– Et vous y êtes allé?

– Oui, après une nuit blanche. J'étais indiciblement heureux de l'avoir retrouvée, je ne parvenais même pas à m'inquiéter. Par ailleurs, j'espérais qu'il y aurait son nom sur la porte de son appartement, comme c'est souvent le cas, histoire de connaître enfin son identité. Hélas, le lendemain, aucun nom près de la sonnette. Elle m'a ouvert. Son visage s'est d'abord éclairé puis assombri. «Vous n'êtes pas venu avec Lieve!» Je lui ai raconté que ma femme était souffrante. Elle m'a installé au salon et est allée préparer le thé. J'ai pensé alors qu'elle n'avait pas de boniche et que ça m'arrangeait bien, de me retrouver seul avec elle dans son appartement.

– Vous aviez l'intention de la violer à nouveau?

– Il ne faut pas rééditer ce qui a été trop parfait. On ne pourrait qu'être déçu. Cela dit, si elle me l'avait proposé…

– En ce cas, ce n'aurait pas été un viol.

– Logique implacable. Voyez-vous, ma très courte expérience me donne l'intuition qu'avec le consentement de l'autre, le sexe doit être un jeu un peu fade.

– Vous parlez ex cathedra.

– Mettez-vous à ma place. Je n'ai baisé qu'une fois et c'était un viol. Je ne connais du sexe que sa violence. Enlevez au sexe sa violence: que reste-t-il?

– L'amour, le plaisir, la volupté…

– Oui; des choses mièvres, quoi. Je ne me suis jamais nourri que de tabasco et vous me proposez des gâteaux de riz.

– Oh, moi, je ne vous propose rien!

– Elle non plus, d'ailleurs, elle ne me proposait rien.

– Ça règle la question.

– En effet. C'était comique, se faire servir une tasse de thé par sa victime polie et charmante, dans son joli salon. «Encore un peu de thé, monsieur

Texel? – Appelez-moi Textor.» Hélas, elle n'eut pas la bonne idée de me révéler son prénom en retour. «Aimez-vous Paris?» Nous discutions très civilement. Je me régalais de son visage.

– Incroyable, qu'elle ne vous ait pas reconnu.

– Attendez. A un moment, elle a dit quelque chose de drôle, et j'ai ri. J'ai ri à gorge déployée. Et là, je l'ai vue changer de figure. Ses yeux sont devenus polaires et se sont figés sur mes mains, comme si elle les reconnaissait également. Il faut supposer que j'ai un rire caractéristique.

– Il faut aussi supposer que vous aviez ri en la violant, ce qui est un comble.

– Le comble du bonheur, oui. Elle a dit d'une voix glaciale: «C'est vous.» J'ai dit: «Oui, c'est moi. Je suis soulagé que vous ne m'ayez pas oublié.» Elle m'a d'abord longtemps regardé avec haine et horreur. Après un silence interminable, elle a repris: «Oui, c'est bien vous.» J'ai dit: «D'un cimetière l'autre, à dix ans d'intervalle. Je n'ai jamais cessé de penser à vous. Depuis dix ans, ma vie entière est consacrée à vous chercher.» Elle a dit: «Depuis dix ans, ma vie entière est consacrée à vous effacer de ma mémoire.» J'ai dit: «Ça n'a pas marché.» Elle a dit: «J'avais réussi à oublier votre visage mais votre ignoble rire a ressuscité le souvenir. Je n'ai jamais parlé de vous ni de ce qui m'était arrivé à personne, afin de mieux vous enterrer. Je me suis mariée et je m'efforce de vivre de façon outrageusement normale pour me préserver de la folie où vous m'avez plongée. Pourquoi faut-il que vous réapparaissiez dans mon existence juste au moment où j'étais en train de guérir?»

– Oui, c'est vrai, pourquoi?

– J'ai dit: «Par amour.» Elle a eu un haut-le-cœur.

– Comme je la comprends.

