CHAPITRE IX: LA RÉPUBLIQUE DE 1848
La vieille Riquelle. – Mon père nous raconte l’ancienne Révolution. – La déesse Raison. – Le père du banquier Millaud. – Les républicains de Provence. – Le Thym. – Le carnaval. – Les remontrances paternelles. – M. Durand-Maillane. – Les machines agricoles. – Les moissons d’autrefois. – Les trois beaux moissonneurs.
Cet hiver-là, les gens étant unis, tranquilles et contents, car les récoltes ne se vendaient pas trop mal et l’on ne parlait plus, grâce à Dieu, de politique, il s’était organisé, dans notre pays de Maillane, en manière d’amusement, des représentations de tragédies et de comédies; et je l’ai déjà dit, avec toute l’ardeur de mes dix-sept ans, j’y jouais mon petit rôle. Mais sur ces entrefaites, vers la fin de février, adieu la paix bénie! éclata la Révolution de 1848.
A l’entrée du village, dans une maisonnette de pisé, dont une treille ombrageait la porte, demeurait à cette époque une bonne vieille femme qu’on appelait Riquelle. Habillée à la mode des Arlésiennes d’autrefois, elle portait une grande coiffe aplatie sur la tête et sur cette coiffe un chapeau à larges bords, plat et en feutre noir. De plus, un bandeau de gaze, espèce de voilette blonde attachée sous le menton, lui encadrait les joues. Elle vivait de sa quenouille et de ses quelques coins de terre. Mais proprette, soignée et diserte en paroles, on voyait qu’elle avait dû être jadis une élégante.
Lorsque à sept ou huit ans, avec mon sachet sur le dos, je venais à l’école, je passais tous les jours devant la maison de Riquelle; et la vieille qui filait, assise vers sa porte, sur son petit banc de pierre, m’appelait et me disait:
– N’avez-vous point, à votre Mas, des pommes rouges?
– Je ne sais pas, lui répondais-je.
– Quand tu viendras encore, mignon, apporte-m’en quelqu’une.
Et j’oubliais toujours de faire la commission, et toujours dame Riquelle, en me voyant passer, me parlait de ces pommes, si bien qu’à la fin je dis à mon père:
– Il y a la vieille Riquelle qui toujours me demande de lui porter des pommes rouges.
– La sacrée vieille masque! me grommela mon père, lorsqu’elle t’en parlera encore, dis-lui: «Elles ne sont pas mûres, ni à présent, ni de longtemps.»
Et ensuite quand la vieille me réclama ses pommes rouges:
– Mon père, lui criai-je, m’a dit qu’elles n’étaient pas mûres, ni à présent, ni de longtemps.
Et Riquelle, à partir de là, ne me parla plus de ses pommes.
Mais le lendemain du jour où l’on connut dans nos campagnes les journées de février et la proclamation de la République, à Paris, en venant au village pour savoir les nouvelles, la première personne que je vis en arrivant fut la dame Riquelle. Et debout sur son seuil, requinquée, animée, avec une topaze qui scintillait à son doigt, elle me dit:
– Les pommes rouges sont donc mûres cette fois! on dit qu’on va planter les arbres de la liberté? Nous allons en manger, mignon, de ces bonnes pommes du paradis terrestre…
O sainte Marianne, moi qui croyais ne plus te voir! Frédéric, mon enfant, fais-toi républicain!
– Mais lui dis-je, Rîquelle, la belle bague que vous avez!
– Ha! fit-elle, tu peux le dire, qu’elle est belle, cette bague! Tiens, je ne l’avais plus mise depuis que Bonaparte était parti pour l’île d’Elbe… C’est un ami que nous avions, un ami de la famille, qui me l’avait donnée, dans le temps (ah! quel temps) où nous dansions la Carmagnole…
Et, se prenant les jupes comme pour faire un pas de danse, la vieille dans sa maison rentra en crevant de rire.
Mais, de retour au Mas, je racontai, tout en soupant, les nouvelles de Paris, et puis, comme en riant je rapportais le propos de la vieille Riquelle, mon père gravement prit la parole et dit:
– La République, je l’ai vue une fois. Il est à souhaiter que celle-ci ne fasse pas des choses atroces comme l’autre.
