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Cela suffit pour vous montrer l’effet produit sur moi, et dans nos villages par les événements de 1848. Dès l’abord, on aurait dit que le chemin était uni. Pour les représenter, dans l’Assemblée Nationale, les Provençaux, pleins de sagesse, avaient parmi les bons envoyé les meilleurs: des hommes comme Berryer, Lamartine, Lamennais, Béranger, Lacordaire, Garnier-Pagès, Marie et un portefaix poète qui avait nom Astouin. Mais les perturbateurs, les sectaires endiablés, bientôt empoisonnèrent tout. Les Journées de Juin avec leurs tueries, leurs massacres, épouvantèrent la nation. Les modérés se refroidirent, les enragés s’envenimèrent; et sur mes jeunes rêves de république platonique une brume se répandit. Heureusement qu’une éclaircie versait, à cette époque, ses rayons autour de moi. C’était le libre espace de la grande nature, c’était l’ordre, la paix de la vie rustique; c’était, comme disaient les poètes de Rome, le triomphe de Cérès au moment de la moisson.

Aujourd’hui que les machines ont envahi l’agriculture, le travail de la terre va perdant, de plus en plus, son coloris idyllique, sa noble allure d’art sacré. Maintenant, les moissons venues, vous voyez des espèces d’araignées monstrueuses, des crabes gigantesques appelés “moissonneuses» qui agitent leurs griffes au travers de la plaine, qui scient les épis avec des coutelas, qui lient les javelles avec des fils de fer; puis, les moissons tombées, d’autres monstres à vapeur, des sortes de tarasques, les «batteuses» nous arrivent, qui dans leurs trémies engloutissent les gerbes, en froissent les épis, en hachent la paille, en criblent le grain. Tout cela à 1’américaine, tristement, hâtivement, sans allégresse ni chansons, autour d’un fourneau de houille embrasée, au milieu de la poussière, de la fumée horrible, avec l’appréhension, si l’on ne prend pas garde, de se faire broyer ou trancher quelque membre. C’est le Progrès, la herse terriblement fatale, contre laquelle il n’y a rien à faire ni à dire: fruit amer de la science, de l’arbre de la science du bien comme du mal.

Mais au temps dont je parle on avait conservé encore tous les us, tout l’apparat de la tradition antique.

Dès que les blés à demi-mûrs prenaient la couleur d’abricot, un messager partait de la commune d’Arles, et parcourant les montagnes, de village en village, il criait à son de trompe: «On fait savoir qu’en Arles les blés vont être mûrs.»

Aussitôt, les Gavots, se groupant trois par trois, avec leurs femmes, avec leurs filles, leurs mulets ou leurs ânes, y descendaient en bandes pour faire les moissons. Un couple de moissonneurs, avec un jeune gars ou une jeune fille pour mettre en gerbes les javelles, composaient une solque. Les hommes se louaient par chiourmes de tant de solques, selon la contenance des champs qu’ils prenaient à forfait. En tête de la chiounne marchait le capoulié , qui faisait la trouée dans les pièces de blé; le balle organisait la marche du travail.

Comme au temps de Cincinnatus, de Caton et de Virgile, on moissonnait à la faucille falce recurva, les doigts de la main gauche protégés par des doigtiers en tuyaux de roseau ou canne de Provence, pour ne pas se blesser en coupant le froment. A Arles, vers la Saint-Jean, sur la place des Hommes on voyait des milliers de ces tâcherons de moisson, les uns debout, avec leur faucille attachée dans un carquois qu’ils nommaient la badoque et pendue derrière le dos, les autres couchés à terre en attendant qu’on les louât.

Dans la montagne, un homme qui n’avait jamais fait les moissons en terre d’Arles avait, dit-on, de la peine pour trouver à se marier, et c’est sur cet usage que roule l’épopée des Charbonniers, de Félix Gras.

Une année portant l’autre, nous louions dans notre Mas sept ou huit solques. Le beau remue-ménage, quand ce monde arrivait! Toutes sortes d’ustensiles spéciaux à la moisson étaient tirés de leurs réduits: les barillets en bois de saule, les énormes terrines, les grands pots de brocs à vin, toute une artillerie de poterie grossière qui se fabriquait à Apt. C’était une fête incessante, une fête surtout lorsqu’ils faisaient la chanson des Gavots du Ventoux.:

L’autre mercredi à Sault

Nous fûmes huit cents solques.

Les moissonneurs, au point du jour, après le capoulié qui leur ouvrait la voie dans les grandes emblavures où l’aiguail luisait sur les épis d’or, joyeux s’alignaient, dégainant leurs lames, et javelles de choir! Les lieuses, dont plus d’une le plus souvent était charmante, se courbaient sur les gerbes en jasant et riant que c’était plaisir de voir. Et puis, lorsque au levant, dans le ciel couleur de rose, le soleil paraissait avec sa gerbe de rayons, de rayons resplendissants, le capoulié, levant sa faucille dans l’air, s’écriait: «Un de plus!» et tous, de la faucille ayant fait le salut à l’astre éblouissant, en avant: sous le geste harmonieux de leurs bras nus, le blé tombait à pleine poigne. De temps en temps le baïle, se retournant vers la chiourme, criait: «La truie vient-elle? et la truie (c’était le nom du dernier de la bande) répondait: «La truie vient». Enfin, après quatre heures de vaillante poussée, le capoulié s’écriait: «Lave!» Tous se redressaient, s’essuyaient le front du revers de la main, allaient à quelque source laver le tranchant des faucilles et, au milieu des chaumes, s’asseyant sur les gerbes et répétant ce gai dicton:

Bénédicité de Crau,

Bon bissac et bon baril,

ils prenaient leur premier repas.

