– N'est-il pas également celui qui, quand vous êtes en train de lire dans la salle d'attente d'un aéroport, vient vous en empêcher par son accablante conversation?

– Oui. Pour vous, il est cela. Peut-être n'existe-t-il pas en dehors de vous. Vous le voyez assis à côté de vous mais peut-être est-il en vous, dans votre tête et dans votre ventre, en train de vous empêcher de lire.

– Non monsieur. Moi, je n'ai pas d'ennemi intérieur. J'ai un ennemi, bien réel pour le moment, vous, qui êtes à l'extérieur de moi.

– Si cela vous plaît de le penser. Moi, je sais qu'il est en moi et qu'il fait de moi un coupable.

– Coupable de quoi?

– De n'avoir pu l'empêcher de prendre le pouvoir.

– Et vous venez m'embêter simplement parce qu'il y a trente ans, vous avez mangé de la bouffe pour chats? Vous êtes une infection, monsieur. Il y a des médecins pour les gens comme vous.

– Je ne suis pas venu pour me faire soigner par vous. Je suis venu pour vous rendre malade.

– Ça vous amuse?

– Cela me ravit.

– Et il a fallu que ça tombe sur moi.

– Vous n'avez pas de chance, mon cher.

– Je suis heureux qu'au moins vous en conveniez.

– Et cependant je suis certain que vous ne le regretterez pas. Il y a dans la vie des malheurs salutaires.

– C'est étonnant, cette manie qu'ont les emmerdeurs de se trouver des justifications. C'est ce que Lu Xun appelle le discours du moustique: être piqué par un moustique est déjà bien pénible, mais, en plus, il faut que l'insecte vous serine son bz,bz à l'oreille – et vous pouvez être sûr qu'il vous raconte des choses du genre: «Je te pique mais

c'est pour ton bien.» Si, au moins, il le faisait en silence!

– L'analogie avec le moustique est adéquate. Je vous laisserai comme une démangeaison.

– J'apprends ainsi que vous me laisserez: c'est déjà une parole d'espoir. Et puis-je savoir quand vous estimerez pouvoir partir?

– Quand j'aurai accompli ma mission avec vous.

– Parce qu'en plus vous avez une mission à mon endroit? Il devrait y avoir une loi contre les messies. Monsieur, je n'ai aucun besoin de vos enseignements.

– Non, en effet. Vous avez seulement besoin que je vous rende malade.

– Et depuis quand un être bien portant a-t-il besoin d'être malade?

– D'abord, vous n'êtes pas bien portant. Vous savez parfaitement qu'il y a en vous des choses qui ne vont pas. C'est pourquoi vous avez besoin d'être malade. Pascal a écrit un texte dont le titre est sublime: Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies. Car il y a bel et bien un bon usage des maladies. Encore faut-il être malade. Je suis là pour vous donner cette grâce.

– Trop aimable. Gardez votre cadeau, je suis un ingrat.

– Voyez-vous, vous n'avez aucune chance de guérir de vos maux sans moi, à cause de cet axiome imparable: sans maladie, pas de guérison.

– De quoi voulez-vous donc que je guérisse?

– Pourquoi vous mentez-vous à vous-même? Vous allez très mal, Jérôme Angust.

– Qu'en savez-vous?

– Je sais tant de choses.

– Vous travaillez pour les services secrets?

– Mon service est trop secret pour les services secrets.

– Qui êtes-vous donc?

– Mon nom est Texel. Textor Texel.

– Oh non, ça recommence!

– Je suis hollandais.

Jérôme Angust mit ses deux mains sur ses oreilles. Il n'entendit plus que le bruit de l'intérieur de son crâne: cela ressemblait au vrombissement vague et lointain que l'on perçoit dans les stations de métro quand il ne passe aucune rame. Ce n'était pas désagréable. Pendant ce temps, les lèvres de l'importun continuaient à remuer: «C'est un demeuré, pensa la victime. Il parle même quand il sait que je ne peux pas l'entendre. C'est de la logorrhée. Pourquoi sourit-il comme ça, comme s'il était le vainqueur? C'est moi le vainqueur, puisque je ne l'entends plus. C'est moi qui devrais sourire. Or je ne souris pas et lui continue à sourire. Pourquoi?»

Les minutes passèrent. Bientôt, Angust comprit pourquoi Texel souriait: ses bras commencèrent à le faire souffrir, d'abord insensiblement, puis de façon insoutenable. Jérôme ne s'était jamais bouché les oreilles assez longtemps pour connaître cette douleur. Le tortionnaire, lui, était sûrement au courant de l'apparition progressive de cette crampe chez ses victimes. «Je ne suis pas le premier qu'il vient baratiner pendant des heures. Je ne suis pas le premier qui se bouche les oreilles avec les mains devant ses yeux amusés. S'il sourit, c'est parce qu'il a l'habitude: il sait que je ne tiendrai pas longtemps. L'ordure! Il y a vraiment des pervers sur cette planète!»

Quelques minutes plus tard, il eut l'impression que ses épaules allaient se démembrer: il avait trop mal. Ecœuré, il baissa les bras avec une grimace de soulagement.

– Eh oui, dit simplement le Hollandais.

– Vos victimes vous font toujours ce coup-là, hein?