On tua Louis XVI et la reine son épouse: et de belles princesses, des prêtres, des religieuses, de braves gens de toutes sortes, on en fit mourir en France, qui sait combien? Les autres rois, coalisés, nous déclarèrent la guerre. Pour défendre la République, il y eut la réquisition et la levée en masse. Tout partit: les boiteux, les mal conformés, les borgnes, allèrent au dépôt faire de la charpie. Je me souviens du passage des bandes d’Allobroges qui descendaient vers Toulon: «Qui vive? – «Allobroge!» L’un d’eux saisit mon frère, qui n’avait que douze ans, et sur sa nuque levant son sabre nu: Crie Vive la République! lui fit-il, ou tu es mort!» Le pauvre enfant cria, mais son sang se tourna et il en mourut. Les nobles, les bons prêtres, tous ceux qui étaient suspects, furent obligés d’émigrer pour échapper à la guillotine; l’abbé Riousset déguisé en berger, gagna le Piémont avec les troupeaux de M. de Lubières. Nous autres, nous sauvâmes M. Victorin Cartier, dont nous avions le bien à ferme. C’était le capiscol de Saint-Marthe à Tarascon. Trois mois nous le gardâmes caché dans un caveau que nous avions creusé sous les futailles; et quand venaient au Mas les officiers municipaux ou les gendarmes du district, pour compter les agneaux que nous avions au bercail, les pains que nous avions sous la claie ou dans la huche (en vertu de la loi dite du maximum), vite ma pauvre mère faisait frire à la poêle une grosse omelette au lard. Une fois qu’ils avaient mangé et bu leur soûl, ils oubliaient (ou faisaient semblant) de faire leurs perquisitions, et ils repartaient portant des branches de laurier pour fêter les victoires des armées républicaines. Les pigeonniers furent démolis, on pilla les châteaux, on brisa les croix, on fondit les cloches. Dans les églises on éleva des montagnes de terre, où l’on planta des pins, des genévriers, des chênes nains. Dans la nôtre, à Maillane, était tenu le club; et si vous négligiez d’aller aux réunions civiques, vous étiez dénoncés, notés comme suspects. Le curé, qui était un poltron et un pleutre, dit un jour du haut de la chaire (je m’en souviens, car j’y étais): «Citoyens, jusqu’à présent, tout ce que nous vous contions, ce n’était que mensonges.» Il fit frémir d’indignation; et s’ils n’avaient pas eu peur, les gens, les uns des autres, on l’aurait lapidé. C’est le même qui dit une autre fois, à la fin de son prône: «Je vous avertis, mes frères, que si vous aviez connaissance de quelque émigré caché, vous êtes nus en conscience, et sous cas de péché mortel, de venir le dénoncer tout de suite à la commune.» Enfin, on avait aboli les, fêtes et les dimanches, et chaque dixième jour, qu’on appelait le décadi , on adorait en grande pompe la déesse RAISON. Or, savez-vous qui était la déesse à Maillane?
– Non, répondîmes-nous.
– C’était la vieille Riquelle.
– Est-ce possible! criâmes-nous.
– Riquelle, poursuivit mon vénérable père, était la fille du cordonnier Jacques Riquel qui, au temps de la Terreur, fut le maire de Maillane.
Oh! la garce! A cette époque, elle avait dix-huit ans peut-être, et fraîche et belle fille, des plus jolies du pays. Nous étions de la même jeunesse; son père mêmement m’avait fait des souliers, des souliers en museau de tanche, que je portai à l’armée lorsque je m’engageai… Eh bien! si je vous disais que je l’ai vue, Riquelle, habillée en déesse, la cuisse demi-nue, un sein décolleté, le bonnet rouge sur la tête, et assise en ce costume sur l’autel de l’église!
A la table, en soupant, vers la fin de février de 1848, voilà ce que racontait maître François, mon père.
Maintenant vous allez voir.
Quand je publiai Mireille environ onze ans après, me trouvant à Paris, je fus invité par le banquier Millaud, celui qui fonda le Petit Journal , à un des grands dîners que l’aimable Mécène offrait, chaque semaine, aux artistes, savants et gens de lettres en renom. Nous étions une cinquantaine; et Mme Millaud, une juive superbe, avait d’un côté Méry et moi de l’autre, ce me semble. Sur la fin du repas, un vieillard mis simplement, avec une longue veste, et coiffé d’une calotte, du haut bout de la table me cria en provençal:
– Monsieur Mistral, vous êtes de Maillane?
– C’est le père, me dit-on, du banquier qui nous reçoit.
Et, la table étant trop longue pour pouvoir converser, je me levai et vins causer avec le bon vieillard.
– Vous êtes de Maillane? reprit-il.
– Oui, répondis-je.
– Connaissez-vous la fille du nommé Jacques Riquel, qui a été jadis maire de votre commune?
– Si je la connais! Riquelle la déesse? mais nous sommes bons amis.
– Eh bien! dit le vieillard, quand nous venions à Maillane, pour vendre nos poulains, car en ce temps nous vendions des chevaux, des mulets, je vous parle de cinquante ans au moins…
– Et par hasard, lui fis-je alors, ne serait-ce pas vous, monsieur Millaud, qui lui auriez fait cadeau d’une bague de topaze?
– Comment, cette Riquelle, repartit le vieux juif tout en branlant la tête et notant émoustillé, vous a parlé de cela? Ah! mon brave monsieur, qui nous a vus et qui nous voit…
A ce moment, le banquier Millaud, qui s’était levé de table, vint, ainsi qu’il faisait après tous ses repas, s’incliner devant son père qui, lui imposant les mains à la façon des patriarches, lui donna sa bénédiction.