Il y eut un silence. Jérôme Angust semblait avoir reçu un coup sur la tête. Textor Texel reprit:

– Je suis parti en emportant le couteau. Sans le vouloir, j'avais commis le crime parfait: personne ne m'avait vu venir, à part la victime. Je n'avais pas dû laisser d'empreintes suffisantes pour me retrouver. La preuve, c'est que je suis toujours en liberté. Le lendemain, dans le journal, j'ai enfin eu la réponse à ma question. On avait découvert, dans l'appartement que désormais je connaissais, le cadavre d'une certaine Isabelle. Isabelle! J'étais ravi.

Il y eut à nouveau un silence.

– Cette fille, je la connaissais mieux que personne. Je l'avais violée, ce qui n'est déjà pas mal; je l'avais assassinée, ce qui reste la meilleure méthode pour découvrir intimement quelqu'un. Mais il me manquait une pièce maîtresse du puzzle: son prénom. Cette lacune m'avait été insupportable. J'avais été, pendant dix années, dans la situation d'un lecteur obsédé par un chef-d'œuvre, par un livre clé qui aurait donné un sens à sa vie, mais dont il aurait ignoré le titre.

Silence.

– Et là, je découvrais le titre de l'œuvre adorée: son prénom. Et quel prénom! Pendant toutes ces années, j'avoue avoir eu peur à l'idée que la dame de mes pensées pût s'appeler Sandra, Monique, Raymonde ou Cindy. Ouf, suprême ouf, elle portait un prénom ravissant, musical, aimable et limpide comme de l'eau de source. Un prénom, c'est déjà quelque chose, disait l'infortuné Luc Dietrich. On a déjà tant à aimer quand on ne sait de l'aimée que son prénom. Je savais son prénom, son sexe et sa mort.

– Et vous appelez ça connaître quelqu'un? dit Angust d'une voix de haine démesurée.

– J'appelle même cela aimer quelqu'un. Isabelle fut aimée et connue mieux que quiconque.

– Pas par vous.

– Par qui, sinon par moi?

– Ne vous viendrait-il pas à l'esprit, espèce de détraqué, que connaître quelqu'un c'est vivre avec lui, parler avec lui, dormir avec lui, et non le détruire?

– Oh là là, nous allons au-devant de grands et graves lieux communs. Votre prochaine réplique, c'est: «Aimer, c'est regarder ensemble dans la même direction.»

– Taisez-vous!

– Qu'avez-vous, Jérôme Angust? Vous tirez une de ces têtes!

– Vous le savez bien.

– Ne faites pas votre chochotte. Estimez-vous heureux: je ne vous ai pas raconté les détails du meurtre. Bon sang, ces gens qui n'ont tué personne sont d'une sensiblerie!

– Saviez-vous que le 24 mars 1989 était le vendredi saint?

– Et moi qui vous croyais irréligieux?

– Je le suis. Vous pas. Je suppose que vous n'avez pas choisi votre date au hasard.

– Je vous jure que si. Il y a de ces coïncidences.

– J'étais certain que le salaud qui avait fait ça avait des préoccupations mystiques. Je ne sais pas ce qui me retient de vous sauter à la gorge.

– Pourquoi prenez-vous tellement à cœur le sort d'une inconnue morte il y a dix ans?

– Arrêtez votre cinéma. Depuis combien de temps me poursuivez-vous?

– Quel narcissisme! Comme si je vous poursuivais!

– Au début, vous avez tenté de me faire avaler que vous vous en preniez à des quidams, histoire de les harceler pour votre plaisir.

– C'est la vérité.

– Ah bon. S'agit-il toujours d'individus dont vous avez assassiné la femme?

– Comment? Vous étiez le mari d'Isabelle?

– Comme si vous l'ignoriez!

– Et moi qui parlais de coïncidences!

– Assez! Il y a dix ans, vous avez tué celle qui était ma raison de vivre. Et vous trouvez le moyen de me démolir encore plus, non seulement en me racontant ce meurtre, mais aussi en m'apprenant ce viol d'il y a vingt ans, dont j'ignorais tout.

– Comme les hommes sont égoïstes! Si vous aviez mieux observé Isabelle, vous auriez su ce qu'elle vous cachait. Je voyais qu'il y avait en elle quelque chose de détruit. Elle ne voulait pas en parler.

– Et ça vous arrangeait bien.

– Je n'ai pas de leçon de morale à recevoir de vous.

– C'est là que vous vous trompez. Moi, au moins, j'agis avec courage.

– Ah oui. Le viol, l'assassinat, des actes de grand courage, surtout perpétrés sur la personne d'une frêle jeune femme.

– Et vous, vous savez que j'ai tué et violé Isabelle – et vous ne faites rien.

– Que voulez-vous que je fasse?

– Il y a quelques minutes, vous parliez de me sauter à la gorge.

– C'est ça que vous voudriez?

– Oui.

– Je ne vous ferai pas ce plaisir. Je vais appeler la police.

– Lâche! Pauvre Isabelle! Vous ne la méritiez pas.

– Elle méritait encore moins d'être violée et assassinée.

– Moi au moins, je vais jusqu'au bout de mes actes. Vous, tout ce dont vous êtes capable, c'est d'appeler la police. La vengeance par procuration!

– Je me rallie au choix d'Isabelle.

– Faux cul! Isabelle avait le droit de ne pas me châtier, parce qu'elle était la victime. Vous n'avez pas cette liberté. On ne peut pardonner que quand on est l'offensé.

– Il ne s'agit en aucun cas de vous pardonner. Il s'agit de ne pas se rendre justice soi-même.

– Voyez les beaux mots civiques derrière lesquels il cache sa lâcheté!

