– Si vous saviez! Je gagne à être connu. Il suffît que je vous dise quelques épisodes de ma vie pour vous convaincre. Par exemple, quand j'étais petit, j'ai tué quelqu'un.

– Pardon?

– J'avais huit ans. Il y avait dans ma classe un enfant qui s'appelait Franck. Il était charmant, gentil, beau, souriant. Sans être le premier de la classe, il obtenait de bons résultats scolaires, surtout en gymnastique, ce qui a toujours été la clef de la popularité enfantine. Tout le monde l'adorait.

– Sauf vous, bien sûr.

– Je ne pouvais pas le supporter. Il faut préciser que moi, j'étais malingre, le dernier en gymnastique, et que je n'avais pas d'amis.

– Tiens! sourit Angust. Déjà impopulaire!

– Ce n'était pas faute de faire des efforts. J'essayais désespérément de plaire, d'être sympathique et drôle; je ne parvenais à rien.

– Cela n'a pas changé.

– Ma haine pour Franck n'en était que plus grande. C'était un temps où je croyais encore en Dieu. Un dimanche soir, je me suis mis à prier dans mon lit. Une prière satanique: je priai Dieu de tuer le petit garçon que je détestais. Je passai des heures à l'en implorer de toute ma force.

– Je devine la suite.

– Le lendemain matin, à l'école, l'institutrice entra en classe avec un air contrit. Les larmes aux yeux, elle nous annonça que Franck était mort pendant la nuit, d'une inexplicable crise cardiaque.

– Et, naturellement, vous avez cru que c'était votre faute.

– C'était ma faute. Comment ce petit garçon en pleine santé eût-il pu avoir une crise cardiaque, sans mon intervention?

– Si c'était si facile, il n'y aurait plus beaucoup de vivants, sur la planète.

– Les enfants de la classe se mirent à pleurer. Nous eûmes droit aux lieux communs d'usage: «Ce sont toujours les meilleurs qui s'en vont», etc. Moi, je pensais: «Evidemment! Je ne me serais pas donné tant de mal à prier si ce n'avait été pour nous débarrasser du meilleur d'entre nous!»

– Alors comme ça, vous croyez être en communication directe avec Dieu? Vous ne doutez de rien, vous.

– Mon premier sentiment fut de triomphe: j'avais réussi. Ce Franck allait enfin cesser de me gâcher l'existence. Peu à peu, je compris que la mort de l'enfant ne m'avait pas rendu plus populaire. En vérité, elle n'avait rien changé à mon statut de vilain petit canard mal aimé. J'avais cru qu'il me suffirait d'avoir le champ libre pour m'imposer. Quelle erreur! On oublia Franck, mais je ne pris pas sa place.

– Pas étonnant. On ne peut pas dire que vous ayez beaucoup de charisme.

– Peu à peu, je commençai à éprouver des remords. Il est singulier de penser que, si j'étais devenu populaire, je n'aurais pas regretté mon crime. Mais j'avais la conviction d'avoir tué Franck pour rien et je me le reprochais.

– Et depuis, vous interpellez des quidams dans les aéroports pour les bassiner avec votre repentir.

– Attendez, ce n'est pas si simple. J'avais honte, mais pas au point d'en souffrir.

– Sans doute aviez-vous malgré vous assez de bon sens pour savoir que vous n'étiez en rien la cause de sa mort?

– Détrompez-vous. Je n'ai jamais douté de ma culpabilité absolue dans cet assassinat. Mais ma conscience n'avait pas été préparée à cette situation. Vous savez, les adultes apprennent aux enfants à dire bonjour à la dame et à ne pas se mettre les doigts dans le nez: ils ne leur apprennent pas à ne pas tuer leurs petits camarades de classe. J'aurais éprouvé davantage de remords si j'avais volé des bonbons à l'étalage.

– Si vous avez perdu la foi, comment pouvez-vous encore croire que vous êtes la cause de la mort de ce Franck?

