Je lui promis de faire de mon mieux. Elle parut satisfaite et l'expression rêveuse revint sur son visage.

– Tous ces avions sont découverts, remarqua-t-elle. Tu as toujours eu la gorge sensible.

Je ne pus m'empêcher de lui faire remarquer que si tout ce que je risquais d'attraper avec la Luftwaffe était une angine, j'aurais vraiment de la veine. Elle eut un petit sourire protecteur et m'observa avec ironie.

– Il ne t'arrivera rien, dit-elle tranquillement.

Son visage avait une expression de confiance absolue, de certitude. On aurait dit qu'elle savait, qu'elle avait conclu un pacte avec le destin, et qu'en échange de sa vie manquée, on lui avait offert certaines garanties, fait certaines promesses. J'en étais moi-même convaincu, mais comme cette connaissance secrète, en supprimant le risque, m'ôtait toute possibilité de caracoler héroïquement au milieu des périls, qu'elle me désamorçait, en quelque sorte, en même temps que le danger, je me sentis irrité et indigné.

– Il n'y a pas un aviateur sur dix qui finira cette guerre, lui dis-je.

Elle me regarda un instant avec une incompréhension effrayée et puis ses lèvres frémirent et elle se mit à pleurer. Je saisis sa main. Je faisais rarement ce geste avec elle: je pouvais le faire seulement avec les femmes.

– Il ne t'arrivera rien, dit-elle, cette fois sur un ton suppliant.

– Il ne m'arrivera rien, maman. Je te le promets.

Elle hésita. Un combat intérieur se livrait en elle et se refléta sur son visage. Puis elle fit une concession.

– Tu seras peut-être blessé à la jambe, dit-elle.

Elle essayait de s'arranger. Pourtant, sous ce ciel funéraire des cyprès et des pierres blanches, il était difficile de ne pas sentir la présence du plus vieux destin de l'homme, celui qui ne prend pas part à sa tragédie. Mais en voyant ce visage anxieux, en écoutant cette pauvre femme qui essayait de marchander avec les dieux, il m'était encore plus difficile de croire que ceux-ci pussent être moins accessibles à la pitié que le chauffeur Rinaldi, moins compréhensifs que les marchands d'ail et de pissaladière du marché de la Buffa, qu'ils ne fussent pas un peu méditerranéens, eux aussi. Quelque part, autour de nous, une main honnête devait tenir la balance, et la mesure finale ne pouvait être que juste, les dieux ne jouaient pas le cœur des mères avec des dés pipés. Toute cette terre provençale se mit à chanter soudain autour de moi de sa voix de cigale et ce fut sans trace de doute que je dis:

– T'en fais pas, maman. C'est entendu. Il ne m'arrivera rien.

La malchance voulut qu'au moment où nous approchions du taxi, nous croisions le chef de la division du Pilotage, le capitaine Moulignat. Je le saluai, expliquant à ma mère qu'il commandait mon unité. Imprudent que j'étais! En une seconde, ma mère avait ouvert la portière et, saisissant un jambon, une bouteille, et deux salamis, avant que j'eusse le temps de faire un geste, elle avait déjà rejoint le capitaine, lui offrant en tribut ces estimables victuailles, avec quelques mots appropriés. Je crus mourir de honte, va sans dire que j'avais alors beaucoup d'illusions, car si on pouvait mourir de honte, il y a longtemps que l'humanité ne serait plus là. Le capitaine me lança un coup d'oeil étonné et je répondis par une expression d'une telle éloquence que l'officier, en vrai Saint-Cyrien, n'hésita pas. Il remercia ma mère courtoisement, et comme celle-ci, après m'avoir jeté un regard écrasant, se dirigeait vers le taxi, il l'aida à monter et la salua. Ma mère remercia gravement, d'un geste royal de la tête, et s'installa triomphalement sur les coussins; et j'étais sûr qu'elle reniflait bruyamment, avec satisfaction, ayant fait preuve une fois de plus de ce savoir-vivre que moi, son fils, j'avais la prétention de mettre parfois en doute. Le taxi se mit en route et son visage changea; il parut soudain faire naufrage; collé à la vitre, il se tourna vers moi avec anxiété, elle essayait de me crier quelque chose que je ne pus saisir et, finalement, ne sachant comment me faire comprendre à distance'ce qu'elle voulait exprimer, elle fit vers moi le signe de la croix.

Il me faut mentionner ici un épisode important dans ma vie que j'ai omis à dessein, rusant naïvement avec moi-même. Voilà un bon moment que j'essaye de sauter par-dessus sans y toucher, parce que ça fait encore très mal: vingt ans à peine se sont écoulés depuis. Quelques mois avant la guerre, je tombai amoureux d'une jeune Hongroise qui habitait l'Hôtel-Pension Mermonts. Nous devions nous marier. Ilona avait des cheveux noirs et de grands yeux gris, pour en dire quelque chose. Elle partit voir sa famille à Budapest, la guerre nous sépara, ce fut une défaite de plus, et voilà tout. Je sais que je manque à toutes les règles du genre en ne donnant pas à cet épisode la place qu'il mérite, mais c'est encore beaucoup trop récent et, même pour écrire ces lignes, je dus saisir l'occasion d'une otite dont je suis atteint en ce moment couché dans ma chambre d'hôtel à Mexico, profitant d'une souffrance pénible, mais heureusement purement physique, qui me sert d'anesthésique et me permet de toucher à la plaie.