C’était moi qui, avec notre mulet Babache, leur apportais les vivres, dans les cabas de sparterie. Les moissonneurs faisaient leurs cinq repas par jour: vers sept heures, le déjeuner, avec un anchois rougeâtre qu’on écrasait sur le pain, sur le pain qu’on trempait dans le vinaigre et l’huile, le tout accompagné d’oignon, violemment piquant aux lèvres; vers dix heures le grand-boire, consistant en un œuf dur et un morceau de fromage; à une heure, le dîner, soupe et légumes cuits à l’eau; vers quatre heures le goûter, une grosse salade avec croûton frotté d’ail; et le soir le souper, chair de porc ou de brebis, ou bien omelette d’oignon appelé moissonienne . Au champ et tour à tour, ils buvaient au baril, que le capoulié penchait, en le tenant sur un bâton appuyé par un bout sur l’épaule du buveur. Ils avaient une tasse à trois ou un gobelet de fer-blanc, c’est-à-dire un par solque. De même, pour manger, ils n’avaient à trois qu’un plat, où chacun d’eux tirait avec sa cuiller de bois.

Cela me remémore le vieux Maître Igoulen, un de nos moissonneurs, de Saint-Saturnin-lès-Apt, qui croyait qu’une sorcière lui avait «ôté l’eau» et qui, depuis trente ans, n’avait plus goûté à l’eau ni pu manger rien de bouilli. Il ne vivait que de pain, de salade, d’oignon, de fromage et de vin pur. Lorsqu’on lui demandait la raison pour laquelle il se privait de l’ordinaire, le vieillard se taisait, mais voici le récit que faisaient ses compagnons.

Un jour, dans sa jeunesse, que sous une tonnelle Igoulen en compagnie mangeait au cabaret, passa sur la route une bohémienne, et lui, pour plaisanter, levant son verre plein de vin: «A la santé, grand’mère, lui cria-t-il, à la santé!» «Grand bien te fasse, répondit la bohémienne, et, mon petit, prie Dieu de ne jamais abhorrer l’eau».

C’était un sort que la sorcière venait de lui jeter.

Ce fut fini; à partir de là, Igoulen jamais plus ne put ingurgiter l’eau. Ce cas d’impression morale, que j’ai vu de mes yeux, peut s’ajouter, ce me semble, aux faits les plus curieux que la science aujourd’hui explique par la suggestion.

En arrière des moissonneurs venaient enfin les glaneuses, ramassant les épis laissés parmi les chaumes. A Arles on en voyait des troupes qui, un mois consécutif, parcouraient le terroir. Elles couchaient dans les champs, sous de petites tentes appelées tibaneou qui leur servaient de moustiquaires, et le tiers de leurs glanes, selon l’usage d’Arles, était pour l’hôpital.

Lecteur, voilà les gens, braves enfants de la nature, qui, je puis te le dire, ont été mes modèles et mes maîtres en poésie. C’est avec eux, c’est là, au beau milieu des grands soleils, qu’étendu sous un saule, nous apprîmes, lecteurs, à jouer du chalumeau dans un poème en quatre chants, ayant pour titre Les Moissons, dont faisait partie le lai de Margaï, qui est dans nos Iles d’Or . Cet essai de géorgiques, qui commençait ainsi:

Le mois de juin et les blés qui blondissent

Et le grand-boire et la moisson joyeuse,

Et de Saint Jean les feux qui étincellent,

Voilà de quoi parleront mes chansons…

Finissait par une allusion, dans la manière de Virgile, à la révolution de 1848.

Muse, avec toi, depuis la Madeleine,

Si en cachette nous chantons en accord,

Depuis le monde a fait pleine culbute:

Et cependant que noyés dans la paix,

Le long des ruisseaux nous mêlions nos voix

Les rois roulaient pêle-mêle du trône

Sous les assauts des peuples trop ployés

Et, misérables, les peuples se hachaient

Ainsi que les épis de blé sur l’aire.

Mais ce n’était pas là encore la justesse de ton que nous cherchions. Voilà pourquoi ce poème ne s’est jamais publié. Une simple légende, que nos bons moissonneurs redisaient tous les ans et qui trouve ici sa place comme la pierre à la bague, valait mieux, à coup sûr, que ce millier de vers.

Les froments, cette année-là, contait maître Igoulen, avaient mûri presque tous à la fois, courant le risque d’être hachés par une grêle, égrenés par le mistral ou brouïs par le brouillard, et les hommes, cette année-là, se trouvaient rares.

Et voilà qu’un fermier, un gros fermier avare, sur la porte de sa ferme était debout, inquiet, les bras croisés, et dans l’attente.