– Rien n'est aussi puissant qu'un esprit animé par la foi. Qu'importé que Dieu existe ou non. Ma prière était bien assez forte, par sa conviction, pour anéantir une vie. C'est un pouvoir que j'ai perdu en cessant de croire.

– Encore heureux que vous ne croyiez plus, en ce cas.

– Oui. Cela a rendu mon meurtre suivant nettement moins facile.

– Ah! Parce qu'il y a une suite?

– Ce n'est que le premier mort qui compte. C'est l'un des problèmes de la culpabilité en cas d'assassinat: elle n'est pas additionnelle. Il n'est pas considéré comme plus grave d'avoir tué cent personnes que d'en avoir tué une seule. Du coup, quand on en a tué une, on ne voit pas pourquoi on se priverait d'en tuer cent.

– C'est vrai. Pourquoi limiter ces petits plaisirs de l'existence?

– Je vois que vous ne me prenez pas au sérieux. Vous vous moquez.

– Vu ce que vous appelez un meurtre, je n'ai pas l'impression d'être en présence d'un grand criminel.

– Vous avez raison, je ne suis pas un grand criminel. Je suis un petit criminel sans envergure.

– J'aime ces accès de lucidité.

– Rendez-vous compte; je n'ai tué que deux personnes.

– C'est un chiffre médiocre. Il faut avoir plus d'ambition, monsieur.

– Je partage votre opinion. J'étais né pour de plus hauts desseins. Le démon de la culpabilité m'a empêché de devenir l'être immense que j'aurais voulu devenir.

– Le démon de la culpabilité? Je pensais que vous aviez éprouvé un petit repentir de rien du tout.

– Pour le meurtre de Franck, oui. C'est plus tard que la culpabilité a pris possession de moi.

– Lors du second meurtre? Comment avez-vous procédé, cette fois? Par envoûtement?

– Vous avez tort de me railler. Non, je suis devenu coupable en même temps que j'ai perdu la foi. Mais je ne sais même pas si j'ai affaire à un croyant.

– Non. Personne n'a jamais cru dans ma famille.

– C'est drôle, ces gens qui parlent de la foi comme de l'hémophilie. Mes parents ne croyaient en rien; cela ne m'a pas empêché de croire.

– Vous avez fini par devenir comme vos parents: vous ne croyez plus.

– Oui, mais c'est à cause d'un accident, un accident mental qui aurait pu ne pas se produire et qui a déterminé la totalité de ma vie.

– Vous parlez comme quelqu'un qui a reçu un coup sur la tête.

– C'est un peu ça. J'avais douze ans et demi. J'habitais chez mes grands-parents. A la maison, il y avait trois chats. C'était moi qui devais leur préparer à manger. Il fallait ouvrir des conserves de poisson et écraser leur contenu avec du riz. Cette besogne m'inspirait un dégoût profond. L'odeur et l'aspect de ce poisson en boîte me donnaient envie de vomir. En plus, je ne pouvais pas me contenter d'émietter leur chair à la fourchette: il fallait qu'elle soit intimement incorporée au riz, sinon les chats ne l'auraient pas mangé. Je devais donc brasser le mélange avec les mains: j'avais beau fermer les yeux, j'étais toujours au bord de l'évanouissement quand je plongeais mes doigts dans ce riz trop cuit et ces débris de poisson et quand je malaxais cette chose dont la consistance me répugnait au-delà du possible.

– Jusqu'ici, je peux comprendre.

– Je me suis livré à cette tâche durant des années, puis l'impensable s'est produit. J'avais donc douze ans et demi et j'ai ouvert les yeux sur la pâtée pour chats que j'étais en train de pétrir. J'ai eu un haut-le-cœur mais j'ai réussi à ne pas vomir. Ce fut alors que, sans savoir pourquoi, j'ai porté à ma bouche une poignée du mélange et je l'ai mangée.

– Pouah.

