Lorsqu’il revint apprendre au comte (non pas sans quelque embarras) le résultat de son voyage à travers les murs, le comte, au lieu de se troubler, lui dit d’un air ironique: – Camille, je ne savais pas qu’au lieu d’un couloir il y en avait deux! J’ai été trompé plus longtemps que je ne croyais.
Puis, lui recommandant le silence sur l’existence du couloir et se gardant bien de lui dire quel homme il avait vu en sortir, il alla se recoucher assez tranquillement. Il avait tant vécu, que rien ne pouvait lui sembler neuf, ni exciter sa stupeur ou son indignation. Mais il ne s’endormit pas avant d’avoir calculé ce qu’il avait à faire pour mettre fin à une intrigue qu’il ne voulait tolérer en aucune façon.
Le lendemain, de grand matin, le jeune Raoul partit pour la chasse avec Isidore Lerebours, dont il se servait comme d’un piqueur robuste pour courir le lièvre, et comme d’un maquignon effronté dans l’achat ou l’échange de ses chevaux. Vers midi, en revenant au château, il lui adressa plusieurs questions sur la Savinienne, dont la beauté avait excité en lui quelque désir; et Isidore lui ayant répondu que c’était une prude hypocrite, il lui demanda s’il jugeait qu’elle serait sensible à quelques présents. Isidore, qui désirait surtout se venger de Pierre, l’encouragea dans son projet de séduction, et ajouta que si on pouvait écarter le fils Huguenin, qui était fort jaloux d’elle, il serait bien plus facile de s’en faire écouter.
– Éloigner cet ouvrier de la maison ne me paraît pas chose aisée, répondit Raoul; mon père et ma sœur en sont coiffés, et le citent à tout propos comme un homme de génie. Quel homme est-ce?
– Un sot, répondit l’ex-employé aux ponts-et-chaussées, un manant, qui vous manquerait de respect si vous vous commettiez avec lui en quoi que ce soit. Il se sonne de grands airs parce que M. le comte le protège, et il dit tout haut que si vous faisiez mine de regarder la Savinienne, vous trouveriez à qui parler, tout comte que vous êtes.
– Ah! eh bien, nous verrons cela. Mais, dites-moi, la Savinienne est donc bien réellement sa maîtresse?
– Il n’y a que vous qui ne le sachiez pas.
– Ma sœur se persuade cependant que c’est la plus honnête femme du monde.
– Hélas! mademoiselle Yseult est dans une grande erreur. Il est bien malheureux qu’elle ait laissé ces gens-là se familiariser avec elle; cela pourra lui faire plus de tort qu’elle ne pense.
Raoul devint tout à coup sérieux, et, ralentissant son cheval: – Qu’entendez-vous par là? dit-il; quelle familiarité trouvez-vous possible entre ma sœur et des gens de cette sorte?
Le lecteur n’a pas oublié l’aversion que le fils Lerebours nourrissait contre Yseult depuis le jour où elle avait ri de sa chute de cheval. De son côté, elle n’avait jamais pu lui dissimuler l’antipathie et l’espèce de mépris qu’elle éprouvait pour lui, et l’aventure du plan de l’escalier lui avait arraché quelques moqueries qui étaient revenues à Isidore. Il n’avait donc jamais négligé l’occasion de la dénigrer, lorsqu’il avait pu le faire sans se compromettre; et, depuis quelque temps, il poussait la vengeance jusqu’à insinuer que mademoiselle de Villepreux ne regardait pas de travers le fils Huguenin; que, de sa chambre, il les voyait causer ensemble des heures entières chez la Savinienne, et qu’il était tout au moins fort singulier qu’une demoiselle de son rang fréquentât une femme de mauvaise vie et prît ses amis dans le ruisseau.
Il pensa donc qu’en attribuant à l’opinion publique les sales idées qui lui étaient venues, et en les faisant pressentir au frère ultra de la jeune républicaine, il porterait un grand coup, soit à l’indépendance et au bonheur domestique d’Yseult, soit à Pierre Huguenin et à la Savinienne. Il répondit à Raoul que l’on avait remarqué dans la maison l’intimité étrange qui s’était établie à la Tour carrée entre la demoiselle du château, la lingère et les artisans; que les domestiques en avaient bavardé dans le village; que, du village, les mauvais propos avaient été plus loin, et que, dans les foires et marchés des environs, il n’était pas question d’autre chose. Il ajouta que cela lui faisait une peine mortelle, et qu’il avait failli se battre avec ceux qui déchiraient ainsi la sœur de M. Raoul.
– Vous auriez dû le faire et n’en jamais parler, lui répondit Raoul qui l’avait écouté en silence; mais, puisque vous n’avez fait ni l’un ni l’autre, je vous conseille fort, monsieur Isidore, de ne vous lamenter auprès de personne autre que moi de la malveillance dont ma sœur est l’objet. Il est possible qu’elle ait eu trop de liberté pour une jeune personne; mais il est impossible qu’elle en ait jamais abusé. Il est possible encore que je m’occupe de faire cesser les causes de ces mauvais bruits; il est possible surtout que je fasse un exemple, et que les bavards insolents aient à se repentir avant qu’il soit peu. Quant à vous, rappelez-vous qu’il y a une manière de défendre les personnes à qui l’on doit du respect, qui est pire que de les accuser. Si vous veniez à l’oublier, je pourrais bien, malgré toute l’amitié que j’ai pour vous, vous casser sur la tête la meilleure de mes cannes.
