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– Je te comprends, mon noble Pierre, tu fais comme le marin qui aime mieux périr avec l’équipage que de se sauver dans une petite barque avec quelques privilégiés. Mais tu oublies que ces privilégiés se trouveront toujours là pour sauter dans la barque, et que le ciel ne viendra pas au secours du navire qui périt. J’admire ta vertu, Pierre; mais si tu veux que je te le dise, elle me semble si peu naturelle, si exagérée, que je crains bien que ce ne soit un accès d’enthousiasme dont tu repentiras plus tard.

– D’où te vient cette idée?

– C’est qu’il me semble que tu n’étais pas ainsi il y a six mois.

– Il est vrai; j’étais alors comme tu es aujourd’hui: je souffrais, je murmurais; j’avais le dégoût de notre condition, et tu ne l’avais pas. Aujourd’hui je n’ai plus d’ambition, et c’est toi qui en as. Nous avons changé de rôle.

– Et lequel de nous est dans le vrai?

– Nous y sommes peut-être tous les deux. Tu es l’homme de la société présente, je suis peut-être celui de la société future!

– Et, en attendant, tu ne veux pas vivre! car c’est ne pas vivre que de vivre dans le désir et dans l’attente.

– Dis dans la foi et dans l’espérance!

– Pierre, c’est mademoiselle de Villepreux qui t’a soufflé ces folles théories. Elles sont bien faciles à ces gens-là. Ils sont riches et puissants; ils jouissent de tout, et ils nous conseillent de vivre de rien.

– Laisse-là mademoiselle de Villepreux, répondit Pierre. Je ne vois pas ce qu’elle a de commun avec ce que nous disions.

– Pierre, dit Amaury vivement, je t’ai dit tous mes secrets, et tu ne m’as jamais dit les tiens. Est-ce que tu crois que je ne lis pas dans ton cœur?

– Laisse-moi, Amaury, ne me fais pas souffrir inutilement. Je respecte, je révère mademoiselle de Villepreux, cela est certain. Il n’y a point de secret là-dedans.

– Tu la respectes, tu la révères… et tu l’aimes.

– Oui, je l’aime, répondit Pierre en frissonnant. Je l’aime comme la Savinienne t’aime!

– Tu l’aimes comme j’aime la marquise!

– Oh! non, non, Amaury, cela n’est pas. Je ne l’aime pas ainsi!

– Tu l’aimes mille fois davantage!

– Je n’en suis pas amoureux, non! le ciel m’est témoin…

– Tu n’oses achever. Eh bien, il est possible que tu n’en sois pas amoureux, je ne te souhaite pas un pareil malheur; mais tu l’adores, et tu te trouves heureux d’être l’esclave conquis et enchaîné de cette dame romaine…

Cette conversation fut interrompue par un domestique qui vint, du côté du parc, dire au Corinthien que le comte désirait lui parler. Le Corinthien se rendit à cet ordre, bien éloigné de pressentir l’importance de l’entrevue qu’on lui demandait.

Pierre resta quelques instants absorbé et troublé des insinuations hardies que son ami venait de faire. Puis, en songeant que l’heure de la retraite était sonnée dans le château, et que peut-être mademoiselle de Villepreux allait descendre dans son cabinet d’étude, comme cela lui arrivait souvent de onze heures à minuit, il se mit à ramasser et à ressembler ses outils pour s’en aller, fidèle au respect qu’il lui avait juré dans son âme. Mais, au moment où il se baissait pour prendre le sac de cuir où étaient ses instruments de travail, il sentit une main se poser doucement sur son épaule, et, en relevant la tête, il vit mademoiselle de Villepreux rayonnante d’une beauté qu’elle n’avait jamais eue avant ce jour-là. Toute son âme était dans ses yeux, et cette force qu’elle comprimait toujours au fond d’elle-même éclatait en elle à cette heure, sans qu’elle cherchât à la reprendre. C’était comme une transfiguration divine qui s’était opérée dans tout son être. Pierre l’avait vue souvent exaltée, mais toujours un peu mystérieuse, et, dans tout ce qui avait rapport à leur amitié, s’exprimant par énigmes ou par réticences. Il la vit en cet instant comme une pythie prête à répandre ses oracles, et, transporté lui-même d’une confiance et d’une force inconnue, pour la première fois de sa vie il prit la main d’Yseult dans la sienne.

