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CHAPITRE XII: FONT-SÉGUGNE

Le groupe avignonnais. – La fête de sainte Agathe. – Le père de Roumanille. – Crousiflat de Salon, – Le chanoine Aubanel. – La famille Giéra. – Les amours d’Aubanel et de Zani. – Le banquet de Font-Ségugne. – L’institution du Félibrige. – L’oraison de saint Anselme. – Le premier chant des félibres.

Nous étions, dans la contrée, un groupe de jeunes, étroitement unis, et qui nous accordions on ne peut mieux pour cette œuvre de renaissance provençale. Nous y allions de tout cœur.

Presque tous les dimanches, tantôt dans Avignon, tantôt aux plaines de Maillane ou aux Jardins de Saint-Rémy, tantôt sur les hauteurs de Châteauneuf-de-Gadagne ou de Châteauneuf-du-Pape, nous nous réunissions pour nos parties intimes, régals de jeunesse, banquets de Provence, exquis en poésie bien plus qu’en mets, ivres d’enthousiasme et de ferveur, plus que de vin. C’est là que Roumanille nous chantait ses Noëls, là qu’il nous lisait les Songeuses , toutes fraîches, et la Part du Bon Dieu encore flambant neuve; c’est là que, croyant, mais sans cesse rongeant le frein de ses croyances, Aubanel récitait le Massacre des Innocents; c’était là que Mireille venait, de loin en loin, dévider ses strophes nouvellement surgies.

A Maillane, lors de la Sainte-Agathe, qui est la fête de l’endroit, les «poètes» (comme on nous appelait déjà) arrivaient tous les ans pour y passer trois jours, comme les bohémiens. La vierge Agathe était Sicilienne: on la martyrisa en lui tranchant les seins. On dit même qu’à Arles, dans le trésor de Saint-Trophime, est conservé un plat d’agate qui, selon la tradition, aurait contenu les seins de la jeune bienheureuse. Mais d’où pouvait venir aux Arlésiens et aux Maillanais cette dévotion pour une sainte de Catane? Je me l’expliquerais de la façon suivante:

Un seigneur de Maillane, originaire d’Arles, Guillaume des Porcellets, fut, d’après l’histoire, le seul Français épargné aux Vêpres Siciliennes, en considération de sa droiture et de sa vertu. Ne nous aurait-il pas, lui ou ses descendants, apporté le culte de la vierge catanaise? Toujours est-il qu’en Sicile, sainte Agathe est invoquée contre les feux de l’Etna et à Maillane contre la foudre et l’incendie. Un honneur recherché par nos jeunes Maillanaises, c’est, avant leur mariage, d’être trois ans prieuresses (comme on dirait prêtresses) de l’autel de sainte Agathe, et voici qui est bien joli: la veille de la fête, les couples, la jeunesse, avant d’ouvrir les danses, viennent, avec leurs musiciens, donner une sérénade devant l’église, à sainte Agathe.

Avec les galants du pays, nous venions, nous aussi, derrière les ménétriers, à la clarté des falots errants et au bruit des pétards, serpenteaux et fusées, offrir à la patronne de Maillane nos hommages… Et, à propos de ces saints honorés sur l’autel, dans les villes et les villages, de-ci de-là, au Nord comme au Midi, depuis des siècles et des siècles, je me suis demandé, parfois: Qu’est-ce, à côté de cela, notre gloire mondaine de poètes, d’artistes, de savants, de guerriers, à peine connus de quelques admirateurs? Victor Hugo lui-même n’aura jamais le culte du moindre saint du calendrier, ne serait-ce que saint Gent qui, depuis sept cents ans, voit, toutes les années, des milliers de fidèles venir le supplier dans sa vallée perdue! Et aussi, un jour qu’à sa table (les flatteurs avaient posé cette question:

– Y a-t-il, en ce monde, gloire supérieure à celle du poète?

– Celle du saint, répondit l’auteur des Contemplations.

Lors de la Sainte-Agathe, nous allions donc au bal voir danser l’ami Mathieu avec Gango, Villette et Lali, mes belles cousines. Nous allions, dans le pré du moulin, voir les luttes s’ouvrir, au battement du tambour:

Qui voudra lutter, qu’il se présente…

Qui voudra lutter…

Qu’il vienne au pré!

les luttes d’hommes et d’éphèbes où l’ancien lutteur Jésette, qui était surveillant du jeu, tournait et retournait autour des lutteurs, butés l’un contre l’autre, nus, les jarrets tendus, et d’une voix sévère leur rappelait parfois le précepte: défense de déchirer les chairs…

– O Jésette… vous souvient-il de quand vous fîtes mordre la poussière à Quéquine?

– Et de quand je terrassai Bel-Arbre d’Aramon, nous répondait le vieil athlète, enchanté de redire ses victoires d’antan. On m’appelait, savez-vous comme? Le Petit Maillanais ou, autrement, le Flexible. Nul jamais ne put dire qu’il m’avait renversé et, pourtant, j’eus à lutter avec le fameux Meissonnier, l’hercule avignonnais qui tombait tout le monde; avec Rabasson, avec Creste d’Apt… Mais nous ne pûmes rien nous faire.

A Saint-Remy, nous descendions chez les parents de Roumanille, Jean-Denis et Pierrette, de vaillants maraîchers qui exploitaient un jardin vers le Portail-du-Trou. Nous y dînions en plein air, à l’ombre claire d’une treille, dans les assiettes peintes qui sortaient en notre honneur, avec les cuillers d’étain et les fourchettes de fer; et Zine et Antoinette, les sœurs de notre ami, deux brunettes dans la vingtaine, nous servaient, souriantes, la blanquette d’agneau qu’elles venaient d’apprêter.

Un rude homme, tout de même, ce vieux Jean-Denis, le père de Roumanille. Il avait, étant soldat de Bonaparte (ainsi qu’assez dédaigneux il dénommait l’empereur), vu la bataille de Waterloo et racontait volontiers qu’il y avait gagné la croix.

– Mais, avec la défaite, disait-il, on n’y pensa plus.

Aussi, lorsque son fils, au temps de Mac-Mahon, reçut la décoration, Jean-Denis, fièrement, se contenta de dire:

– Le père l’avait gagnée, c’est le garçon qui l’a.

Et voici l’épitaphe que Roumanille écrivit sur la tombe de ses parents, au cimetière de Saint-Remy:

A JEAN-DENIS ROUMANILLE

JARDINIER, HOMME DE BIEN ET DE VALEUR (1791-1875)

A PIERRETTE PIQUET, SON ÉPOUSE,

BONNE, PIEUSE ET FORTE (1793-1895).

ILS VÉCURENT CHRÉTIENNEMENT ET MOURURENT

TRANQUILLES, DEVANT DIEU SOIENT-ILS!

Crousillat, de Salon, un dévot de la langue et des Muses de Crau, était assez souvent de ces réunions d’amis et c’est au lendemain d’une lecture poétique qu’il me gratifia du sonnet que je transcris:

J’entendis un écho de ta pure harmonie,

Le jour que nous pûmes, chez Roumanille,

Cinq trouvères joyeux, francs de cérémonie,

Manger, choquer le verre, chanter, rire en famille.

Mais quand finiras-tu de tresser ton panier,

Quand de nous attifer ta belle jeune fille?

Que je m’écrie content et jamais façonnier

Ta Mireille, ô Mistral, est une merveille!…

Si donc, comme le vent dont le nom te convient,

Fort est le souffle saint qui t’inspire, jeune homme,

Allons, au monde avide épanche les accents:

A tes flambants accords les monts vont s’émouvoir

Les arbres tressaillir, les torrents s’arrêter,

Comme aux sons modulés sur les lyres antiques.

On allait, en Avignon, à la maison d’Aubanel, dans la rue Saint-Marc (qui, aujourd’hui, porte le nom du glorieux félibre): un hôtel à tourelles, ancien palais cardinalice, qu’on a démoli depuis pour percer une rue neuve. En entrant dans le vestibule, on voyait, avec sa vis, une presse de bois semblable à un pressoir qui, depuis deux cents ans, servait pour imprimer les livres paroissiaux et scolaires du Comtat. Là, nous nous installions, un peu intimidés par le parfum d’église qui était dans les murs, mais surtout par Jeanneton, la vieille cuisinière, qui avait toujours l’air de grommeler:

– Les voilà encore!

Cependant, la bonhomie du père d’Aubanel, imprimeur officiel de notre Saint-Père le Pape, et la jovialité de son oncle le chanoine nous avaient bientôt mis à l’aise. Et venu le moment où l’on choque le verre, le bon vieux prêtre racontait.

– Une nuit, disait-il, quelqu’un vint m’appeler pour porter l’extrême-onction à une malheureuse de ces mauvaises maisons du préau de la Madeleine. Quand j’eus administré la pauvre agonisante, et que nous redescendions avec le sacristain, les dames, alignées le long de l’escalier, décolletées et accoutrées d’oripeaux de carnaval, me saluèrent au passage, la tête penchée, d’un air si contrit qu’on leur aurait donné, selon l’expression populaire, l’absolution sans les confesser. Et la mère catin, tout en m’accompagnant, m’alléguait des prétextes pour excuser sa vie… Moi, sans répondre, je dévalais les degrés; mais dès qu’elle m’eut ouvert la porte du logis, je me retourne et je lui fais:

– Vieille brehaigne! s’il n’y avait point de matrones, il n’y aurait pas tant de gueuses!

Chez Brunet, chez Mathieu (dont nous parlerons plus tard) nous faisions aussi nos frairies. Mais l’endroit bienheureux, l’endroit prédestiné, c’était, ensuite, Font-Ségugne, bastide de plaisance près du village de Gadagne, où nous conviait la famille Giéra: il y avait la mère, aimable et digne dame; l’aîné qu’on appelait Paul, notaire à Avignon, passionné pour la Gaie-Science; le cadet Jules, qui rêvait la rénovation du monde par l’œuvre des Pénitents Blancs; enfin, deux demoiselles charmantes et accortes: Clarisse et Joséphine, douceur et joie de ce nid.

Font-Ségugne, au penchant du plateau de Camp-Cabel; regarde le Ventoux, au loin, et la gorge de Vaucluse qui se voit à quelques lieues. Le domaine prend son nom d’une petite source qui y coule au pied du castel. Un délicieux bouquet de chênes, d’acacias et de platanes le tient abrité du vent et de l’ardeur du soleil.