CHAPITRE XXVIII
M. Isidore Lerebours, l’employé aux ponts-et-chaussées, était depuis quelque temps l’habitant à poste du château de Villepreux. Son père prétendait qu’il avait eu quelques désagréments avec son inspecteur, et que, dégoûté de la partie , il avait donné sa démission. Mais le fait est que la sottise et l’ignorance d’Isidore avaient été insupportables à son chef, qu’il y avait eu des paroles très vives échangées entre eux, et que, sur le rapport auquel cette discussion avait donné lieu, il avait été destitué. Il était hébergé au château, en attendant qu’on lui trouvât un nouvel emploi, et demeurait dans la tour que son père occupait au fond de la grande cour, et qui faisait vis-à-vis à la Tour carrée de la Savinienne.
Voyant donc de sa fenêtre tout ce qui se passait là, il s’était bientôt convaincu que la belle veuve n’avait d’intrigue amoureuse ni avec Pierre ni avec le Corinthien; et, ne doutant pas que ses beaux habits et sa bonne mine ne fissent de l’effet sur cette femme simple et condamnée au travail, il se hasarda à coqueter autour d’elle. La Savinienne ne songea pas d’abord à s’en effrayer, et ne ressentit pas pour lui cet éloignement qu’il inspirait à toutes les femmes de la maison. La Mère des compagnons avait vu tant et de si rudes natures gronder autour d’elle qu’elle ne s’étonnait plus guère de rien, et ne connaissait pas d’ailleurs cette peur anticipée et puérile qui tient de près à la coquetterie agaçante.
Charmé de n’être pas brusqué par elle comme il avait l’habitude de l’être par Julie et les autres soubrettes, Isidore crut que la Savinienne serait de meilleure composition, et s’enhardit auprès d’elle au point de vouloir folâtrer dans la cour lorsqu’elle la traversait le soir après avoir porté son linge au château. Ces gentillesses n’étaient pas du goût de la Savinienne: elle le menaça de lui donner un soufflet, ce qu’elle eût fait aussi tranquillement qu’elle le disait. Mais il était écrit dans le ciel qu’Isidore serait réprimé par une main un peu plus robuste.
Un soir, étant ivre, Isidore vit la Savinienne chercher au bas de la Tour carrée un jeune pigeon qui venait de tomber du nid. Il s’élança vers elle, sans voir que Pierre Huguenin était à deux pas de là; et il recommença ses grossières importunités avec des expressions si triviales et des manières si peu respectueuses, que Pierre indigné s’approcha et lui ordonna de s’éloigner. Isidore, qui n’était pourtant pas brave, mais à qui le vin donnait de l’audace, voulut insister, et, devenant tout à fait brutal, prétendit qu’il allait embrasser la Savinienne à la barbe de son galant – Je ne suis pas son galant, dit Pierre, mais je suis son ami; et pour le prouver, je la débarrasse d’un sot. En parlant ainsi, il prit Isidore par les deux épaules; et, quoiqu’il conservât assez de patience pour n’employer pas toute sa force, il l’envoya tomber contre un mur où l’ex-employé s’endommagea quelque peu le visage.
Il se le tint pour dit, et, connaissant désormais le bras de l’ouvrier, il ne se vanta pas de sa mésaventure; mais il sentit revenir tous ses projets de vengeance, et sa haine contre Pierre Huguenin se ralluma plus vive et plus motivée.
Il commença par s’attaquer au plus faible ennemi, et par déchirer la Savinienne. Il confia tout bas à tout le monde que le Corinthien et Pierre se partageaient ses faveurs avec un mépris cynique pour elle et pour la morale publique, et même que le Berrichon était son amant par-dessus le marché. – Il en était bien sûr, disait-il; il voyait de sa fenêtre tout ce qui se passait la nuit à la Tour carrée.
Quelques personnes se refusèrent à le croire, un plus grand nombre le crurent sans examen, et le répétèrent sans scrupule. Les domestiques du château, observant de près la conduite de la Savinienne, repoussaient à bon escient les calomnies d’Isidore, que, du reste, ils détestaient cordialement; et, comme ils avaient beaucoup d’estime et d’affection pour Pierre, ils se gardèrent de les lui répéter. Mais ils les donnèrent à entendre au Corinthien, qu’ils aimaient beaucoup moins, parce qu’ils le trouvaient fier, et quelque peu méprisant à leur endroit.
Ce fut un grand châtiment pour Amaury, et un nouveau remords, que de voir celle qu’il avait aimée et appelée auprès de lui, diffamée à cause de lui et défendue par un autre que lui. Il jura que le fils Lerebours s’en repentirait cruellement; mais il fut empêché de prendre aucun parti par la jalousie de la marquise.
Joséphine avait l’habitude de causer le matin avec sa soubrette, pendant qu’elle se faisait coiffer, et Julie la tenait au courant de tous les cancans de l’office et du village. Lorsqu’elle apprit les soupçons dont la Savinienne était l’objet, avant d’examiner s’ils étaient fondés, elle conçut une aversion étrange pour cette victime de ses amours avec le Corinthien. Elle commença par interroger ce dernier, et le fit avec tant d’aigreur et d’emportement que le Corinthien, dont l’humeur était déjà assez sombre, lui répondit avec un peu de hauteur qu’il ne lui devait pas compte de son passé.