– Mon escalier est fini, lui dit-il; c’est vous qui, la première, poserez votre main sur cette rampe.

– Ne parlez pas si haut, Pierre, lui dit-elle. Pour la première et la dernière fois de ma vie, j’ai un secret à vous dire; un secret qui demain n’en sera plus un. Venez!

Elle l’attira dans son cabinet, dont elle referma la porte avec soin; puis elle parla ainsi:

– Pierre, je ne vous demande pas, comme le Corinthien faisait tout à l’heure, si vous êtes amoureux de moi. Entre nous deux, ce mot me paraît insuffisant et puéril. Je ne suis pas belle, tout le monde le sait; je ne sais pas si vous êtes beau, quoique tout le monde le dise. Je n’ai jamais cherché dans vos yeux que votre âme, et la beauté morale est la seule qui puisse me fasciner. Mais je viens vous demander, devant Dieu, qui nous voit et nous entend, si vous m’aimez comme je vous aime.

Pierre devint pâle, ses dents se serrèrent; il ne put répondre.

– Ne me laissez pas dans l’incertitude, reprit Yseult. Il est bien important pour moi de ne pas me tromper sur le sentiment que je vous inspire. Écoutez, Pierre, il s’est passé aujourd’hui, dans ma famille, bien des choses que vous ignorez. Ma cousine m’a confié un secret que vous possédiez depuis longtemps. Mon père, par je ne sais quelle aventure, a découvert ce secret, et a prononcé un jugement que je vous laisse à deviner.

Pierre ne pouvait parler. Yseult vit son angoisse, et continua:

– Le jugement de mon père a été conforme aux admirables principes dans lesquels il m’a élevée, et que je lui ai toujours vu professer. Il a conseillé à madame des Frenays, dont le mari est mourant, de se remarier avec le Corinthien aussitôt qu’elle sera libre; et, à l’heure qu’il est, il engage le Corinthien à s’éloigner pour revenir ici dans deux ans. Dans deux ans, Pierre, votre ami sera mon cousin et le neveu de mon père. Vous voyez que, si vous m’aimez, si vous m’estimez, si vous me jugez digne d’être votre femme, comme moi je vous aime, vous respecte et vous vénère, je vais trouver mon aïeul et lui demander de consentir à notre mariage. Si je n’avais pas la certitude de réussir, jamais je ne vous aurais dit ce que je vous dis maintenant dans toute le calme de mon esprit et dans toute la liberté de ma conscience.

Pierre tomba à genoux et voulut répondre; mais cet amour, si longtemps comprimé, eût éclaté avec trop de violence. Il n’avait pas d’expressions; des torrents de larmes coulaient en silence sur ses joues.

– Pierre, lui dit-elle, vous n’avez donc pas la force de me dire un mot? Voilà ce que je craignais; vous n’avez pas de confiance: vous croyez que je fais un rêve, que je vous propose une chose impossible. Vous me remerciez à genoux, comme si c’était une grande action que je fais là de vous aimer. J’ai rencontré en vous le seul homme juste que j’aie jamais rencontré, après mon grand-père; j’ai découvert en vous non seulement une sympathie complète avec mes idées et mes sentiments, mais encore une supériorité d’intelligence et de vertu, qui a porté la lumière dans mes bons instincts et l’enthousiasme dans mes convictions. Vous m’avez débarrassée de quelques erreurs; vous m’avez guérie de plusieurs incertitudes: en un mot, vous m’avez enseigné la justice et vous m’avez donné la foi. Vous ne pouvez donc pas être étonné, à moins que vous ne me jugiez trop frivole et trop faible pour exécuter ce que j’ai conçu.

