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CHAPITRE XI: LA RENTRÉE AU MAS

L’éclosion de Mireille. – L’origine de ce nom. – Le cousin Tourette. – Le moulin à l’huile. – Le bûcheron Siboul. – L’herborisateur Xavier. – Le coup d’État (1851). – L’excursion dans les astres, – Le Congrès des Trouvères: Jean Reboul. – Le Romévage d’Aix: Brizeux, Zola.

Une fois «licencié», ma foi, comme tant d’autres (et, vous avez pu le voir, je ne me surmenai pas trop), fier comme un jeune coq qui a trouvé un ver de terre, j’arrivai au Mas à l’heure où on allait souper sur la table de pierre, au frais, sous la tonnelle, aux derniers rayons du jour.

– Bonsoir toute la compagnie!

– Dieu te le donne, Frédéric!

– Père, mère tout va bien… A ce coup, c’est bien fini!

– Et belle délivrance! ajouta Madeleine, la jeune Piémontaise qui était servante au Mas.

Et lorsque, encore debout, devant tous les laboureurs, j’eus rendu compte de ma dernière suée, mon vénérable père, sans autre observation, me dit seulement ceci:

– Maintenant, mon beau gars, moi j’ai fait mon devoir. Tu en sais beaucoup plus que ce qu’on m’en a appris… C’est à toi de choisir la voie qui te convient: je te laisse libre.

– Grand merci! répondis-je.

Et là même, – à cette heure, j’avais mes vingt et un ans, – le pied sur le seuil du Mas paternel, les yeux vers les Alpilles, en moi et de moi-même, je pris la résolution: premièrement, de relever, de raviver en Provence le sentiment de race que je voyais s’annihiler sous l’éducation fausse et antinaturelle de toutes les écoles; secondement, de provoquer cette résurrection par la restauration de la langue naturelle et historique du pays, à laquelle les écoles font toutes une guerre à mort; troisièmement, de rendre la vogue au provençal par l’influx et la flamme de la divine poésie.

Tout cela, vaguement, bourdonnait en mon âme; mais je le sentais comme je vous dis. Et plein de ce remous, de ce bouillonnement de sève provençale, qui me gonflait le cœur, libre d’inclination envers toute maîtrise ou influence littéraire, fort de l’indépendance qui me donnait des ailes, assuré que plus rien ne viendrait me déranger, un soir, par les semailles, à la vue des laboureurs qui suivaient la charrue dans la raie, j’entamai, gloire à Dieu! le premier chant de Mireille.

Ce poème, enfant d’amour, fit son éclosion paisible, peu à peu, à loisir, au souffle du vent large, à la chaleur du soleil ou aux rafales du mistral, en même temps que je prenais la surveillance de la ferme, sous la direction de mon père qui, à quatre-vingts ans, était devenu aveugle.

Me plaire à moi, d’abord, puis à quelques amis de ma première jeunesse, – comme je l’ai rappelé dans un des chants de Mireille:

O doux amis de ma jeunesse,

Aérez mon chemin de votre sainte haleine,

c’était tout ce que je voulais. Nous ne pensions pas à Paris, dans ces temps d’innocence. Pourvu qu’Arles – que j ‘avais à mon horizon, comme Virgile avait Mantoue – reconnût, un jour, sa poésie dans la mienne, c’était mon ambition lointaine. Voilà pourquoi, songeant aux campagnards de Crau et de Camargue, je pouvais dire:

Nous ne chantons que pour vous, pâtres et gens des Mas.

De plan, en vérité, je n’en avais qu’un à grands traits, et seulement dans ma tête. Voici:

Je m’étais proposé de faire naître une passion entre deux beaux enfants de la nature provençale, de conditions différentes, puis de laisser à terre courir le peloton, comme dans l’imprévu de la vie réelle, au gré des vents!

Mireille, ce nom fortuné qui porte en lui sa poésie, devait fatalement être celui de mon héroïne: car je l’avais, depuis le berceau, entendu dans la maison, mais rien que dans notre maison. Quand la pauvre Nanon, mon aïeule maternelle, voulait gracieuser quelqu’une de ses filles:

– C’est Mireille, disait-elle, c’est la belle Mireille, c’est Mireille, mes amours.

Et ma mère, en plaisantant, disait parfois de quelque fillette:

– Tenez! la voyez-vous, Mireille mes amours!

Mais, quand je questionnais sur Mireille, personne n’en savait davantage: une histoire perdue, dont il ne subsistait que le nom de l’héroïne et un rayon de beauté dans une brume d’amour. C’était assez pour porter bonheur à un qui, peut-être, – sait-on? – fut, par cette intuition lui appartient aux poètes, la reconstitution d’un roman véritable.

