Il me fallut quarante-huit heures pour arriver à Nice, par le train des permissionnaires. Le moral de ce train bleu horizon était au plus bas. C'était l'Angleterre qui nous avait entraînés là-dedans, on allait se faire mettre jusqu'au trognon, Hitler était un type pas si mal que ça qu'on avait pas compris et avec qui on aurait dû causer, mais il y avait tout de même un point clair dans le ciel: on avait inventé un nouveau médicament qui guérissait la blemorragie en quelques jours.

Cependant, j'étais loin d'être désespéré. Je ne le suis même pas devenu aujourd'hui. Je me donne seulement des airs. Le plus grand effort de ma vie a toujours été de parvenir à désespérer complètement. Il n'y a rien à faire. Il y a toujours en moi quelque chose qui continue à sourire.

J'arrivai à Nice au petit matin et me précipitai au Mermonts. Je montai au septième et frappai à la porte. Ma mère occupait la plus petite chambre de l'hôtel: elle avait les intérêts du patron à cœur. J'entrai. La chambre minuscule, triangulaire, avait un air bien fait et inhabité qui me terrifia complètement. Je me précipitai en bas, réveillai la concierge et appris que ma mère avait été transportée à la clinique Saint-Antoine. Je sautai dans un taxi.

Les infirmières me dirent plus tard qu'en me voyant entrer elles avaient cru à une attaque à main armée.

La tête de ma mère était enfoncée dans l'oreiller, son visage était creusé, inquiet, et désemparé. Je l'embrassai et m'assis sur le lit. J'avais toujours mon cuir sur le dos, et ma casquette sur l'œil: j'avais besoin de cette carapace. Il m'arriva pendant cette permission de garder un mégot de cigare serré pendant plusieurs heures entre mes lèvres: j'avais besoin de me ramasser autour de quelque chose. Sur la table de chevet, bien en évidence dans son écrin violet, il y avait la médaille d'argent gravée à mon nom que j'avais gagnée au championnat de ping-pong, en 1932. Nous restâmes là une heure, deux heures sans nous parler. Puis elle me demanda d'aller tirer les rideaux. Je tirai les rideaux. J'hésitai un moment et puis je levai les yeux au ciel, pour lui éviter d'avoir à me le demander. Je demeurai ainsi un bon coup, les yeux levés à la lumière. C'était à peu près tout ce que je pouvais faire pour elle. On resta là, tous les trois, en silence. Je n'avais même pas besoin de me tourner vers elle pour savoir qu'elle pleurait. Et je n'étais même pas sûr que c'était de moi qu'il s'agissait. Puis j'allai m'asseoir dans le fauteuil en face du lit. J'ai vécu dans ce fauteuil quarante-huit heures. Je gardai presque tout le temps ma casquette et mon cuir et mon mégot: j'avais besoin d'amitié. A un moment, elle me demanda si j'avais des nouvelles de ma Hongroise, Ilona. Je lui dis que non.

– Il te faut une femme à côté de toi, dit-elle, avec conviction.

Je lui dis que tous les hommes en étaient là.

– Ce sera plus difficile pour toi que pour les autres, dit-elle.

