CHAPITRE X: A AIX-EN-PROVENCE
Mlle Louise. – L’amour dans les cyprès. – La ville d’Aix. – L’école de droit – L’ami Mathieu vient me rejoindre. – La blanchisseuse de la Torse. – La baronne idéale. – L’anthologie Les Provençales.
Cette année-là (1848), après les vendanges, mes parents, qui me voyaient baver à la chouette ou à la lune, si l’on veut, m’envoyèrent à Aix pour étudier le droit, car ils avaient compris, les braves gens, que mon diplôme de bachelier ès lettres n’était pas un brevet suffisant de sagesse ni de science non plus. Mais, avant de partir pour la cité Sextienne, une aventure m’arriva, sympathique et touchante, que je veux conter ici.
Dans un Mas rapproché du nôtre était venue s’établir une famille de la ville où il y avait des demoiselles que nous rencontrions parfois en allant à la messe. Vers la fin de l’été, ces jeunes filles, avec leur mère, nous firent une visite; et ma mère, avenante, leur offrit le «caillé» Car nous avions, au Mas, un beau troupeau de brebis et du lait en abondance. C’était ma mère elle-même qui mettait la présure au lait, dès qu’on venait de le traire, et elle-même qui, quand le lait était pris, faisait les petits fromages, ces jonchées du pays d’Arles que Belaud de la Belaudière, le poète provençal de l’époque des Valoîs, trouvait si bonnes:
A la ville des Baux, pour un florin vaillant,
Vous avez un tablier plein de fromages
Qui fondent au gosier comme sucre fin.
Ma mère, chaque jour, telle que les bergères chantées par Virgile, portant sur la hanche la terrine pleine, venait dans le cellier avec son écumoire, et là, tirant du pot à beaux flocons le caillé blanc, elle en emplissait les formes percées de trous et rondes; et, après les jonchées faites, elle les laissait proprement s’égoutter sur du jonc, que je me plaisais moi-même à aller couper au bord des eaux.
Et voilà que nous mangeâmes, avec ces demoiselles, une jatte de caillé. Et l’une d’elles, qui paraissait de mon âge, et qui, par son visage, rappelait ces médailles qu’on trouve à Saint-Remy, au ravin des Antiques, avait de grands yeux noirs, des yeux langoureux, qui toujours me regardaient. On l’appelait Louise.
Nous allâmes voir les paons, qui, dans l’aire, étalaient leur queue en arc-en-ciel, les abeilles et leurs ruches alignées à l’abri du vent, les agneaux qui bêlaient enfermés dans le bercail, le puits avec sa treille portée par des piliers de pierre; enfin tout ce qui, au Mas, pouvait les intéresser. Louise, elle, semblait marcher dans l’extase.
Quand nous fûmes au jardin, dans le temps que ma mère causait avec la sienne et cueillait à ses sœurs quelques poires beurrées, nous nous étions, nous deux, assis sur le parapet de notre vieux Puits à roue.
– Il faut, soudain me fit Mlle Louise, que je vous dise ceci: ne vous souvient-il pas, monsieur, d’une petite robe, une robe de mousseline, que votre mère vous porta, quand vous étiez en pension à Saint-Michel-de-Frigolet?
– Mais oui, pour jouer un rôle dans les Enfants d’Édouard.
– Eh bien! cette robe, monsieur, c’était ma robe.
– Mais ne vous l’a-t-on pas rendue? répondis-je comme un sot.
– Eh! si, dit-elle, un peu confuse… Je vous ai parlé de cela, moi, comme d’autre chose.
Et sa mère l’appela.
– Louise!
La jouvencelle me tendit sa main glacée; et, comme il se faisait tard, elles partirent pour leur Mas.
Huit jours après, vers le coucher du soleil, voici encore à notre seuil Louise, cette fois accompagnée seulement d’une amie.
– Bonsoir, fit-elle. Nous venions vous acheter quelques livres de ces poires beurrées que vous nous fîtes goûter, l’autre jour, à votre jardin.
– Asseyez-vous, mesdemoiselles, ma mère leur dit.
– Oh! non! répondit Louise, nous sommes pressées, car il va être bientôt nuit.
Et je les accompagnai, moi tout seul cette fois, pour aller cueillir les poires.
L’amie de Louise, qui était de Saint-Remy (on l’appelait Courrade), était une belle fille à chevelure brune, abondante, annelée sous un ruban arlésien, que la pauvre demoiselle, si gentille qu’elle fût, eut l’imprudence d’amener avec elle pour compagne.
Au jardin, arrivés à l’arbre, pendant que j’abaissais une branche un peu haute, Courrade, rengorgeant son corsage bombé et levant ses bras nus, ses bras ronds, hors de ses manches, se mit à cueillir. Mais Louise, toute pâle, lui dit:
– Courrade, cueille, toi, et choisis les plus mûres.
Et, comme si elle voulait me dire quelque chose, s’écartant avec moi, qui étais déjà troublé (sans trop savoir par laquelle), nous allâmes pas à pas dans un kiosque de cyprès, où était un banc de pierre. Là, moi dans l’embarras, elle me buvant des yeux, nous nous assîmes l’un près de l’autre.