– J'ai dit: «Je vous aime. Je n'ai touché ni même voulu une autre femme que vous. J'ai fait l'amour une seule fois dans ma vie et c'était avec vous.» Elle a dit que ça ne s'appelait pas faire l'amour. J'ai dit: «Je n'ai jamais cessé de vous parler dans ma tête. Vais-je enfin avoir mes réponses?» Elle a dit non. Elle m'a ordonné de partir. Bien entendu, je ne lui ai pas obéi. J'ai dit: «Rassurez-vous, il est hors de question que je vous viole à nouveau.» Elle a dit: «Il est hors de question que vous me violiez, en effet. Nous ne sommes plus dans un cimetière mais chez moi. J'ai des couteaux dont je n'hésiterai pas à me servir.» J'ai dit: «Justement, j'étais venu ici pour ça.»

– Pardon?

– Elle a réagi comme vous. J'ai dit: «Je voulais vous revoir pour deux raisons. D'abord pour connaître enfin votre prénom. Ensuite pour que vous vous vengiez.» Elle a dit: «Vous n'aurez ni l'un ni l'autre. Sortez.» J'ai dit que je ne sortirais pas sans avoir mon dû. Elle a dit que rien ne m'était dû. J'ai dit: «N'avez-vous donc pas de désir de vengeance?» Elle a dit: «Je vous souhaite tout le mal de l'univers mais je ne veux pas m'en mêler. Je veux que vous disparaissiez de mon existence pour toujours.» J'ai dit: «Enfin, ça ne vous ferait pas du bien, de me tuer? C'est pour le coup que je disparaîtrais de votre existence!» Elle a dit: «Ça ne me ferait aucun bien et vu les ennuis que j'aurais ensuite avec la justice, ça vous incrusterait encore davantage dans ma vie.»

– Pourquoi n'a-t-elle pas appelé la police?

– Je ne l'aurais pas laissée faire. De toute façon, ça ne semblait pas son souhait: elle avait eu dix années pour avertir la police et n'avait pas usé de ce recours.

– Pourquoi?

– Elle ne voulait parler de ce viol à personne dans l'espoir qu'il quitte sa mémoire.

– Elle était forcée de constater son erreur puisque le violeur l'avait retrouvée.

– Moi, je ne voulais pas de cette justice au rabais. Je voulais une justice de première main, celle qu'elle aurait rendue elle-même en me tuant.

– Vous vouliez qu'elle vous tue?

– Oui. J'en avais besoin.

– Vous êtes un fou furieux.

– Je ne trouve pas. Pour moi, un fou, c'est un être dont les comportements sont inexplicables. Je peux vous expliquer tous les miens.

– Vous êtes bien le seul.

– Cela me suffit amplement.

– Si vous aviez tant besoin de mourir pour expier, pourquoi ne vous suicidiez-vous pas?

– Quel est ce charabia romantique? D'abord, je n'avais pas besoin de mourir, j'avais besoin d'être tué.

– Cela revient au même.

– La prochaine fois que vous aurez envie de faire l'amour, on devrait vous dire: «Masturbez-vous. Cela revient au même.» Ensuite, où allez-vous chercher que je désirais expier? Cela laisserait supposer que je regrettais ce viol, qui fut l'unique acte digne de ce nom de mon existence.

– Si vous n'aviez aucun remords, pourquoi vouliez-vous qu'elle vous tue?

– Je voulais qu'elle ait sa part. Je voulais ce que veut tout amoureux: la réciprocité.

– En ce cas, il aurait été plus logique de vouloir qu'elle vous viole.

– Certes. Mais à l'impossible nul n'est tenu. Je ne pouvais pas espérer ça. Etre assassiné par elle, c'était une solution de remplacement.

– Comme s'il y avait une équivalence entre le sexe et le meurtre. C'est ridicule.

– C'est pourtant ce qu'affirment des savants très éminents.

– Le pire, c'est que vous êtes prétentieux jusque dans vos dérèglements mentaux.