CHAPITRE XXX

L'escadre d'entraînement dont je faisais partie fut transférée à Bordeaux-Mérignac et je passai de cinq à six heures par jour en l'air comme instructeur de navigation sur Potez-540. Je fus vite nommé sergent, la solde était suffisante, la France tenait bon et je partageais l'opinion générale de mes camarades qu'il fallait profiter de la vie et avoir du bon temps, puisque la guerre n'allait pas durer éternellement. J'avais une chambre en ville et trois pyjamas de soie dont j'étais très fier. Ils représentaient à mes yeux la grande vie et me donnaient le sentiment que ma carrière d'homme du monde progressait favorablement; une camarade de la Faculté de Droit les avait volés exprès pour moi, après l'incendie d'un grand magasin où son fiancé était employé. Mes rapports avec Marguerite étaient purement platoniques et la morale avait donc été scrupuleusement respectée dans l'affaire. Les pyjamas étaient légèrement roussis et ils sentirent jusqu'au bout le poisson fumé, mais on ne peut pas tout avoir. Je pus également m'offrir de temps en temps une boîte de cigares, que je parvenais à présent à supporter sans avoir mal au cœur, ce qui me rassurait beaucoup en me prouvant que j'étais vraiment en train de m'aguerrir. Bref, ma vie prenait tournure. J'eus cependant à cette époque un accident d'avion assez ennuyeux, qui faillit bien me coûter mon nez, ce dont je me serais difficilement consolé. Ce fut, naturellement, la faute des Polonais. Les militaires polonais n'étaient pas alors très populaires en France: on les méprisait un peu, parce qu'ils avaient perdu la guerre. Ils s'étaient fait battre à plate couture et on ne leur cachait pas ce qu'on pensait d'eux. De plus, l'espionnite commençait à sévir, comme dans tous les organismes sociaux malades, et chaque fois qu'un soldat polonais allumait une cigarette, on l'accusait immédiatement d'échanger des signaux lumineux avec l'ennemi. Comme je connaissais parfaitement le polonais, je fus utilisé comme interprète au cours des vols en double commande, dont le but était de familiariser les équipages polonais avec notre matériel volant. Debout entre les deux pilotes, je traduisais les conseils et les ordres de l'instructeur français. Le résultat de cette conception originale du travail aérien ne se fit pas attendre. Au moment de l'atterrissage, le pilote polonais ayant été trop long dans la prise du terrain, le moniteur me cria avec une pointe d'anxiété:

– Dis à ce veau qu'il va se vomir dans la nature. Qu'il remette les gaz!

Je traduisis immédiatement. Je peux affirmer, la conscience tranquille, que je ne perdis pas une seconde en disant:

– Prosze dodac gazu bo za chwile zawalimy sic w drzewa na koncu lotniska!

Lorsque je repris mes esprits, le sang ruisselait sur ma figure, les infirmiers se penchaient sur nous, et l'adjudant-chef polonais, en fort piteux état, mais toujours courtois, essayait de se soutenir sur un coude et de présenter ses excuses au pilote français:

– Za pozni mi pan przytlumaczyl!

– Il dit… bégayai-je.

Le sergent-chef, assez mal en point lui-même, eut le temps de nous souffler:

– Merde! avant de s'évanouir. Je traduisis fidèlement, après quoi, mon devoir accompli, je me laissai aller. Mon nez était en capilotade, mais à l'infirmerie, les dégâts internes furent jugés peu graves. En quoi on se trompait. Je souffris du nez pendant quatre ans et je dus dissimuler mon état et les migraines atroces qui me harcelaient sans répit pour ne pas être radié du personnel navigant. Ce fut seulement en 1944 que mon nez fut entièrement refait dans un hôpital de la R.A.F. II n'est plus le chef-d'œuvre incomparable qu'il était auparavant, mais il fait l'affaire et j'ai tout lieu de croire qu'il durera ce qu'il faudra.

En dehors de mes heures de vol comme navigateur, mitrailleur et bombardier, mes camarades me laissaient souvent les commandes en l'air et je faisais ainsi en moyenne une heure de pilotage par jour. Ces heures précieuses n'avaient malheureusement aucune existence officielle et ne pouvaient même pas figurer sur mon carnet de vol. Je tins donc un deuxième carnet, clandestin, celui-là, légalisant scrupuleusement chaque page avec le tampon de l'escadre, grâce à l'obligeance du chef de bureau. J'étais convaincu qu'après les premières pertes de la guerre, le règlement allait être relâché et mes heures clandestines, une bonne et grasse centaine, me permettraient d'être transformé en pilote de combat.

Le 4 avril 1940, à quelques semaines donc à peine de l'offensive allemande, alors que je fumais paisiblement un cigare sur le terrain, un planton me tendit un télégramme: «Mère gravement malade. Venez immédiatement.»

Je restai là, le cigare idiot aux lèvres, avec ma veste de cuir, ma casquette sur l'œil, mon air dur, mes mains dans les poches, cependant que la terre entière devenait soudain un lieu inhabité. C'est de cela que je me souviens surtout aujourd'hui: une sensation d'étrangeté, comme si les lieux les plus familiers, le sol, les maisons et toutes les certitudes fussent devenus autour de moi une planète inconnue où je n'avais jamais mis les pieds auparavant. Tout mon système de poids et mesures s'écroulait d'un seul coup. J'avais beau me dire que les belles histoires d'amour finissent toujours mal, j'avais cru malgré tout que la mienne finirait mal aussi, mais après justice rendue. Que ma mère pût mourir avant que j'eusse le temps de me jeter dans le plateau de la balance pour la redresser, pour retablir l'équilibre et démontrer ainsi clairement, irréfutablement, l'honorabilité du monde, témoigner de l'existence, au cœur des choses, d'un dessein honnête et secret me paraissait une négation de la plus humble, de la plus élémentaire dignité humaine, comme une interdiction de respirer. Je n'ai pas besoin d'en dire plus, on a compris.