– Quel dommage. Une si belle histoire qui commençait si bien.

– J'étais fou d'amour et de bonheur.

– Quelle raison pouviez-vous donc avoir d'être heureux?

– Il m'était enfin arrivé quelque chose de grand.

– Quelque chose de grand? Un viol minable, oui.

– Je ne vous demande pas votre avis.

– Que nie demandez-vous, au juste?

– De m'écouter.

– Il y a des psy, pour ça.

– Pourquoi irais-je chez un psy quand il y a des aéroports pleins de gens désœuvrés tout disposés à m'écouter?

– Il vaut mieux entendre ça que d'être sourd.

– Je me suis mis à rechercher cette fille partout. Au début, je passais mon temps au cimetière de Montmartre, dans l'espoir qu'elle y revienne. Elle n'y revint pas.

– Comme c'est curieux, cette victime si peu pressée de revoir le lieu de son supplice.

– A croire que cela lui avait laissé un mauvais souvenir.

– Vous parlez sérieusement?

– Oui.

– Vous êtes assez malade pour supposer qu'elle aurait pu aimer ça?

– C'est flatteur, un viol. Ça prouve qu'on est capable de se mettre hors la loi pour vous.

– La loi. Vous n'avez que ce mot à la bouche. Vous croyez que cette malheureuse pensait à la loi, quand vous…? Vous mériteriez d'être violé pour comprendre.

– J'aimerais beaucoup. Hélas, personne ne semble en avoir eu envie.

– Ça ne m'étonne pas.

– Suis-je donc si laid?

– Pas tant que ça. Ce n'est pas le problème.

– Où est-il, alors, le problème?

– Vous avez vu comment vous abordez les gens? Vous en êtes incapable autrement que par la violence. La première fille que vous avez désirée, vous l'avez violée. Et quand vous avez envie de parler à quelqu'un, à moi par exemple, vous vous imposez. Moi aussi, vous me violez, certes d'une façon moins infecte, mais quand même. Vous n'avez jamais envisagé d'avoir une forme de relation humaine avec quel qu'un de consentant?

– Non.

– Ah!

– Qu'est-ce que ça m'apporterait, le consentement d'autrui?

– Des tas de choses.

– Soyez concret, je vous prie.

– Essayez, vous verrez.

– Trop tard. J'ai quarante ans et, en amitié comme en amour, je n'ai jamais plu à personne. Je n'ai pas même inspiré de camaraderie ou de vague sympathie à quiconque.

– Faites un effort. Rendez-vous attrayant.

– Pourquoi ferais-je un effort? Je suis content comme ça, moi. Ça m'a plu, ce viol; ça me plaît, de vous forcer à m'écouter. Pour accepter l'effort, il faut ne pas être satisfait de son sort.

– Et ce qu'en pensent vos victimes, ça vous indiffère?

– Ça m'est égal.

– C'est ce que je craignais: vous êtes incapable d'éprouver de l'empathie. C'est typique des gens qui n'ont pas été aimés pendant leur petite enfance.

– Vous voyez: pourquoi irais-je chez un psy alors que je vous ai sous la main?

– Ce sont des rudiments.

– Je crois en effet que mes parents ne m'ont pas aimé. Ils sont morts quand j'avais quatre ans et je ne me souviens pas d'eux. Mais ils se sont suicidés et il me semble que, quand on aime son enfant, on ne se suicide pas. On les a retrouvés, pendus, l'un à côté de l'autre, à la poutre du salon.

– Pourquoi se sont-ils tués?

– Aucune explication. Ils n'avaient laissé aucun message. Mes grands-parents n'ont jamais compris.

– Je devrais sans doute vous plaindre et, pourtant, je n'en ai aucune envie.

– Vous avez raison. Il n'y a pas lieu d'avoir pitié de moi.

– Les violeurs, ça ne m'inspire que du dégoût.

– Je n'ai commis qu'un seul viol: cela suffit-il à faire de moi un violeur?

– Qu'est-ce que vous croyez? Qu'il faut atteindre un certain quota de victimes pour mériter ce mot? C'est comme pour assassin: il suffit d'un assassiné.

– C'est amusant, le langage. La seconde qui a précédé mon acte, j'étais un être humain; la seconde d'après, j'étais un violeur.

– J'ai horreur que vous jugiez ça drôle.

– Au moins ai-je été un violeur d'une fidélité exemplaire. Je n'ai jamais violé ni même touché une autre femme. Ce fut le seul rapport sexuel de mon existence.

– Ça lui fait une belle jambe, à la victime.

– C'est tout ce que vous trouvez à dire?

– Qu'un détraqué de votre espèce n'ait pas de vie sexuelle ne m'étonne pas.

– Ça ne vous paraît pas romantique, cette abstinence?

– Vous êtes le personnage le moins romantique qu'on puisse imaginer.

– Je ne suis pas de cet avis. Peu importe. J'en reviens à mon histoire. J'ai fini par cesser d'aller au cimetière de Montmartre, comprenant que c'était le dernier endroit où cette fille voulait aller. Ce fut pour moi le début d'une longue errance à travers Paris, à la recherche de celle qui m'obsédait de plus en plus. Je sillonnais la ville avec méthode, arrondissement par arrondissement, quartier par quartier, rue par rue, station de métro par station de métro.

– L'aiguille dans la botte de foin.

– Les années ont passé. Je vivotais toujours de mon héritage. A part le loyer et la nourriture, je n'avais aucune dépense. Je n'avais besoin d'aucun divertissement; quand je ne dormais pas, je n'avais d'autre activité que marcher dans Paris.

– La police ne vous a pas inquiété?

– Non. La victime n'avait pas porté plainte, je pense.