– Quoi qu'il en soit, nous parlons dans le vide puisqu'elle ne voulait pas me tuer. Ce ne fut pas faute d'insister: je trouvai cent arguments pour la persuader. Tous rejetés. J'ai fini par lui demander si ce n'étaient pas ses convictions religieuses qui lui interdisaient de se venger. Elle a dit qu'elle n'en avait aucune. J'ai dit: «Enfin, quand on n'a pas de religion, on est libre de faire ce qu'on veut!» Elle a dit; «Ce que je veux, ce n'est pas vous tuer. Je voudrais que vous soyez en prison à perpétuité, hors d'état de nuire, et que vos compagnons de cellule vous en fassent baver.» J'ai dit: «Pourquoi ne pas vous en charger vous-même? Pourquoi déléguer ses désirs?» Elle a dît: «Je ne suis pas d'un naturel violent.» J'ai dit: «Je suis déçu.» Elle a dit: «Je suis contente de vous décevoir.»

– Vous me donnez le tournis avec vos «j'ai dit… elle a dit… j'ai dit… elle a dit…».

– Dans la Genèse, quand Dieu vient interroger Adam après le coup du fruit interdit, c'est comme ça que le pleutre retrace le comportement de sa femme: «J'ai dit… elle a dit…» Pauvre Eve.

– Pour une fois, nous sommes d'accord.

– Nous le sommes beaucoup plus que vous ne l'imaginez. J'ai dit: «En ce cas, qu'est-ce que vous proposez?» Elle a dit: «Disparaissez à jamais.» J'ai dit: «On ne peut pas se quitter comme ça!» Elle a dit: «On le peut et on le doit.» J'ai dit: «Il n'en est pas question. Je vous aime trop pour ça. J'ai besoin qu'il se passe quelque chose.» Elle a dit: «Je me fiche de vos besoins.» J'ai dit: «Vous n'auriez pas dû dire ça. Ce n'est pas gentil.» Elle a ri.

– Il y avait de quoi.

– J'ai dit: «Vous me décevez.» Elle a dit: «Vous ne manquez pas d'air. Non seulement vous me violez, mais en plus il faudrait que je sois à la hauteur de vos attentes?» J'ai dit: «Et si je vous aidais à me tuer? Vous verrez, je me

montrerai très coopératif.» Elle a dit: «Je ne verrai rien. Vous allez partir, maintenant.» J'ai dit: «Au début, vous évoquiez des couteaux. Où sont-ils?» Elle n'a pas répondu. Je suis allé dans la cuisine et j'ai trouvé un grand couteau.

– Pourquoi n'a-t-elle pas essayé de s'enfuir?

– Je la tenais fermement d'une main. De l'autre, j'ai placé le couteau dans son poing. J'ai mis la lame contre mon ventre, j'ai dit: «Allez-y.» Elle a dit: «Pas question. Vous seriez trop content.» J'ai dit: «Ne le faites pas pour moi, faites-le pour vous.» Elle a dit: «Je vous répète que je n'en ai aucune envie.» J'ai dit: «Alors faites-le sans en avoir envie, pour me plaire.» Elle a rigolé: «Plutôt crever que vous

plaire!» J'ai dit: «Attention, je pourrais vous prendre au mot.» Elle a dit: «Je n'ai pas peur de vous, espèce de détraqué!» J'ai dit: «Il faut que ce couteau serve, en êtes-vous consciente? Il faut que du sang soit répandu. Comprenez-vous?» Elle a dit: «Il ne faut jamais rien.» J'ai dit: «Il le faut!» et je lui ai repris l'arme. Elle a compris mais il était trop tard. Elle a essayé de se débattre. En vain. Elle n'était pas costaude. J'ai enfoncé la lame dans son ventre. Elle n'a pas crié. J'ai dit: «Je vous aime. Je voulais seulement connaître votre prénom.» Elle est tombée en murmurant avec un rictus: «Vous avez une singulière façon de demander aux gens comment ils s'appellent.» C'était une mourante très civilisée. J'ai dit: «Allez, dites-le!» Elle a dit: «Plutôt mourir.» Ce furent ses dernières paroles. De rage, j'ai lacéré son giron de coups de couteau. Peine perdue, elle avait gagné: elle était morte sans que je puisse la nommer.