– Frédéric, me dit-elle, l’autre jour je vous parlais d’une robe qu’à l’âge de onze ans je vous avais prêtée pour jouer la tragédie à Saint-Michel-de-Frigolet… Vous avez lu, n’est- ce pas, l’histoire de Déjanire et d’Hercule?
– Oui, fis-je en riant, et aussi de la tunique que la belle Déjanire donna au pauvre Hercule et qui lui brûla le sang.
– Ah! dit la jeune fille, aujourd’hui c’est bien le rebours: car cette petite robe de mousseline blanche que vous aviez touchée, que vous aviez vêtue…, quand je la mis encore, je vous aimai à partir de là… Et ne m’en veuillez pas de cet aveu, qui doit vous paraître étrange, qui doit vous paraître fou! Ah! ne m’en veuillez pas, continua-t-elle en pleurant, car ce feu divin, ce feu qui me vient de la robe fatale, ce feu, ô Frédéric, qui me consume depuis lors, je l’avais jusqu’à présent, depuis sept années peut-être, tenu caché dans mon cœur!
Moi, couvrant de baisers sa petite main fiévreuse, je voulus aussitôt répondre en l’embrassant. Mais, doucement, elle me repoussa.
– Non, dit-elle, Frédéric, nous ne pouvons savoir si le poème, dont j’ai fait le premier chant, aura jamais une suite… Je vous laisse. Pensez à ce que je vous ai dit, et, comme je suis de celles qui ne se dédisent pas, quelle que soit la réponse, vous avez en moi une âme qui s’est donnée pour toujours.
Elle se leva et, courant vers Courrade sa compagne:
– Viens vite, lui dit-elle, allons peser et payer les poires.
Et nous rentrâmes. Elles réglèrent, s’en allèrent; et moi, le cœur houleux, enchanté et troublé de cette apparition de vierges – dont je trouvais chacune séduisante à sa façon, – longtemps sous les derniers rayons du jour failli; longtemps entre les arbres, je regardai là-bas s’envoler les tourterelles.
Mais, tout émoustillé, tout heureux que je fusse, bientôt, en me sondant, je me vis dans l’imbroglio. Le Pervigilium Veneris a beau dire:
Qu’il aime demain, celui qui n’aima jamais:
Et celui qui aima, qu’il aime encore demain,
l’amour ne se commande pas. Cette vaillante jeune fille, armée seulement de sa grâce et de sa virginité, pouvait bien, dans sa passion, croire remporter la victoire; elle pouvait, charmante qu’elle était, et charmée elle-même par son long rêve d’amour, croire, conformément au vers de Dante, Amor ch’a null’ amato amor perdona, qu’un jeune homme, isolé comme moi dans un Mas, à la fleur de l’âge, devait tressaillir d’emblée à son premier roucoulement. Mais l’amour étant le don et l’abandon de tout notre être, n’est-il pas vrai que l’âme qui se sent poursuivie pour être capturée fait comme l’oiseau qui fuit l’appelant? N’est-il pas vrai, aussi, que le nageur, au moment de plonger dans un gouffre d’eau profonde, a toujours une passe d’instinctive appréhension?
Toujours est-il que, devant la chaîne de fleurs, devant les roses embaumées qui s’épanouissaient pour moi, j’allais avec réserve; tandis que vers l’autre, vers la confidente qui, toute à son devoir d’amie dévouée, semblait éviter mon abord, mon regard, je me sentais porté involontairement. Car, à cet âge, s’il faut tout dire, je m’étais formé une idée, et de l’amante et de l’amour, toute particulière. Oui, je m’étais imaginé que, tôt ou tard, au pays d’Arles je rencontrerais, quelque part, une superbe campagnarde, portant comme une reine le costume arlésien, galopant sur sa cavale, un trident à la main, dans les ferrades de la Crau, et qui, longtemps priée par mes chansons d’amour, se serait, un beau jour, laissé conduire à notre Mas, pour y régner comme ma mère sur un peuple de pâtres, de gardians, de laboureurs et de magnanarelles . Il semblait que, déjà, je rêvais de ma Mireille; et la vision de ce type de beauté plantureuse qui, déjà, couvait en moi, sans qu’il me fût possible ni permis de l’avouer, portait grand préjudice à la pauvre Louise, un peu trop demoiselle au compte de ma rêverie.
Et alors, entre elle et moi, s’engagea une correspondance ou, plutôt, un échange d’amour et d’amitié qui dura plus de trois ans (tout le temps que je fus à Aix): moi, galamment, abondant vers son faible, pour la sevrer, peu à peu, si je pouvais; elle, de plus en plus endolorie et ferme, me jetant de lettre en lettre ses adieux désespérés… De ces lettres, voici la dernière que je reçus. Je la reproduis telle quelle:
«Je n’ai aimé qu’une fois, et je mourrai, je le jure, avec le nom de Frédéric gravé seul dans mon cœur. Que de nuits blanches j’ai passées en songeant à mon mauvais sort! Mais, hier, en lisant tes consolations vaines, je me fis tant de violence pour retenir mes pleurs que le cœur me défaillit. Le médecin dit que j’avais la fièvre, que c’était de l’agitation nerveuse, qu’il me fallait le repos.