Le Mas du Juge, à cette époque, était un vrai foyer de poésie limpide, biblique et idyllique. N’était-il pas vivant, chantant autour de moi, ce poème de Provence avec son fond d’azur et son encadrement d’Alpille? L’on n’avait qu’à sortir pour s’en trouver tout ébloui. Ne voyais-je pas Mireille passer, non seulement dans mes rêves de jeune homme, mais encore en personne, tantôt dans ces gentilles fillettes de Maillane qui venaient, pour les vers à soie, cueillir la feuille des mûriers, tantôt dans l’allégresse de ces sarcleuses, ces faneuses, vendangeuses, oliveuses, qui allaient et venaient, leur poitrine entrouvertes, leur coiffe cravatée de blanc, dans les blés, dans les foins, dans les oliviers et dans les vignes?

Les acteurs de mon drame, mes laboureurs, mes moissonneurs, mes bouviers et mes pâtres, ne circulaient-ils pas, du point de l’aube au crépuscule, devant mon jeune enthousiasme? Vouliez-vous un plus beau vieillard, plus patriarcal, plus digue d’être le prototype de mon maître Ramon, que le vieux François Mistral, celui que tout le monde et ma mère elle-même n’appelaient que le «maître»? Pauvre père! Quelquefois, quand le travail était pressant, il fallait donner aide, soit pour rentrer les foins, soit pour dériver l’eau de notre puits à roue, il criait dehors:

– Où est Frédéric?

Bien qu’à ce moment-là je fusse allongé sous un saule, paressant à la recherche de quelque rime en fuite, ma pauvre mère répondait:

– Il écrit.

Et aussitôt, la voix rude du brave homme s’apaisait en disant:

– Ne le dérange pas.

Car, pour lui, qui n’avait lu que l’Écriture Sainte et Don Quichotte en sa jeunesse, écrire était vraiment un office religieux, Et il montre bien ce respect pour le mystère de la plume, le début d’un récitatif, usité jadis chez nous, et dont nous reparlerons au sujet du mot Félibre:

Monseigneur saint Anselme lisait et écrivait.

Un jour, de sa sainte écriture,

Il est monté au haut du ciel.

Un autre personnage qui eut, sans le savoir, le don d’intéresser ma Muse épique, c’était le cousin Tourrette, du village de Mouriès: une espèce de colosse, membru et éclopé, avec de grosses guêtres de cuir sur les souliers et connu à la ronde, dans les plaines de Crau, sous le nom du Major , ayant, en 1815, été tambour-major des gardes nationaux qui, sous le commandement du duc d’Angoulême, voulaient arrêter Napoléon, à son retour de l’île d’Elbe. Il avait, dans sa jeunesse, dissipé son bien au jeu; et dans ses vieux jours, réduit aux abois, il venait, tous les hivers, passer une quinzaine avec nous autres, au Mas. Lorsqu’il repartait, mon père lui donnait, dans un sac, quelques boisseaux de blé. L’été, il parcourait la Crau et la Camargue, allant aider aux bergers, lorsqu’on tondait les troupeaux, aux fermiers pour le dépiquage, aux faucheurs de marais pour engerber les roseaux ou, enfin, aux sauniers pour mettre le sel en meules. Aussi connaissait-il la terre d’Arles et ses travaux, assurément, comme personne. Il savait le nom des Mas, des pâturages, des chefs de bergers, des haras de chevaux et de taureaux sauvages, ainsi que de leurs gardiens. Et il parlait de tout avec une faconde, un pittoresque, une noblesse d’expressions provençales, qu’il y avait plaisir d’entendre. Pour dire, par exemple, que le comte de Mailly était riche, fort riche en propriétés bâties:

– Il possède, disait-il, sept arpents de toitures.

Les filles qui s’engagent pour la cueillette des olives – à Mouriés, elles sont nombreuses – le louaient pour leur dire des contes à la veillée. Elles lui donnaient, je crois, un sou chacune par veillée. Il les faisait tordre de rire, car il savait tous les contes, plus ou moins croustilleux, qui, d’une bouche à l’autre, se transmettent dans le peuple, tels que: Jean de la Vache, Jean de la Mule, Jean de l’Ours, le Doreur, etc.

Une fois que la neige commençait à tomber:

– Allons, disions-nous, le cousin apparaîtra bientôt.

Et il ne manquait jamais.

– Bonjour, cousin!

– Cousin, bonjour!

Et voilà. La main touchée et son bâton déposé, humblement, derrière la porte, et s’attablait, mangeait une belle tartine de fromage pétri et entamait, ensuite, le sujet de l’olivaison, Et il contait que les meules, en son bourg de Mouriès, ne pouvaient tenir pied à la récolte des olives. Et il disait:

– Comme on est bien, l’hiver, lorsqu’il fait froid, dans ces moulins à huile! Écarquillé sur le marc tout chaud, on regarde, à la clarté des caleils à quatre mèches, les presseurs d’huile moitié nus qui, lestes comme chats, poussent tous à la barre, au commandement du chef: