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«Font-Ségugne, dit Tavan (le félibre de Gadagne), est encore l’endroit où viennent, le dimanche, les amoureux du village. Là, ils ont l’ombre, le silence, la fraîcheur, les cachettes; il y a là des viviers avec leurs bancs de pierre que le lierre enveloppe; il y a des sentiers qui montent, qui descendent, tortueux, dans le bosquet; il y a belle vue; il y a chants d’oiseaux, murmure de feuillage, gazouillis de fontaine. Partout, sur le gazon, vous pouvez vous asseoir, rêver d’amour, si l’on est seul et, si l’on est deux, aimer.»

Voi1à où nous venions nous récréer comme perdreaux, Roumanille Giéra, Mathieu, Brunet, Tavan, Crousillat, moi et autres, Aubanel plus que tous, retenu sous le charme par les yeux de Zani (Jenny Manivet de son vrai nom), Zani l’Avignonnaise, une amie et compagne des demoiselles du castel.

«Avec sa taille mince et sa robe de laine, – couleur de la grenade, – avec son front si lisse et ses grands yeux si beaux, – avec ses longs cheveux noirs et son brun visage, – je la verrai tantôt, la jeune vierge, – qui me dira: «Bonsoir.» O Zani, venez vite!»

C’est le portrait qu’Aubanel, dans son Livre de l’Amour, en fit lui-même… Mais, à présent, écoutons-le, lorsque, après que Zani eut pris le voile, il se rappelle Font-Ségugne:

«Voici l’été, les nuits sont claires. – A Châteauneuf, le soir est beau. – Dans les bosquets la lune encore- monte la nuit sur Camp-Cabel. – T’en souvient-il? Parmi les pierres, – avec ta face d’Espagnole, – quand tu courais comme une folle, – quand nous courions comme des fous – au plus sombre et qu’on avait peur?

«Et par ta taille déliée – je te prenais: que c’était doux! – Au chant des bêtes du bocage, – nous dansions alors tous les deux. – Grillons, rossignols et rainettes – disaient, chacun, leurs chansonnettes; – tu y ajoutais ta voix claire… – Belle amie, où sont, maintenant, – tant de branles et de chansons?

«Mais, à la fin? las de courir, – las de rire, las de danser, – nous nous asseyions sous les chênes – un moment pour nous reposer; – tes longs cheveux qui s’épandaient. – mon amoureuse main aimait – à les reprendre; et toi, bonne, tu me laissais faire, tout doux, – comme une mère son enfant.»

Et les vers écrits par lui, au châtelet de Font-Ségugne, sur les murs de la chambre où sa Zani couchait.

«O chambrette, chambrette, – bien sûr que tu es petite, mais que de souvenirs! – Quand je passe ton seuil, je me dis: «Elles viennent!» – Il me semble vous voir, ô belles jouvencelles, – toi, pauvre Julia, toi, ma chère Zani! – Et pourtant, c’en est fait! – Ah! vous ne viendrez plus dormir dans la chambrette! – Julia, tu es morte! Zani, tu es nonnain!»

Vouliez-vous, pour berceau d’un rêve glorieux, pour l’épanouissement d’une fleur d’idéal, un lieu plus favorable que cette cour d’amour discrète, au belvédère d’un coteau, au milieu des lointains azurés et sereins, avec une volée de jeunes qui adoraient le Beau sous les trois espèces: Poésie, Amour, Provence, identiques pour eux, et quelques demoiselles gracieuses, rieuses, pour leur faire compagnie!

Il fut écrit au ciel qu’un dimanche fleuri, le 21 mai 1854, en pleine primevère de la vie et de l’an, sept poètes devaient se rencontrer au castel de Font-Ségugne: Paul Giéra, un esprit railleur qui signait Glaup (par anagramme de Paul G.); Roumanille, un propagandiste qui, sans en avoir l’air, attisait incessamment le feu sacré autour de lui; Aubanel, que Roumanille avait conquis à notre langue et qui, au soleil d’amour, ouvrait en ce moment le frais corail de sa grenade; Mathieu, ennuagé dans les visions de la Provence redevenue, comme jadis, chevaleresque et amoureuse; Brunet, avec sa face de Christ de Galilée, rêvant son utopie de Paradis terrestre; le paysan Tavan qui, ployé sur la houe, chantonnait au soleil comme le grillon sur la glèbe; et Frédéric, tout prêt à jeter au mistral, comme les pâtres des montagnes, le cri de race pour héler, et tout prêt à planter le gonfalon sur le Ventoux…

A table, on reparla, comme c’était l’habitude, de ce qu’il faudrait pour tirer notre idiome de l’abandon où il gisait depuis que, trahissant l’honneur de la Provence, les classes dirigeantes l’avaient réduit, hélas! à la domesticité. Et alors, considérant que, des deux derniers Congrès, celui d’Arles et celui d’Aix, il n’était rien sorti qui fit prévoir un accord pour la réhabilitation de la langue provençale; qu’au contraire, les réformes, proposées par les jeunes de l’École avignonnaise, s’étaient vues, chez beaucoup, mal accueillies et mal voulues, les Sept de Font-Ségugne délibérèrent, unanimes, de faire bande à part et, prenant le but en main, de le jeter où ils voulaient.