– Pourtant, ajouta-t-il, je veux bien vous le dire, pour vous faire voir à quel point vos outrages sont mal fondés et votre jalousie injuste. Il est bien vrai que j’ai aimé la Savinienne et que j’ai été aimé d’elle; il est bien vrai que je devais l’épouser à la fin de son deuil, et que je l’aurais fait si je ne vous avais pas rencontrée; il est bien vrai aussi que j’ai brisé le plus fidèle et le plus généreux cœur qui fut jamais, pour en conserver un qui me dédaigne et m’échappe à chaque instant. Mais soyez tranquille; quoique je sente ma folie, quoique je sois certain d’être brisé un jour par vous à mon tour, je vous adore et je n’aime plus la Savinienne. C ’est en vain que je rougis de ma conduite, c’est en vain que je voudrais réparer mon crime: c’est pour moi un supplice affreux que de la voir, et, lorsque Pierre me traîne auprès d’elle, j’y compte les minutes que je voudrais passer avec vous.
– Et alors, dit la marquise en secouant la tête d’un air d’incrédulité, cette femme généreuse et fidèle, que vous ne daignez pas seulement regarder, se jette par désespoir dans les bras de votre ami Pierre, et se console avec lui de votre abandon?
Le Corinthien fut outré de cette accusation. Il n’aurait jamais pensé que la vanité froissée pût donner à Joséphine des pensées aussi mauvaises et de tels accès de méchanceté. Il en fit la cruelle épreuve; car, dans son indignation, il défendit chaudement la Savinienne, et, poussé à bout par les sarcasmes amers de la marquise, il se laissa entraîner jusqu’à rabaisser celle-ci pour exalter sa rivale. Alors Joséphine entra en fureur, eut de véritables attaques de nerfs et ne s’apaisa que lorsque, brisée de fatigue, épuisée de larmes, elle eut jeté à ses pieds son amant, égaré et brisé comme elle.
Ces orages se renouvelèrent la nuit suivante, et furent plus violents encore. Joséphine chassa le Corinthien de sa chambre, et, quand il fut dans le passage secret, elle eut de tels sanglots et de tels délires, qu’il revint sur ses pas pour la défendre contre elle-même. Ils se réconcilièrent pour se brouiller encore; et, dans ces tristes convulsions d’un amour que la foi ne dominait plus, il y eut de ces paroles qui tuent l’idéal, et de ces réponses que rien ne peut effacer. Le Corinthien, consterné, se demandait avec épouvante si c’était de l’amour ou de la haine qu’il y avait entre lui et Joséphine.
Jusque-là de telles précautions avaient été prises par eux, que pas un souffle, pas un bruit imprudent n’avait troublé le silence des longues nuits du vieux château. Mais, dans ces deux nuits d’orage, on se fia trop à l’épaisseur des murs et à la situation isolée de l’appartement. Le comte, qui dormait peu et d’un sommeil léger, comme tous les vieillards, fut frappé des cris étouffés, des sourds gémissements et des éclats de voix soudainement comprimés, qui semblaient s’exhaler des flancs massifs de la muraille. Le passage secret passait non loin de sa chambre à coucher. Il le savait, mais il ignorait qu’une communication pût être établie entre cette impasse et le boyau plus étroit et plus mystérieux que le Corinthien seul avait découvert dans la boiserie de la chapelle.
Le vieux comte croyait peu aux revenants. Il pensa d’abord à sa petite-fille, se leva, et approcha de son appartement qui était situé au bout du corridor et qui avait une communication par la tourelle avec l’atelier. Il n’entendit aucun bruit, entra doucement, trouva Yseult paisiblement endormie, et traversa sa chambre pour descendre le petit escalier tournant qui conduisait au cabinet de la tourelle. Durant ce court trajet, les bruits étranges qui l’avaient frappé ne se firent plus entendre. Mais quand il se fut avancé sur la tribune de l’atelier, il lui sembla les retrouver encore.
Le comte avait toujours eu la vue très basse, et en revanche l’oreille excessivement fine et exercée. Il entendit venir, comme par un conduit acoustique, deux voix qui se querellaient, et qui semblaient partir de très loin. Il examina les sculptures avec son lorgnon; mais le panneau mobile était trop haut pour qu’il pût en voir le disjoint. D’ailleurs il n’entendait plus rien, et il allait se retirer, lorsqu’il vit le panneau s’ébranler, glisser comme dans une coulisse, et le Corinthien pâle, les cheveux en désordre et la rage dans les yeux, sauter de dix pieds de haut sur un tas de copeaux qu’il avait placés là pour amortir le bruit de sa chute quotidienne. Il montait avec une échelle qu’il jetait ensuite par terre sur ces mêmes copeaux pour ôter tout soupçon à ceux qui pourraient entrer la nuit dans l’atelier.
Aussitôt que le comte avait vu remuer le panneau, il s’était retiré en arrière, et, se cachant derrière le rideau de tapisserie, il avait lorgné et observé le Corinthien sans être aperçu. À peine le jeune homme se fut-il retiré que le comte descendit dans l’atelier, frotta le bout de sa béquille dans un pot de blanc de céruse, et fit sur le panneau mobile une marque pour le reconnaître. Puis, avant que le jour fût levé, il alla réveiller Camille, son vieux valet de chambre, le plus petit, le plus vert, le plus pointu, le plus rusé et le plus discret de tous les Frontins du temps passé. Camille prit ses passe-partout et conduisit son maître par un autre chemin à l’atelier. Il posa l’échelle contre la boiserie désignée, prit sa petite lanterne sourde, grimpa lestement malgré ses soixante-dix ans, pénétra dans le couloir mystérieux comme un furet, et, traversant la trouée faite dans l’impasse, arriva jusqu’à la porte de l’alcôve de la marquise, qu’il connaissait fort bien pour avoir dans se jeunesse fait passer par là un rival de son maître. À telles enseignes que le couloir avait été muré, mais trop tard.