– Quelle erreur de sa part!

– Et quel paradoxe: ce n'était pas le criminel qui était recherché, mais la victime.

– Pourquoi la recherchiez-vous?

– Par amour.

– Quand on voit ce que certaines personnes appellent amour, on a envie de vomir.

– Attention: si vous vous aventurez sur ce registre, vous allez avoir droit à une dissertation sur l'amour.

– Non, par pitié.

– C'est bon pour cette fois. II y a dix ans, soit dix années après le viol, je me baladais dans le XXe arrondissement, en mangeant un hot dog de derrière les fagots - – et que vois-je, boulevard de Ménilmontant? Elle! Elle, à n'en pas douter. Je l'aurais reconnue entre quatre milliards de femmes. La brutalité sexuelle, ça crée des liens. Dix années n'avaient réussi qu'à la rendre encore plus belle, fine, déchirante. Je me mis à la courser. Dira-t-on assez la mauvaise fortune qui consiste à être en train de bouffer une saucisse chaude pleine de moutarde le jour où, après dix années de traversée du désert, on retrouve sa bien-aimée? Je la suivais en avalant de travers.

– Il fallait jeter votre casse-croûte.

– Vous êtes fou. On voit bien que vous ne connaissez pas les hot dogs du boulevard de Ménilmontant: ça ne se jette pas. Si je m'en étais débarrassé, j'en aurais voulu à la dame de mes pensées et mon amour serait devenu moins pur. Inconsciemment, je lui aurais reproché la perte de ma saucisse.

– Passons sur ces considérations d'une profondeur vertigineuse.

– Je suis le seul homme assez sincère pour dire des choses pareilles.

– Bravo. La suite.

– Vous voyez, mon récit vous passionne! Je savais bien que vous seriez mordu tôt ou tard. Devinez ce que ma bien-aimée allait faire?

– S'acheter un hot dog?

– Non! Le vendeur de saucisses est situé juste en face du Père-Lachaise, où elle se rendait. J'aurais dû m'en douter; puisque je l'avais dégoûtée du cimetière de Montmartre, il avait bien fallu qu'elle se rabatte sur une autre nécropole. Le viol ne lui avait pas fait perdre le noble goût des cimetières. Celui de Montparnasse étant trop moche, elle avait élu le Père-Lachaise, qui serait sublime s'il n'était encombré de tant de vivants.

– Ce qui y rend les viols nettement plus difficiles.

– Eh oui. Où va-t-on si on ne peut même plus assouvir ses pulsions dans les cimetières?

– Tout fout le camp, mon bon monsieur.

– Je la suivis donc parmi les tombes. Cela me rappelait des souvenirs. Elle prit une allée qui montait. J'admirais sa démarche d'animal sur le qui-vive. Quand j'eus fini le hot dog, je la rejoignis. Mon cœur battait à tout rompre. Je lui dis: «Bonjour! Est-ce que vous me reconnaissez?» Elle s'excusa poliment en répondant par la négative.

– Comment est-il possible qu'elle ne vous ait pas reconnu? Aviez-vous tant changé en dix ans?

– Je ne sais pas. Je ne me suis jamais beaucoup regardé. Mais son attitude n'était pas si incroyable, vous savez. Quel souvenir garde-t-on d'un violeur? Pas forcément celui de son visage. Je la regardais avec tant d'amour que je devais sembler très aimable. Elle me sourit. Ce sourire! J'en eus la poitrine défoncée. Elle me demanda où nous nous étions rencontrés. J'affectai de le prendre sur le mode de la devinette. Elle dit: «Avec mon mari, je sors souvent. Je suis incapable de retenir le visage des gens que je croise.»

– Elle s'était donc mariée.

– Nous avons bavardé. Elle surmontait sa timidité avec beaucoup de grâce. Le plus drôle était que je ne connaissais toujours pas son prénom. Je n'allais quand même pas le lui demander, alors que c'était elle qui était censée deviner mon identité. Elle finit par me dire: «Je donne ma langue au chat.»

– Et qu'avez-vous répondu à la pauvre souris?

– Texel. Textor Texel.

– J'aurais dû m'en douter.

– Elle s'est excusée à nouveau: «Ce nom ne me dit rien.» J'ai ajouté que j'étais hollandais. Elle m'écoutait avec une politesse charmante.

– Elle a eu droit à la totale, elle aussi? La bouffe des matous, la mort de votre petit camarade de classe, le jansénisme? Rien ne lui aura été épargné, à la malheureuse.

– Non. Car il y a eu un miracle. Elle a eu l'air de se souvenir: «Oui, monsieur Texel. C'était à Amsterdam, dans un restaurant. J'avais accompagné mon mari à ce déjeuner d'affaires» – j'étais un peu dégoûté de penser que son époux avait des déjeuners d'affaires mais je n'allais pas laisser passer cette occasion inespérée de lui inspirer confiance.

– Je trouve incroyable qu'elle ait pu oublier son agresseur.

– Attendez. Elle m'a demandé comment allait ma femme, une certaine Lieve, avec laquelle elle avait sympathisé pendant ce fameux déjeuner qui remontait à trois ou quatre années auparavant. Pris de court, j'ai répondu qu'elle allait très bien et qu'elle vivait avec moi à Paris désormais.

– C'est un vaudeville, votre histoire.

– Alors elle nous a invités, ma femme et moi, à venir prendre le thé chez elle le lendemain après-midi. Vous vous rendez compte? Etre convié par sa victime à prendre le thé! C'était tellement incongru que j'ai accepté. Le bon côté de l'affaire, c'est qu'elle me donna son adresse, sinon son nom que j'étais censé connaître.