Que l'on ne s'imagine pas que je jette ici contre les homosexuels une exclusive quelconque. Je n'ai rien contre eux – mais je n'ai rien pour eux non plus. Des personnalités pédérastes les plus éminentes m'ont souvent conseillé discrètement de me faire psychanalyser, pour voir si je n'étais pas récupérable et afin de découvrir si mon amour des femmes n'aurait pas été causé, dans mon enfance, par quelque traumatisme dont je pourrais être guéri. J'ai une nature méditative, un peu triste et je comprends même assez qu'à notre époque, après tout ce qui lui est déjà arrivé, depuis les camps de concentration, l'esclavage sous mille formes et la bombe à hydrogène, il n'y a vraiment aucune raison pour que l'homme ne se fasse pas… par-dessus le marché. Après avoir accepté tout ce que nous avons déjà accepté, comme lâcheté et comme servitude, on comprend mal de quel droit on ferait soudain les dégoûtés et les difficiles. Mais il faut être prévoyant. Il me paraît donc bon que les hommes de notre temps gardent au moins un petit coin de leur personne intacte, afin de se réserver encore quelque chose pour l'avenir, pour qu'il leur reste encore quelque chose à céder.

Mon emploi préféré fut celui de livreur tricycliste. J'ai toujours aimé la vue des victuailles et il ne me déplaisait pas de rouler à travers Paris porteur de plats bien cuisinés. Partout où j'allais, on m'accueillait avec satisfaction et empressement. J'étais toujours attendu. Un jour, je dus livrer un petit souper fin, caviar, Champagne, foie gras – la vraie vie, quoi – place des Ternes. C'était au cinquième: une garçonnière. Je fus reçu par un monsieur distingué, aux cheveux grisonnants, qui devait avoir l'âge que j'ai aujourd'hui. Il était vêtu de ce qu'on appelait alors «un veston d'intérieur». Le couvert était mis pour deux. Le monsieur, en qui je reconnus un écrivain fort célèbre à l'époque, promena sur mes victuailles un regard écœuré. Je remarquai soudain qu'il paraissait très abattu.

– Mon petit, me dit-il, rappelez-vous ceci: toutes les femmes sont des garces. J'aurais dû le savoir. J'ai écrit sept romans là-dessus.

Il fixait avec dégoût le caviar, le Champagne et le poulet en gelée. Il soupira.

– Vous avez une maîtresse?

– Non, lui répondis-je. Je suis fauché. Il parut favorablement impressionné.

– Vous êtes bien jeune, dit-il, mais vous paraissez connaître les femmes.

– J'en ai connu une ou deux, lui dis-je, modestement.

– Des garces? me demanda-t-il, avec espoir. Je louchai vers le caviar. Le poulet en gelée n'était pas mal non plus.

– Ne m'en parlez pas, lui dis-je. J'en ai bavé. Il parut satisfait.

– Elles vous ont trompé?

– Oh là! là! fis-je, avec un geste résigné.

– Pourtant, vous êtes jeune et vous êtes plutôt joli garçon.

– Maître, lui dis-je, en détournant avec effort mes yeux du poulet. J'ai été cocu, maître, affreusement cocu. Les deux femmes que j'ai aimées d'amour m'ont plaqué pour suivre des hommes de cinquante ans – que dis-je, cinquante? L'un d'eux avait la soixantaine bien sonnée.

– Non? dit-il, avec une satisfaction évidente. Racontez-nous ça. Tenez, asseyez-vous. Autant nous débarrasser de ce maudit repas. Le plus tôt il disparaîtra, le mieux cela vaudra.

Je me ruai sur le caviar. Je ne fis qu'une bouchée du foie gras et du poulet en gelée. Lorsque je mange, je mange. Je ne fignole pas, je ne tourne pas autour du pot. Je m'attable, et à nous deux! Je n'aime pas, en général, le poulet, qui finasse toujours un peu, sauf lorsqu'il se présente aux girolles, ou à l'estragon. Mais enfin, ça se laissait manger. Je lui racontai comment deux créatures, jeunes et belles, aux attaches fines, aux yeux inoubliables, m'avaient abandonné pour suivre dans la vie des hommes mûrs aux cheveux gris, dont l'un était un auteur assez connu.

– Il est certain que les femmes préfèrent des hommes expérimentés, m'expliqua mon hôte. Il y a quelque chose de rassurant, pour elles, dans la compagnie d'un homme qui connaît bien les choses et la vie, et qui s'est débarrassé de certaine… heu! impatiences de la jeunesse.

J'acquiesçai hâtivement. J'en étais aux petits fours.

Mon hôte me versa encore un peu de Champagne.