En parlant ainsi, Raoul piqua des deux et froissa assez rudement, du poitrail de son cheval, le bidet beauceron d’Isidore, qui marchait à ses côtés. Le fils de l’économe fut forcé de faire place à son maître, qui franchit lestement la grille du parc, et laissa derrière lui l’officieux causeur, fort étonné et un peu inquiet du résultat de son entreprise.
Pendant que la Savinienne était l’objet de cet entretien, il y en avait un autre non moins animé à son sujet entre Yseult et la marquise. Yseult était entrée le matin chez sa cousine, et s’était inquiétée de l’altération de ses traits. La marquise avait répondu qu’elle souffrait beaucoup des nerfs. Elle avait grondé sa suivante à tout propos; elle avait essayé dix collerettes sans en trouver une qui fût blanchie et repassée à son gré, et elle avait fini par défendre à Julie de confier davantage ses dentelles à cette stupide Savinienne, qui ne savait rien faire que du scandale et des enfants.
Lorsque Julie fut sortie, Yseult reprocha sévèrement à Joséphine la manière dont elle s’était exprimée sur le compte d’une femme respectable.
Faire l’éloge de la Savinienne devant la marquise, c’était verser de l’huile bouillante sur le feu. Elle continua de l’accuser avec une étrange aigreur d’être la maîtresse de Pierre Huguenin et d’Amaury. – Je ne comprends pas, ma chère enfant, lui répondit Yseult avec un sourire de pitié, que tu ajoutes foi à des propos ignobles, et que tu leur donnes accès sur ta jolie bouche. Si j’avais l’esprit aussi mal disposé que tu l’as ce matin, je te dirais que je suis presque tentée de prendre au sérieux les plaisanteries que nous te faisions il y a quelque temps sur le Corinthien.
– Ce serait de ta part, à coup sûr, une mortelle insulte, répondit la marquise; car tu poses en principe qu’un artisan n’est pas un homme: ce qui fait que tu passes ta vie avec eux comme si c’étaient des oiseaux, des chiens ou des plantes.
– Joséphine! Joséphine! s’écria Yseult en joignant les mains avec une surprise douloureuse, que se passe-t-il donc en toi, que tu sois aujourd’hui si différente de toi-même?
– Il se passe en moi quelque chose d’affreux! répondit la marquise en se jetant échevelée le visage contre son lit, et en se tordant les mains avec des torrents de larmes. Yseult fut effrayée de ce désespoir, qu’elle avait pressenti depuis quelque temps en voyant les traits de Joséphine s’altérer et son caractère s’aigrir. Elle y prit part avec toute la bonté de son cœur et tout le zèle de ses intentions; et, la serrant dans ses bras, elle la supplia, avec de tendres caresses et de douces paroles, de lui ouvrir son âme.
Certes la marquise ne pouvait rien faire de plus déplacé, de plus coupable peut-être, que de confier son secret à une jeune fille chaste, pour laquelle l’amour avait encore des mystères où l’imagination n’avait voulu pénétrer; mais Joséphine n’était plus maîtresse d’elle-même. Elle déroula devant sa cousine, avec une sorte de cynisme exalté, tout le triste roman de ses amours avec le Corinthien, et elle le termina par une théorie du suicide qui n’était pas trop affectée dans ce moment-là.
Yseult écouta ce récit en silence et les yeux baissés. Plusieurs fois la rougeur lui monta au visage, plusieurs fois elle fut sur le point d’arrêter l’effusion de Joséphine. Mais chaque fois elle se commanda le courage, étouffa un soupir, et se soutint ferme et résolue, comme une jeune sœur de charité qui voit pour la première fois une opération de chirurgie, et qui, prête à défaillir, surmonte son dégoût et son effroi par la pensée d’être utile et de soulager un membre de la famille du Christ.
D’après ce que la Savinienne lui avait confié du passé du Corinthien, Yseult pressentait de plus en plus dans ce jeune homme des instincts et une destinée peu compatibles avec le bonheur d’une femme, quelle qu’elle fût. Elle osa dire toute sa pensée à la marquise, et lui fit faire des réflexions qu’elle n’avait pas encore faites sur l’effrayante personnalité qui se développait insensiblement chez le Corinthien depuis le jour où la protection de M. de Villepreux l’avait fait sortir du néant.
Joséphine commençait à se calmer, et le langage de la raison la préparait à entendre celui de la morale, lorsqu’on frappa à la porte. Yseult, ayant été voir ce que c’était, ouvrit à son grand-père en lui adressant, comme elle faisait toujours en le voyant, quelque tendre parole.
– Va-t’en, mon enfant, dit le comte. Je veux être seul avec ta cousine.