– Vous avez déjà détruit ma vie. Hors de question que je la finisse en prison par votre faute.

– Comme tout cela est bien calculé!

– Aucune prise de risque. On ne se met pas en danger. Isabelle, vous étiez mariée à un homme qui vous aimait avec passion!

– Je suis contre la peine de mort.

– Pauvre nouille! On lui parle d'amour et il répond comme s'il participait à un débat de société.

– Il faut plus de courage que vous ne le pensez pour être contre la peine de mort.

– Qui vous parle de peine de mort, abruti? J'imagine que vous êtes contre le vol; il n'empêche que, si vous tombiez sur une mallette pleine de dollars, vous ne seriez pas assez stupide pour ne pas la prendre. Sautez sur l'occasion, espèce de larve!

– Il n'y a aucun point de comparaison. Vous tuer ne me rendrait pas ma femme.

– Mais ça contenterait un besoin sourd et profond dans vos tripes, ça vous soulagerait!

– Non.

– Qu'est-ce qui coule dans vos veines? De la tisane?

– Je n'ai rien à vous prouver, monsieur. Je vais chercher la police.

– Et vous supposez que je serai encore là à votre retour?

– J'ai eu le temps de vous observer. Je donnerai un signalement très précis.

– Mettons qu'ils me rattrapent. A votre avis, qu'est-ce qui se passe? Contre moi, vous n'avez que mon récit. Personne ne l'a entendu à part vous. Je n'ai pas l'intention de le répéter à la police. Bref, vous n'avez rien.

– Des empreintes d'il y a dix ans.

– Vous savez pertinemment que je n'en ai pas laissé.

– Il a dû rester de vous quelque chose, un cheveu, un cil, sur les lieux du crime.

– Ce genre de test d'ADN ne se pratiquait pas il y a dix ans. Ne vous obstinez pas, mon vieux. Je ne veux pas être pris par la police et il n'y a aucun risque que cela m'arrive.

– Je ne vous comprends pas. Vous semblez avoir besoin d'un châtiment: pourquoi pas une peine officielle et légale?

– Je ne crois pas en cette justice-là.

– C'est regrettable: il n'y en a pas d'autre.

– Bien sûr qu'il y en a une autre. Vous m'emmenez aux toilettes et vous m'y réglez mon compte.

– Pourquoi aux toilettes?

– Vous semblez ne pas vouloir être pincé par la police. Autant me tuer à l'abri des regards.

– Si on retrouvait votre cadavre aux toilettes, il y aurait mille témoins pour nous avoir vus en grande conversation auparavant. Vous m'avez abordé avec une discrétion rare.

– Je constate avec plaisir que vous commencez à examiner la faisabilité de la chose.

– Pour mieux vous démontrer l'inanité de vos projets.

– Vous oubliez un détail qui vous facilitera la tâche: c'est que je ne vous opposerai aucune résistance.

– Il y a quand même un élément de l'affaire qui m'échappe: pourquoi voulez-vous que je vous supprime? Qu'est-ce que vous avez à y gagner?

– Vous l'avez dit il y a quelques minutes: j'ai besoin d'un châtiment.

– Ça, je ne comprends pas.

– Il n'y a rien à comprendre.

– Ce n'est pas banal. La planète fourmille de criminels qui, au contraire, fuient leur châtiment. Cette attitude me paraît plus logique.

– C'est qu'ils ne ressentent pas de culpabilité.

– Vous disiez tout à l'heure que vous n'aviez aucun remords d'avoir violé ma femme.

– Exact. Parce que ça m'avait plu. En revanche, j'ai détesté la tuer. Et j'en éprouve une culpabilité insupportable.

– Alors, si vous aviez pris du plaisir à la tuer, vous n'auriez pas de remords?

– C'est comme ça que je fonctionne.

– C'est votre problème, mon vieux. Il fallait y réfléchir avant.

– Comment aurais-je pu le. savoir, avant, que ça ne me plairait pas de la tuer? Pour savoir si l'on aime ou non telle ou telle chose, encore faut-il avoir essayé.

– Vous en parlez comme d'un aliment.

– A chacun sa morale. Je juge les actes à l'aune de la jouissance qu'ils donnent. L'extase voluptueuse est le but souverain de l'existence, et ne demande aucune justification. Mais le crime sans plaisir, c'est du mal gratuit, de la nuisance sordide. C'est indéfendable.

– Et ce qu'en pense la victime, vous en tenez compte?

– Max Stirner, L'Unique et sa pro priété, ça vous dit quelque chose?

– Non.

– Ça ne m'étonne pas. C'est le théoricien de l'égoïsme. L'autre n'existe que pour mon plaisir.

– Magnifique. Les gens qui pensent ça, il faut les enfermer.

– «La vraie morale se moque de la morale,» Ça, c'est de Pascal. Vive le jansénisme!

– Le pire, avec vous, c'est que vous trouvez des prétextes intellectuels à vos actions lamentables et sadiques.

– Si je suis si détestable, tuez-moi.

– Je ne le veux pas.

– Qu'est-ce que vous en savez? Vous n'avez jamais essayé. Vous allez peut-être adorer.

– Votre morale ne sera jamais la mienne. Vous êtes un fou furieux.

– Cette manie de qualifier de fous ceux que l'on ne comprend pas! Quelle paresse mentale!

– Un type qui a besoin que je le tue pour un problème de culpabilité, c'est un dingue. Vous disiez tout à l'heure qu'un fou est un être dont les comportements sont inexplicables. Eh bien, votre besoin de châtiment est inexplicable: il ne colle absolument pas avec votre morale de l'égoïsme pur et dur.