– Il vous faut patienter un peu, jeune homme, me dit-il avec bienveillance. Un jour, vous mûrirez, vous aussi, et vous aurez alors, enfin, quelque chose à offrir aux femmes – quelque chose qu'elles recherchent par-dessus tout – une autorité, une sagesse, une main calme et assurée. La maturité, quoi. Vous saurez alors les aimer, et vous en serez aimé.

Je me versai encore du Champagne. Il n'y avait plus à se gêner. Il ne restait plus une profiterole nulle part. Je me levai. Il prit dans sa bibliothèque un de ses ouvrages et me le dédicaça. Il me mit la main sur l'épaule.

– Il ne faut pas vous décourager, mon petit, me dit-il. Vingt ans, c'est un âge difficile. Mais cela ne dure pas. C'est un mauvais moment à passer. Lorsqu'une de vos amies vous quitte pour suivre un homme mûr, prenez cela pour ce que c'est: une promesse d'avenir. Un jour, vous serez un homme mûr, vous aussi.

«Merde», pensai-je, avec inquiétude.

Ma réaction est tout à fait la même aujourd'hui, maintenant que ça y est.

Le maître me raccompagna jusqu'à la porte. Nous nous serrâmes longuement la main, en nous regardant dans les yeux. Un beau sujet pour un prix de Rome: la Sagesse et l'Expérience donnant la main à la Jeunesse et ses Illusions.

J'emportai le livre sous mon bras. Mais je n'avais pas besoin de le lire. Je savais déjà tout ce qu'il y avait dedans. J'avais envie de rire, de siffler et de parler aux passants. Le Champagne et mes vingt ans donnaient des ailes à mon tricycle. Le monde était à moi. Je pédalai à travers le Paris des lumières et des étoiles. Je me mis à siffler, lâchant le guidon, battant l'air de mes bras et lançant des baisers aux dames seules dans les voitures. Je brûlai un feu rouge et un flic m'arrêta d'un coup de sifflet indigné.

– Alors, quoi? gueula-t-il.

– Rien, lui dis-je, en rigolant. La vie est belle!

– Allez, roulez! me lança-t-il, cédant à ce mot de passe, en vrai Français.

J'étais jeune, plus jeune que je ne le croyais. Ma naïveté cependant était vieille et désabusée. Éternelle, en vérité: je la retrouve dans chaque génération nouvelle, depuis celle des «rats» de Saint-Germain-des-Prés, de 1947, jusqu'à la beat généra tion californienne qu'il m'arrive de fréquenter parfois, pour m'amuser à reconnaître, en d'autres lieux et sur d'autres visages, les grimaces de mes vingt ans.

CHAPITRE XXVI

J'avais rencontré à cette époque une Suédoise adorable, comme on en rêve dans tous les pays depuis que le monde a fait don de la Suède aux hommes. Elle était gaie, jolie, intelligente, et surtout, surtout, elle avait une voix charmante, – j'ai toujours été sensible à la voix. Je n'ai pas d'oreille et il y a entre moi et la musique un malentendu triste et résigné. Mais je suis étrangement sensible aux voix de femmes. Je ne sais pas du tout à quoi c'est dû. C'est peut-être quelque chose de spécial dans mes oreilles, un nerf qui s'est mal logé: je me suis même fait examiner ma trompe d'Eustache par un spécialiste, une fois, pour voir ce qu'il y avait, mais il n'a rien trouvé. Bref, Brigitte avait la voix, moi j'avais l'oreille, et nous étions faits pour nous entendre. Nous nous entendions bien, en effet. J'écoutais sa voix et j'étais heureux. Je croyais naïvement, malgré les airs vieux et renseignés que j'affectais, que rien ne pouvait arriver à un si parfait accord. Nous donnions un tel exemple de bonheur que nos voisins d'hôtel, étudiants de toutes les couleurs et de toutes les latitudes, souriaient en nous croisant, le matin, dans l'escalier. Puis je remarquai que Brigitte devenait rêveuse. Elle allait souvent rendre visite à une vieille dame suédoise qui habitait l'Hôtel des Grands Hommes, place du Panthéon. Elle restait très tard, quelquefois, jusqu'à une heure, deux heures du matin.

Brigitte revenait à la maison très fatiguée et me caressait parfois la joue, en soupirant tristement.