Nous jouâmes un peu à la belote. Elle fumait toujours autant, mais elle me dit que les médecins ne le lui défendaient plus. Ce n'était évidemment plus la peine de se gêner. Elle fumait, en m'observant attentivement, et je sentais bien qu'elle faisait des plans. Mais j'étais très loin de me douter de ce qu'elle était en train de combiner. Car je suis convaincu que ce fut à ce moment-là qu'elle eut, pour la première fois, sa petite idée. Je surprenais bien, dans son regard, une expression de ruse, et je savais bien qu'elle avait une idée en tête, mais je ne pouvais vraiment pas deviner, même la connaissant comme je la connaissais, qu'elle pouvait aller aussi loin. Je parlai un peu au médecin: il était rassurant. Elle pouvait tenir encore le coup pendant quelques années. «Le diabète, vous savez…», me dit-il, d'un air entendu. Le troisième jour, au soir, j'allai dîner au Masséna et j'y tombai sur un mynheer hollandais, lequel se rendait par avion en Afrique du Sud pour «se mettre à l'abri de l'invasion allemande qui se préparait». Sans aucune provocation de ma part, se fiant sans doute à mon uniforme d'aviateur, il me demanda si je pouvais lui présenter une femme. Quand j'y pense, le nombre de gens qui m'ont fait la même requête, dans ma vie, est assez inquiétant. J'avais pourtant toujours cru que j'avais l'air distingué. Je lui dis que je n'étais pas en forme, ce soir-là. Il m'annonça que toute sa fortune se trouvait déjà en Afrique du Sud et nous allâmes célébrer cette bonne nouvelle au «Chat Noir». Le mynheer avait de l'estomac; quant à moi, l'alcool m'a toujours fait horreur, mais je sais me dominer. Nous bûmes donc une bouteille de whisky à nous deux, puis nous passâmes au cognac. Bientôt la rumeur se répandit dans le cabaret que j'étais le premier « as» français de la guerre, et deux ou trois anciens combattants de la guerre de 14 vinrent solliciter l'honneur de me serrer la main. Très flatté d'avoir été reconnu, je distribuai des autographes, serrai des mains et acceptai des tournées. Le mynheer me présenta une vieille amie à lui dont il venait de faire la connaissance. Je pus une fois de plus juger du prestige dont l'uniforme d'aviateur jouissait auprès des populations laborieuses de l'arrière. La petite offrit de gagner ma vie pendant toute la durée des hostilités, en me suivant de garnison en garnison, au besoin. Elle m'assurait pouvoir faire jusqu'à vingt passes dans la journée. Je me sentis déprimé et l'accusai de vouloir faire tout ça non pour moi, mais pour l'Armée de l'Air en général. Je lui dis qu'elle mettait trop son patriotisme en avant, et que je voulais être aimé pour moi-même et non pour mon uniforme. Le mynheer sabla le champagne et s'offrit à bénir notre union en posant, en quelque sorte, la première pierre. Le patron m'apporta le menu à autographier et j'allais m'exécuter lorsque je vis un œil goguenard posé sur moi. L'individu n'avait pas de veste de cuir, il n'avait pas de macaron sur la poitrine, mais il avait malgré tout une croix de guerre avec étoile, ce qui n'était pas mal à l'époque, pour un biffin. Je me calmai un peu. Le mynheer se disposa à monter avec ma promise, laquelle me fit jurer que j'irais l'attendre le lendemain au Cintra. Une casquette aux ailes d'or, une veste de cuir, un air vache et voilà votre avenir assuré. J'avais une migraine effroyable, mon nez pesait un kilo; je quittai la boîte et m'enfonçai dans la nuit, parmi les milliers de bottes multicolores du marché aux fleurs.

Le lendemain et le surlendemain, ainsi que je l'appris par la suite, la petite de bonne volonté demeura chaque soir de six heures à deux heures du matin au bar du Cintra, à attendre son sous-off aviateur.

Encore aujourd'hui, il m'arrive de me demander si je ne suis pas passé sans le savoir à côté du plus grand amour de ma vie.

Quelques jours plus tard, je lus le nom du bon mynheer parmi les victimes d'une catastrophe aérienne dans la région de Johannesburg, ce qui prouve qu'on n'arrive jamais à mettre ses capitaux à l'abri.

Ma permission expirait. Je passai encore une nuit dans le fauteuil à la clinique Saint-Antoine et le matin, les rideaux à peine tirés, je m'approchai de maman pour lui dire adieu.

Je ne sais trop comment m'y prendre pour décrire cette séparation. Il n'y a pas de mots. Mais je fis front bravement. Je me souvenais très bien de ce qu'elle m'avait appris sur la façon de se conduire avec les femmes. Il y avait vingt-six ans que ma mère vivait sans homme et, en partant, peut-être pour toujours, je tenais beaucoup plus à lui laisser l'image d'un homme que celle d'un fils.

– Alors, au revoir.

Je l'embrassai sur une joue en souriant. Ce que m'a coûté ce sourire, elle seule pouvait le savoir, qui souriait aussi.

– Il faut vous marier, quand elle reviendra, dit-elle. Elle est exactement ce qu'il te faut. Elle est très belle.

Elle devait se demander ce que j'allais devenir sans une femme à mes côtés. Elle avait raison: je ne m'y suis jamais fait.

– Tu as sa photo?

– Voilà.

– Tu crois que sa famille a de l'argent?