– Eh bien non! Justement non! Il me semblait que je n'avais jamais rien mangé d'aussi bon. Moi qui étais un enfant maigre et affreusement difficile pour la nourriture, moi qu'il fallait forcer à manger, je me pourléchais de cette bouillie pour animaux. Effaré de ce que je me voyais faire, je me mis à bouffer, à bouffer, poignée après poignée, cette glu poissonneuse. Les trois chats me regardaient avec consternation vider leur pitance dans mon ventre. J'étais encore plus horrifié qu'eux: je découvrais qu'il n'y avait aucune différence entre eux et moi. Je sentais bien que ce n'était pas moi qui avais voulu manger, c'était une force supérieure et suprême qui m'y avait contraint. C'est ainsi que je ne laissai pas même une miette de poisson au fond de la bassine. Les chats durent se passer de dîner ce jour-là. Ils furent les seuls témoins de ma chute.

– C'est plutôt drôle, cette histoire.

– C'est une histoire atroce et qui me fit perdre la foi.

– C'est bizarre. Moi qui ne suis pas croyant, je ne vois pas en quoi aimer la bouffe pour chats est une raison suffisante pour douter de l'existence de Dieu.

– Non, monsieur, je n'aimais pas la bouffe pour chats! C'était un ennemi, à l'intérieur de moi, qui m'avait forcé à la manger! Et cet ennemi qui jusque-là s'était tu se révélait mille fois plus puissant que Dieu, au point de me faire perdre la foi non pas en son existence mais en son pouvoir.

– Vous croyez toujours que Dieu existe, alors?

– Oui, puisque je ne cesse de l'insulter.

– Pourquoi l'insultez-vous?

– Pour le forcer à réagir. Ça ne marche pas. Il reste amorphe, sans dignité devant mes injures. Même les hommes sont moins mous que lui. Dieu est un jean-foutre. Vous voyez? Je viens encore de l'insulter et il continue à se taire.

– Que voudriez-vous qu'il fasse? Qu'il vous jette sa foudre?

– Vous confondez avec Zeus, monsieur.

– Bon. Vous voudriez qu'il vous envoie une pluie de sauterelles ou que les eaux de la mer Rouge se referment sur vous?

– C'est ça, moquez-vous. Sachez qu'il est très dur de découvrir la nullité de Dieu et, pour compenser, la toute-puissance de l'ennemi intérieur. On croyait vivre avec un tyran bienveillant au-dessus de sa tête, on se rend compte qu'on vit sous la coupe d'un tyran malveillant qui est logé dans son ventre.

– Allons, ce n'est pas si grave de manger la nourriture des chats.

– Ça vous est déjà arrivé?

– Non.

– Alors qu'en savez-vous? C'est atroce de se repaître de la bouffe des chats. D'abord parce que c'est très mauvais. Ensuite parce qu'après on se hait. On se regarde dans la glace et on se dit: «Ce morveux a vidé la gamelle des chats.» On sait qu'on est soumis à une force obscure et détestable qui, au fond de son ventre, hurle de rire.

– Le diable?

– Appelez-le comme ça si vous voulez.

– Moi, je m'en fiche. Je ne crois pas en Dieu, donc je ne crois pas au diable.

– Je crois en l'ennemi. Les preuves de l'existence de Dieu sont faibles et byzantines, les preuves de son pouvoir sont plus maigres encore. Les preuves de l'existence de l'ennemi intérieur sont énormes et celles de son pouvoir sont écrasantes. Je crois en l'ennemi parce que, tous les jours et toutes les nuits, je le rencontre sur mon chemin. L'ennemi est celui qui, de l'intérieur, détruit ce qui en vaut la peine. Il est celui qui vous montre la décrépitude contenue en chaque réalité. Il est celui qui vous met en lumière votre bassesse et celle de vos amis. Il est celui qui, en un jour parfait, vous trouvera une excellente raison d'être torturé. Il est celui qui vous dégoûtera de vous-même. Il est celui qui, quand vous entreverrez le visage céleste d'une inconnue, vous révélera la mort contenue en tant de beauté.