Un doute secret se glissa en moi: je sentis qu'on me cachait quelque chose. Avec ma perspicacité précoce, il ne fallait pas beaucoup pour éveiller mes soupçons: je me demandais donc si la vieille dame suédoise n'était pas tombée malade, si elle n'était pas en train de s'éteindre tout doucement dans sa chambre d'hôtel. Et si elle était la propre mère de mon amie, venue à Paris pour se faire soigner par les grands spécialistes français? Brigitte avait une très belle âme, elle m'adorait et elle était femme à me dissimuler son chagrin, pour épargner ma sensibilité d'artiste et éviter de me troubler dans mes élans littéraires. Une nuit, vers une heure du matin, imaginant ma pauvre Brigitte en train de pleurer au chevet d'une mourante, je n'y tins plus et me rendis devant l'Hôtel des Grands Hommes. Il pleuvait. La porte de l'hôtel était fermée. Je me mis sous le porche de la Faculté de Droit et observai la façade de l'immeuble avec anxiété. Brusquement, une fenêtre s'éclaira au quatrième étage et Brigitte apparut au balcon, les cheveux défaits. Elle portait un peignoir d'homme et resta un moment immobile, le visage offert à la pluie. Je m'étonnai un peu. Je ne comprenais pas du tout ce qu'elle pouvait faire là, dans ce peignoir d'homme, les cheveux défaits. Peut-être avait-elle été prise sous l'averse et le mari de la dame suédoise avait dû lui prêter sa robe de chambre, pendant que ses vêtements séchaient. Un jeune homme en pyjama apparut soudain au balcon et s'accouda à côté de Brigitte. Cette fois, je fus vraiment surpris. Je ne savais pas que la dame suédoise avait un fils. Ce fut alors que la terre s'ouvrit soudain sous mes pieds, que la Faculté de Droit s'abattit sur ma tête et que l'enfer et l'abomination se partagèrent mon cœur: le jeune homme prit Brigitte par la taille, et mon dernier espoir – elle était peut-être tout simplement entrée chez un voisin pour remplir son stylo – s'évanouit d'un seul coup. Le gredin serra Brigitte contre lui et l'embrassa sur les lèvres. Là-dessus, il l'entraîna vers l'intérieur et la lumière se voila discrètement, mais ne s'éteignit pas tout à fait: ce criminel tenait par-dessus le marché à voir ce qu'il faisait. Je poussai un hurlement affreux et me ruai vers l'entrée de l'hôtel pour empêcher le crime d'être consommé. Il y avait quatre étages à grimper, mais je pensais bien arriver à temps, si le voyou n'était pas une brute finie et s'il avait du savoir-vivre. Malheureusement, la porte de l'hôtel était fermée et je dus cogner, sonner, hurler et me démener de mille façons, perdant ainsi un temps d'autant plus précieux que, là-haut, mon rival ne devait pas avoir les mêmes difficultés. Pour comble de malchance, dans mon affolement, j'avais mal repéré la fenêtre et lorsque le concierge vint enfin m'ouvrir, et que je volai comme un aigle d'étage en étage, je me trompai de porte, et lorsque celle à laquelle je frappai s'ouvrit, je sautai à la gorge d'un petit jeune homme dont la frayeur fut telle qu'il faillit se trouver mal dans mes bras. Il me suffit d'un coup d'œil pour comprendre que ce n'était pas du tout le genre de jeune homme qui reçoit des femmes dans sa chambre, bien au contraire. Il roula vers moi des yeux suppliants, mais je ne pouvais rien pour lui, j'étais trop pressé. Je me retrouvai donc dans l'escalier obscur, perdant des instants précieux à chercher la minuterie. J'étais sûr à présent d'arriver trop tard. Mon assassin n'avait pas quatre étages à grimper, pas de porte à enfoncer, il était à pied d'œuvre et, à l'heure qu'il était, il devait se frotter les mains. Brusquement, les forces me lâchèrent. Le découragement le plus complet s'empara de moi. Je m'assis dans l'escalier et essuyai la sueur et la pluie de mon front. J'entendis un flop-flop timide et le gracieux éphèbe vint s'asseoir à mes côtés et me prit la main. Je n'eus même pas la force de la lui retirer. Il se mit à me consoler: autant que je me souvienne, il m'offrait son amitié. Il me tapotait la main et m'assurait qu'un homme comme moi n'aurait aucune peine à trouver une âme sœur digne de lui. Je le regardai avec un vague intérêt: mais non, pour moi, il n'y a jamais rien eu à faire de ce côté-là. Les femmes étaient d'abominables garces, mais il n'y avait personne d'autre vers qui on pût se tourner. Elles avaient le monopole. Une immense pitié de moi-même m'envahit. Non seulement je venais de subir le plus cruel des affronts, mais il ne se trouvait dans le monde entier qu'une tantouse pour offrir de me consoler et me tenir la main. Je lui jetai un regard noir, et, quittant l'Hôtel des Grands Hommes, rentrai chez moi. Je me mis au lit, décidé à m'engager dans la Légion étrangère, dès le lendemain.