– Je n'en sais rien.

– Lorsqu'elle est allée au concert de Bruno Walter, à Cannes, elle n'a pas pris l'autocar. Elle a pris un taxi. Sa famille doit avoir beaucoup d'argent.

– Ça m'est égal, maman. Ça m'est égal.

– Dans la diplomatie, il faut recevoir. Il faut des domestiques, des toilettes. Il faut que ses parents le comprennent.

Je lui pris la main.

– Maman, dis-je. Maman.

– Tu peux être tranquille, je dirai tout ça à ses parents, avec tact.

– Maman, allons…

– Ne t'inquiète pas pour moi surtout. Je suis un vieux cheval: j'ai tenu jusque-là, je tiendrai encore un peu. Enlève ta casquette…

Je l'enlevai. Elle fit, de sa main, sur mon front, le signe de la croix.

– Blagoslavliayou tiebia. Je te bénis.

Ma mère était juive. Mais ça n'avait pas d'importance. Il fallait bien s'exprimer. Dans quel langage c'était dit importait peu.

J'allai à la porte. Nous nous regardâmes encore une fois en souriant.

Je me sentais tout à fait calme, à présent.

Quelque chose de son courage était passé en moi et y est resté pour toujours. Aujourd'hui encore sa volonté et son courage continuent à m'habiter et me rendent la vie bien difficile, me défendant de désespérer.

CHAPITRE XXXI

L'idée que la France pouvait perdre la guerre ne m'était jamais venue. Je savais bien que nous avions déjà perdu une fois, en 1870, mais je n'étais pas encore né, et ma mère non plus. C'était différent.

Le 13 juin 1940, alors que le front croulait de toutes parts, en revenant d'une mission de convoyage en Bloch-210 je fus blessé par un éclat sur le terrain de Tours, au cours d'un bombardement. La blessure était légère et je laissai le shrapnell dans ma cuisse: je voyais déjà la fierté avec laquelle ma mère allait le tâter, à la première permission. Je le garde toujours. Il est vrai que maintenant je pourrais aussi bien me le faire enlever.