Pierre était en proie à un véritable délire. Il la regardait et n’osait pas seulement poser ses lèvres sur le bout de sa ceinture, tant elle lui apparaissait grandie et sanctifiée par la foi.

– Je vois que vous ne pouvez pas parler, lui dit-elle. Je vais trouver mon père. Si vous n’y consentez pas, faites seulement un signe, un geste, et j’attendrai que vous ayez changé d’avis. Comme je ne connais qu’une manière de vouloir les choses, qui est de les mettre tout de suite à exécution, je vais trouver mon père et lui parler de vous. À demain, Pierre, car ceci est une affaire sérieuse, et peut-être mon père voudra-t-il prendre la nuit pour y réfléchir.

– Demain, demain? s’écria Pierre tout effrayé. Est-ce que demain viendra jamais? Comment porterai-je jusqu’à demain cette joie et cette épouvante? Non, non, ne parlez pas encore à votre père; laissez-moi vivre jusqu’à demain avec la seule pensée de votre bonté pour moi (Pierre n’osait dire de votre amour). Je ne comprends pas encore l’avenir dont vous me parlez: il me semble que là il y a un mystère, et j’y songe avec une sorte de peur… Oui, j’ai le cœur serré, et mon bonheur est si grand qu’il ressemble à la tristesse. C’est une idée solennelle, douloureuse, enivrante… C’est comme si vous alliez vous donner la mort pour moi… Laissez-moi y songer, vous voyez bien que je n’ai pas ma tête. Je ne puis fixer mon esprit, au milieu de ce tourbillon que vous soulevez en moi, que sur une seule idée: c’est que vous m’aimez… Vous, vous! ah! mon Dieu, vous!… Je suis aimé de vous!… Est-ce que c’est possible? Est-ce que j’ai la fièvre? Est-ce que je ne suis pas dans le délire?

Pendant qu’ils causaient ainsi et qu’ils oubliaient l’heure, transportés qu’ils étaient dans une autre sphère, le comte de Villepreux conférait avec le Corinthien. Jusqu’à ce moment, la marquise, agitée, en proie à mille combats, était retenue par la honte d’avouer à son oncle que cette passion sérieuse qu’il lui attribuait malicieusement n’était qu’une surprise des sens au milieu d’une fantaisie d’esprit, un roman commencé avec l’étourderie d’une pensionnaire, soutenu au milieu des délires d’un amour sans frein et sans but, prêt à dénouer devant la crainte du blâme et les besoins de la vanité. Le Corinthien, se présentant avec un nom célèbre et des titres acquis à la considération, l’eût emporté peut-être sur un gentilhomme sans réputation et sans talent. Mais le Corinthien compagnon menuisier, enfant de génie il est vrai, et sur le point d’être élève à Rome, mais inconnu, mais incertain de son avenir, incapable peut-être de faire de tardives études et de réaliser les espérances que l’on avait conçues pour lui… c’était un dé dans le cornet de ce jeu de hasard qu’on appelle la société, et Joséphine ne se sentait pas assez de foi et de courage pour en faire l’épreuve. Elle était donc très effrayée du parti que lui suggérait hypocritement son oncle; et au moment où il voulut faire appeler Amaury, elle le suivit dans son cabinet et le supplia de l’écouter auparavant. Elle prétendit avoir découvert une intrigue entre la Savinienne et le Corinthien, et se déclara si bien guérie de son amour qu’elle y renonçait et priait son oncle de l’aider à le rompre. Elle ne mentait qu’à demi. La découverte qu’elle avait faite de cet amour passé était ce qui dépoétisait le plus Amaury à ses yeux. Elle était humiliée d’avoir succédé à une cabaretière , et l’humble origine de son amant lui apparaissait plus intolérable depuis qu’elle l’y voyait lié par un amour dont il ne consentait pas à rougir et dont il n’était pas assez lâche pour répudier la mémoire.