– Même si vous étiez le premier, je serais déjà au courant. La crucifixion, vous avez entendu parler? Pourquoi croyez-vous que le crucifié souffre et meurt? Pour d'innocents clous dans les mains et les pieds? A cause des bras en l'air. A la différence de certains mammifères comme le paresseux, l'homme n'est pas conçu pour garder longtemps cette position: si on lui maintient les bras vers le haut pendant une durée excessive, il finit par mourir. Bon, j'exagère un peu: c'est quand il est trop longtemps suspendu par les bras qu'il peut mourir d'étouffement. Vous ne seriez donc pas mort. Mais vous eussiez fini par vous trouver mal. Vous voyez: vous ne pouvez pas m'échapper. Rien n'est laissé au hasard. Pourquoi croyez-vous que je m'en prends à votre ouïe? Pas seulement parce que c'est légal; surtout parce que c'est celui des sens qui présente le moins de défenses. Pour se protéger, l'œil a la paupière. Contre une odeur, il suffit de se pincer le nez, geste qui n'a rien de douloureux, même à long terme. Contre le goût, il y a le jeûne et l'abstinence, qui ne sont jamais interdits. Contre le toucher, il y a la loi: vous pouvez appeler la police si l'on vous touche contre votre gré. La personne humaine ne présente qu'un seul point faible: l'oreille.

– C'est faux. Il y a les boules Quies.

– Oui, les boules Quies: la plus belle invention de l'homme. Mais vous n'en avez pas dans votre sac de voyage, n'est-ce pas?

– Il y a une pharmacie dans l'aéroport. Je cours en acheter.

– Mon pauvre ami, vous pensez bien que, juste avant de vous aborder, je suis allé acheter leur stock entier de boules Quies. Quand je vous disais que rien n'était laissé au hasard! Voulez-vous savoir ce que je vous racontais, quand vous aviez les mains sur les oreilles?

– Non.

– Ce n'est pas grave, je vous le dirai quand même. Je vous disais que l'être humain est une citadelle et que les sens en sont les portes. L'ouïe est la moins bien gardée des entrées: d'où votre défaite.

– Une défaite sans victoire dans le camp adverse, alors. Franchement, je ne vois pas ce que vous y gagnez.

– J'y gagne. Ne soyez pas si pressé. Nous avons le temps. Ces retards d'avion sont interminables. Sans moi, vous auriez continué à faire semblant de lire votre bouquin. J'ai tant à vous apporter.

– Le pseudo-meurtre de votre petit camarade, la pâtée des chats… Vous croyez que de telles fadaises peuvent intéresser quelqu'un?

– Pour raconter une histoire, il vaut mieux commencer par le début, non? Donc, à douze ans et demi, suite à l'ingestion de la nourriture des chats, j'ai perdu la foi et acquis un ennemi: moi-même, ou, pour être plus exact, cet adversaire inconnu que tous nous logeons dans l'ombre de nos entrailles. Mon univers en fut métamorphosé. Jusque-là, j'étais un orphelin blême et maigre qui vivait calmement avec ses grands-parents. Je devins torturé, angoissé, je me mis a manger comme un forcené.

– Toujours la gamelle des chats?

– Pas seulement. Celle de mes grands-parents aussi. Dès qu'une nourriture me répugnait, je me jetais sur elle et la dévorais.

– Et en Hollande, il y a de quoi être dégoûté par la nourriture.

– En effet. J'ai donc beaucoup mangé.

– Vous n'êtes pas gras, pourtant.

– Je brûle tout sous forme d'anxiété. Je n'ai pas changé depuis l'adolescence: je traîne toujours en moi ce fardeau de culpabilité que je découvrais alors.

– Pourquoi cette culpabilité?

– Croyez-vous que les gens malades de culpabilité aient besoin d'un motif sérieux? Mon ennemi intérieur était né à la faveur de la pâtée pour chats: il aurait pu trouver d'autres prétextes. Quand on est destiné à devenir un coupable, il n'est pas nécessaire d'avoir quelque chose à se reprocher. La culpabilité se fraiera un passage par n'importe quel moyen. C'est de la prédestination. Le jansénisme: encore une invention hollandaise.

– Oui. Comme le beurre de cacahouètes et autres monstruosités.

– J'aime le beurre de cacahouètes.

– Ça ne m'étonne pas.

– J'aime surtout le jansénisme. Une doctrine aussi injuste ne pouvait que me plaire. Enfin une théorie capable de cruauté sincère, comme l'amour.

– Et dire que je me retrouve dans un aéroport en train de me faire emmerder par un janséniste.

– Qui sait? Cela aussi, c'est peut-être de la prédestination. Il n'est pas impossible que vous ayez vécu jusqu'ici dans le seul but de me rencontrer.

– Je vous jure que non.

– Qui êtes-vous pour le décréter?

– Il m'est arrivé des choses autrement importantes, dans mon existence.

– Par exemple?

– Je n'ai pas envie de vous en parler.

– Vous avez tort. Je vais vous apprendre un grand principe, Jérôme Angust. Il n'y a qu'une seule façon légale de me faire taire: c'est de parler. N'oubliez pas. Cela pourrait vous sauver.

– Me sauver de quoi, enfin?

– Vous verrez. Parlez-moi de votre femme, monsieur.

– Comment savez-vous que je suis marié? Je ne porte pas d'alliance.

– Vous venez de m'apprendre que vous êtes marié. Parlez-moi donc de votre femme.

– C'est hors de question.

– Pourquoi?

– Je n'ai aucune envie de vous parler d'elle.

– J'en conclus que vous ne l'aimez plus.

– Je l'aime!

– Non. Les gens qui aiment sont toujours intarissables sur l'objet de leur amour.

– Qu'en savez-vous? Je suis sûr que vous n'aimez personne.

– J'aime.

– Alors allez-y, soyez intarissable sur l'objet de votre amour.

– J'aime une femme sublime.