des ordres au personnel. Elle veillait avec son énergie habituelle à la bonne marche de l'affaire, n'admettait aucun relâchement dans le service et s'efforçait d'apprendre l'anglais afin d'être à même de s'orienter plus facilement dans les désirs, phobies, lubies et caprices de la clientèle d'Outre-Manche. Les efforts qu'elle faisait pour être aimable, souriante et toujours d'accord avec les touristes de tout poil allaient directement à l'encontre de sa nature ouverte et impulsive et aggravaient encore davantage son état nerveux. Elle fumait trois paquets de gauloises par jour. Il est vrai qu'elle ne terminait jamais une cigarette, l'écrasant à peine entamée, pour en allumer aussitôt une autre. Elle avait découpé dans une revue la photo d'un défilé militaire et la montrait aux clients et surtout aux clientes, leur faisant admirer le bel uniforme qui allait être mien dans quelques mois. J'avais beaucoup de peine à obtenir la permission de l'aider au restaurant, de servir à table, de porter le matin dans les chambres le petit déjeuner, comme je le faisais auparavant: elle trouvait une telle activité incompatible avec mon rang d'officier. Souvent, elle saisissait elle-même la valise d'un client et essayait de me repousser lorsque je tentais de l'aider. Il était évident, cependant, à une certaine allégresse nouvelle qui lui venait à présent, au sourire comme victorieux avec lequel elle me regardait parfois, qu'elle avait le sentiment de toucher au but, et qu'elle n'imaginait pas de plus beau jour dans sa vie que celui où j'allais revenir à l'Hôtel-Pension Mermonts revêtu de mon uniforme prestigieux.

Je fus incorporé à Salon-de-Provence le 4 novembre 1938. J'avais pris place dans le train des conscrits et une foule de parents et amis accompagnaient les jeunes gens à la gare, mais seule ma mère était armée d'un drapeau tricolore qu'elle ne cessait d'agiter, en criant parfois «Vive la France», ce qui me valait des regards hostiles ou goguenards. La «classe» qui était ainsi incorporée brillait par son manque d'enthousiasme et une profonde conviction, que les événements de 40 devaient justifier pleinement, qu'on la forçait à prendre part à un «jeu de cons». Je me souviens d'une jeune recrue, laquelle, irritée par les manifestations patriotardes et cocardières de ma mère, si contraires aux bonnes traditions antimilitaristes en vigueur, avait grommelé:

– Ça se voit qu'elle est pas française, celle-là.

Comme j'étais déjà moi-même excédé et exaspéré par l'exubérance sans retenue de la vieille dame au drapeau tricolore, je fus très heureux de pouvoir prendre prétexte de cette remarque pour me soulager un peu en portant à mon vis-à-vis un très joli coup de tête dans le nez. La bagarre devint aussitôt générale, les cris de «fasciste», «traître», «à bas l'armée» fusant de toutes parts, cependant que le train s'ébranlait, que le drapeau s'agitait désespérément sur le perron et que j'avais à peine le temps de paraître à la portière et de faire un signe de la main, avant de me replonger résolument dans la mêlée providentielle qui me permettait d'échapper au moment des adieux.

Les jeunes gens titulaires de la Préparation militaire supérieure devaient être dirigés sur l'École de l'Air d'Avord dès leur incorporation. Je fus gardé à Salon-de-Provence près de six semaines. A toutes mes questions, les officiers et sous-officiers haussaient les épaules: on n'avait pas d'instructions me concernant. Je fis demande sur demande, par voie hiérarchique, toutes commençant par un «J'ai l'honneur de solliciter de votre haute bienveillance…» comme on me l'avait appris. Rien. Finalement, un lieutenant particulièrement honnête, le lieutenant Barbier, s'intéressa à mon cas et joignit ses protestations aux miennes. Je fus acheminé sur l'École d'Avord, où je parvins avec un retard d'un mois, sur un cours d'une durée totale de trois mois et demi. Je ne me laissai pas décourager par le retard à rattraper. J'y étais, j'y étais enfin. Je me mis à l'étude avec un acharnement dont je ne me croyais pas capable et, à part quelques difficultés avec la théorie du compas, je rattrapai mes camarades, sans briller particulièrement dans les diverses matières autres que le travail aérien proprement dit et le commandement sur le terrain, où je me découvris soudain toute l'autorité de ma mère dans le geste et la voix. J'étais heureux. J'aimais les avions, surtout les avions de cette époque révolue, qui comptaient encore sur l'homme, avaient besoin de lui, n'avaient pas cet air impersonnel qu'ils ont aujourd'hui, où l'on sent déjà que l'avion sans pilote est une simple question de temps. J'aimais ces longues heures que nous passions sur le terrain revêtus de nos combinaisons de cuir dans lesquelles on avait toutes les peines du monde à entrer – pataugeant dans la boue d'Avord, bardés de cuir, casqués, gantés, les lunettes sur le front, nous grimpions dans les carlingues des braves Potez-25, avec leurs allures de percherons et leur bonne odeur d'huile, dont j'ai conservé jusqu'à ce jour le souvenir nostalgique dans les narines. Que l'on imagine l'élève-officier penché à demi hors de la carlingue ouverte d'un coucou volant à cent vingt à l'heure, ou dirigeant à la main, debout dans le nez, le pilote d'un biplan Léo-2O dont les longues ailes noires battaient l'air avec toute la grâce d'une vieille coccinelle, et l'on comprendra qu'à un an du Messerschmidt-110 et à dix-huit mois de la bataille d’Angleterre, le brevet d’observateur en avion nous préparait avec vigueur et efficacité à la guerre de 1914, avec le résultat que l’on sait.

Le temps passa rapidement dans ces amusements, et nous approchâmes enfin du grand jour de «l’amphi de garnison» où notre rang de sortie et nos affectations allaient nous être solennellement communiqués.

Le tailleur militaire avait déjà fait le tour des chambrées et nos uniformes étaient prêts. Ma mère m’avait envoyé, pour couvrir mes frais d’équipement, la somme de cinq cents francs, qu’elle avait empruntée chez M.Pantaleoni, au marché de la Buffa. Mon grand problème était la casquette. Les casquettes pouvaient être commandées avec deux sortes de visières: visière courte et visière longue. Je n'arrivais pas à me décider. La visière longue me donnait un air plus vache, ce qui était très recherché, mais la visière courte m'allait mieux. Je finis cependant par opter pour l'air vache. Je me fabriquai également, après mille essais infructueux, une petite moustache, très à la mode alors parmi les aviateurs, et, avec des ailes dorées sur la poitrine – enfin, on pouvait trouver mieux sur le marché, je ne dis pas, mais je n'étais pas du tout mécontent, loin de là.

L'amphi de garnison eut lieu dans une atmosphère de joyeuse anticipation. Les noms des garnisons disponibles s'inscrivaient sur le tableau noir – Paris, Marrakech, Meknès, Maison-Blanche, Biskra… Selon le rang de sortie, chacun pouvait faire son choix. Les premiers optaient traditionnellement pour le Maroc. Je souhaitais ardemment être assez bien placé pour recevoir une affectation dans le Midi, afin de pouvoir me rendre à Nice le plus souvent possible et m'exhiber, ma mère à mon bras, sur la Promenade des Anglais et au marché de la Buffa. La base aérienne de Faïence me paraissait convenir le mieux à mes intentions et, au fur et à mesure que les élèves se levaient pour exprimer leur préférence, je la guettais anxieusement sur le tableau.