– Seulement, observa Glaup, puisque nous faisons corps neuf, il nous faut un nom nouveau. Car, entre rimeurs, vous le voyez, bien qu’ils ne trouvent rien du tout, ils se disent tous trouvères. D’autre part, il y a aussi le mot de troubadour. Mais, usité pour désigner les poètes d’une époque, ce nom est décati par l’abus qu’on en a fait. Et à renouveau enseigne nouvelle!

Je pris alors la parole.

– Mes amis, dis-je, à Maillane, il existe dans le peuple, un vieux récitatif qui s’est transmis de bouche en bouche et qui contient, je crois, le mot prédestiné.

Et je commençai:

«Monseigneur saint Anselme lisait et écrivait. – Un jour de sa sainte écriture, – il est monté au haut du ciel. – Près de l’Enfant Jésus, son fils très précieux, – il a trouvé la Vierge assise – et aussitôt l’a saluée. – Soyez le bienvenu, neveu! a dit la Vierge. – Belle compagne, a dit son enfant, qu’avez-vous? – J’ai souffert sept douleurs amères – que je désire vous conter.

«La première douleur que je souffris pour vous, ô mon fils précieux, – c’est lorsque, allant ouïr messe de relevailles, au temple je me présentai, – qu’entre les mains de saint Siméon je vous mis. – Ce fut un couteau de douleur – qui me trancha le cœur, qui me traversa l’âme, – ainsi qu’à vous, – ô mon fils précieux!

«La seconde douleur que je souffris pour vous, etc. – La troisième douleur que je souffris pour vous, etc. – La quatrième douleur que je souffris pour vous, – ô mon fils précieux! – c’est quand je vous perdis, – que de trois jours, trois nuits, je ne vous trouvai plus, – car vous étiez dans le temple, – où vous vous disputiez, avec les scribes de la loi, – avec les sept félibres de la Loi (1).»

(1) Ce poème populaire se dit aussi en Catalogne.

Voici la traduction du Catalan correspondant au provençal que nous venons de citer:

Le troisième (couteau) fut quand vous eûtes,

– près de trois jours, perdu votre Fils;

– vous le trouvâtes dans le temple,

– disputant avec des savants,

– prêchant sous les voûtes

– la céleste doctrine.

– Les sept félibres de la Loi, mais c’est nous autres, écria la tablée. Va pour félibre .

Et Glaup ayant versé dans les verres taillés une bouteille de châteauneuf qui avait sept ans de cave, dit solennellement:

– A la santé des félibres! Et, puisque nous voici en train de baptiser, adaptons au vocable de notre Renaissance tous les dérivés qui doivent en naître. Je vous propose donc d’appeler félibrerie toute école de félibres qui comptera au moins sept membres, en mémoire, messieurs, de la pléiade d’Avignon.

– Et moi, dit Roumanille, je vous propose, s’il vous plaît, le joli mot félibriser pour dire «se réunir, comme nous faisons, entre félibres».

– Moi, dit Mathieu, j’ajoute le terme félibrée pour dire «une fratrie de poètes provençaux».

– Moi, dit Tavan, je crois que le mot félibréen n’exprimerait pas mal ce qui concerne les félibres.

– Moi je dédie, fit Aubanel, le nom de félibresse aux dames qui chanteront en langue de Provence.

– Moi, je trouve, dit Brunet, que le mot félibrillon siérait aux enfants des félibres.

– Moi, dit Mistral, je clos par ce mot national: félibrige, félibrige! qui désignera l’œuvre et l’association.

Et, alors, Glaup reprit:

– Ce n’est pas tout, collègues! nous sommes les félibres de la loi… Mais, la Loi, qui la fait?

– Moi, dis-je, et je vous jure que, devrais-je y mettre vingt ans de ma vie, je veux, pour faire voir que notre langue est une langue, rédiger les articles de loi qui la régissent.

Drôle de chose! elle a l’air d’un conte et, pourtant, c’est de là, de cet engagement pris un jour de fête, un jour de poésie et d’ivresse idéale, que sortit cette énorme et absorbante tâche du Trésor du Félibrige ou dictionnaire de la langue provençale, où se sont fondus vingt ans d’une carrière de poète.

Et qui en douterait n’aura qu’à lire le prologue de Glaup (P. Giéra) dans l’Almanach Provençal de 1885, où cela est clairement consigné comme suit:

«Quand nous aurons toute prête la Loi qu’un félibre prépare et qui dit, beaucoup mieux que vous ne sauriez le croire, pourquoi ceci, pourquoi cela, les opposants devront se taire.»

C’est dans cette séance, mémorable à juste titre et passée, aujourd’hui, à l’état de légende, qu’on décida la publication, sous forme d’almanach, d’un petit recueil annuel qui serait le fanion de notre poésie, l’étendard de notre idée, le trait d’union entre félibres, la communication du Félibrige avec le peuple.