Les succès foudroyants de l'offensive allemande ne me firent guère d'effet. Nous avions déjà vu cela en 14-18. Nous autres, Français, nous nous ressaisissions toujours au dernier moment, c'était bien connu. Les tanks de Guderian, fonçant à travers la trouée de Sedan, me faisaient rigoler, et je pensais à notre État-Major en train de se frotter les mains, en voyant son plan magistral s'exécuter point par point, et ces gros lourdauds d'Allemands tomber une fois de plus dans le panneau. Je crois que mon sang lui-même charriait une confiance invincible dans les destinées de la patrie, qui devait me venir de mes ancêtres tartares et juifs. Mes chefs militaires à Bordeaux-Mérignac eurent vite fait de reconnaître en moi ces qualités ataviques de fidélité à nos traditions et d'aveuglement, et je fus désigné pour faire partie de l'un des trois équipages de vigilance chargés de patrouiller au-dessus des quartiers ouvriers de Bordeaux. Il s'agissait, nous avait-on expliqué sur un mode confidentiel, d'assurer la protection du maréchal Pétain et du général Weygand, lesquels étaient résolus à continuer la lutte, contre une cinquième colonne communiste qui se disposait à saisir le pouvoir et à traiter avec Hitler. Je ne suis pas le seul témoin, comme je ne fus pas la seule dupe, de cette astucieuse infamie: des brigades d'élèves-officiers, parmi lesquels se trouvait Christian Fouchet, aujourd'hui notre ambassadeur au Danemark, avaient été placées aux carrefours de la ville, afin d'assurer la protection de l'auguste vieillard contre les défaitistes et les pactiseurs avec l'ennemi. Je demeure cependant convaincu que cette habileté avait été le fait des échelons subalternes, et que ceux-ci l'avaient perpétrée spontanément, dans l'enthousiasme patriotique et politique du moment. J'effectuai donc les patrouilles aériennes à basse altitude au-dessus de Bordeaux, les mitrailleuses chargées, prêt à foncer sur tout attroupement qui m'aurait été signalé. Je l'eusse fait sans hésiter et sans me douter une seconde que la cinquième colonne dont nous étions soi-disant chargés de déjouer les plans avait déjà gagné la partie, qu'elle n'était pas de celles qui marchent à ciel ouvert avec des étendards dans les rues, mais qu'elle s'était insinuée insidieusement dans les âmes, les volontés et les esprits. J'étais foncièrement incapable d'imaginer qu'un chef parvenu au premier rang de la plus vieille et de la plus glorieuse armée du monde pût se révéler soudain un défaitiste, un cœur mal trempé, ou même un intrigant prêt à faire passer ses haines, rancunes et passions politiques avant le destin de la nation. L'affaire Dreyfus ne m'avait rien appris à cet égard: d'abord, Esrerhazy n'était pas vraiment français, c'était un naturalisé, et puis, il s'agissait là-dedans de déshonorer un Juif et chacun sait que, dans ces cas-là, tous les moyens sont permis: nos chefs militaires de l'affaire Dreyfus avaient cru bien faire. Bref, j'ai conservé ma foi intacte jusqu'au bout et sans doute aujourd'hui encore n'ai-je pas beaucoup changé de ce côté-là: un plongeon comme celui de Dien-Bien-Phu, certaines vilenies en marge de la guerre d'Algérie me frappent de désarroi et d'incompréhension. A chaque avance de l'ennemi, à chaque écroulement du front, je souriais donc d'un air fin et j'attendais le renversement inattendu, la détente fulgurante, le «Et là!» ironique et éblouissant de nos stratèges – bretteurs sans pareils. Cette inaptitude atavique à désespérer, qui est en moi comme une infirmité contre laquelle je ne puis rien, finissait par prendre l'apparence de quelque heureuse et congénitale imbécilité, comparable un peu à celle qui avait jadis poussé les reptiles sans poumons à ramper hors de l'Océan original et les avait menés non seulement à respirer, mais encore à devenir un jour ce premier soupçon d'humanité que nous voyons aujourd'hui patauger autour de nous. J'étais bête et je le suis demeuré – bête à tuer, bête à vivre, bête à espérer, bête à triompher. Plus la situation militaire devenait grave et plus ma bêtise s'exaltait à n'y voir qu'une occasion à notre mesure, et j'attendais que le génie de la patrie s'incarnât soudain dans une figure de chef, selon nos meilleures traditions. J'ai toujours eu tendance à prendre à la lettre les belles histoires que l'homme s'est racontées sur lui-même dans ses moments inspirés, et la France, à cet égard, n'a jamais manqué d'inspiration. Le talent éclatant de ma mère lorsqu'il s'agissait d'avoir confiance, de continuer à croire et à espérer, se réveillait soudain en moi et s'élevait même à des sommets inattendus. J'ai cru tour à tour à tous nos chefs et dans chacun je reconnaissais l’homme providentiel. Et lorsque, l’un après l’autre, ils disparassaient dans le trou du guignol ou s’installaient dans la défaite, je ne me découragerais pas le moins du monde et ne perdais nullement ma foi en nos généraux; je changeais simplement de général. Jusqu'au bout, je n'ai cessé de faire mon marché, toujours trompé et toujours preneur, et chaque fois qu'un grand homme me claquait entre les doigts, je passais au suivant avec une confiance redoublée. J'ai donc cru successivement au général Gamelin, au général Georges, au général Weygand – je me souviens avec quelle émotion je lisais la description qu'une agence de presse faisait de ses bottes de cuir fauve et de sa culotte de peau lorsque, le commandement suprême assumé, il descendait les marches de son G.Q.G. – j'ai cru au général Huntziger, au général Blanchard, au général Mittelhauser, au général Noguès, à l'amiral Darlan, et – ai-je besoin de le dire – au maréchal Pétain. C'est ainsi que j'aboutis tout naturellement au général de Gaulle, le petit doigt sur la couture du pantalon et sans jamais cesser de saluer. On imagine mon soulagement lorsque ma bêtise congénitale et mon inaptitude au désespoir trouvèrent soudain à qui parler et lorsque des profondeurs de l'abîme, exactement comme je m'y attendais, surgit enfin une extraordinaire figure de chef qui non seulement trouvait dans les événements sa mesure mais encore portait un nom bien de chez nous. Chaque fois que je me trouve devant de Gaulle, je sens que ma mère ne m'avait pas trompé et qu'elle savait tout de même de quoi elle parlait.