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CHAPITRE XXVII

Pierre accourut auprès de la Savinienne dès qu’il apprit son arrivée au château. Il se flattait d’y trouver Amaury, qui s’était échappé au beau milieu de son souper. Mais il ne l’y trouva pas, et c’est en vain qu’il l’attendit; c’est en vain qu’il le chercha de tous côtés.

La soirée s’écoula sans que le Corinthien parût. Pierre, dans ses prévisions sur l’arrivée de la Savinienne, s’était dit que sa première entrevue avec Amaury déciderait de leur sort mutuel, et que, d’après la froideur ou la joie de son amant, elle découvrirait la vérité ou garderait son illusion. Son embarras, à lui, était donc très grand; car l’absence du Corinthien pouvait avoir un motif indépendant de sa volonté, et Pierre n’avait pas le droit de faire la confession de son ami avant de lui avoir donné le temps de se justifier. D’un autre côté, la Savinienne était si calme, si pleine de foi et d’espoir, et Pierre pressentait tellement l’inévitable déception qui l’attendait, qu’il se reprochait de la confirmer dans son erreur. Elle ne lui faisait pas de questions, une secrète pudeur lui défendant de prononcer la première le nom de celui qu’elle aimait; mais elle attendait qu’il lui parlât de son ami autrement que pour répéter à chaque instant: «Je ne vois pas venir le Corinthien», ou bien: «J’espère que le Corinthien va venir.»

Elle fut distraite un instant lorsque, après être revenue, à plusieurs reprises, sur l’obligeance de la fille de chambre , dont elle avait tout d’abord raconté à Pierre l’accueil généreux, elle lui fit deviner, par la description qu’elle lui en faisait, que cette femme de chambre n’était autre que la jeune châtelaine. Elle le questionna beaucoup alors sur cette riche et noble demoiselle qui arrêtait les passants sur le chemin pour leur donner l’hospitalité de la nuit et s’occuper des soucis de leur lendemain, et qui faisait ces choses avec tant de simplicité de cœur, qu’on ne pouvait ni deviner son rang ni comprendre, au premier abord, combien elle était bonne, à moins d’être bon soi-même. D’après les détails que Pierre lui donna sur mademoiselle de Villepreux, la Savinienne conçut pour cette jeune personne une sorte de vénération religieuse; et sa joie fut grande d’apprendre le jugement qu’elle avait porté sur les sculptures du Corinthien ainsi que la protection qu’elle lui avait acquise de la part de son grand-père. Mais lorsque, de questions en questions, elle apprit les projets du Corinthien, et son désir d’aller à Paris et de changer d’état, elle devint pensive et stupéfaite; et, après avoir écouté tout ce que Pierre essayait de lui faire comprendre, elle lui répondit en secouant la tête: – Tout ceci m’étonne beaucoup, maître Pierre, et me paraît si peu naturel que je crois entendre un de ces contes que nos compagnons lisent quelquefois dans des livres à la veillée, et qu’ils appellent des romans. Vous dites qu’Amaury veut devenir artiste. Est-ce qu’il ne l’est pas en restant menuisier? Je crois bien plutôt qu’il veut devenir bourgeois et sortir de sa classe. Moi, je n’approuve pas cela, je n’ai jamais vue que la prétention de s’élever au-dessus de ses pareils réussit à personne. Ceux qui y parviennent perdent l’estime de leurs anciens compagnons, et deviennent bien malheureux parce qu’ils n’ont plus d’amis. Que prétend-il donc faire à Paris? Est-ce qu’il aura les moyens de s’y établir? Vous dites qu’il lui faudra plusieurs années pour devenir habile dans son nouveau métier, et beaucoup d’années encore pour que ce métier le fasse vivre. Il vivra donc des charités de votre seigneur, en attendant? Je veux bien que ce comte de Villepreux soit un brave homme; il est toujours dur d’accepter les secours des riches, et je ne conçois pas qu’arrivé au point de pouvoir exister par soi-même, on se remette sous la tutelle des maîtres, ou à la disposition des gens bienfaisants.

Tout ce que Pierre put dire pour constater les droits de l’intelligence à tous les moyens de perfectionnement ne convainquit point la Savinienne. Son bon sens et sa droiture naturelle ne lui faisaient jamais défaut quand il s’agissait des choses qu’elle pouvait comprendre; mais ses idées étaient restreintes dans un certain cercle, et, à côté de ses grandes qualités, il y avait un certain nombre de préjugés et de préventions par lesquels elle tenait au peuple comme l’arbre à sa racine.

Son mécontentement secret et son inquiétude douloureuse augmentèrent lorsque, l’horloge du château sonnant onze heures du soir, il lui fallut renoncer à voir le Corinthien avant le lendemain. Elle avait couché ses enfants, et se sentait elle-même trop fatiguée pour veiller davantage; mais après qu’elle se fut mise au lit, elle ne put s’endormir, et, cédant aux tristes pressentiments qui s’élevaient confusément dans son âme, elle passa une partie de la nuit à pleurer et à prier.

Le Corinthien s’était arraché avec tant d’effort des bras de la marquise à l’heure du dîner, qu’elle lui avait promis de remonter dans sa chambre aussitôt qu’elle pourrait s’éclipser; et à peine avait-il fini lui-même de prendre son repas, qu’il avait été l’attendre dans le passage secret. Elle prétexta une forte migraine pour quitter le salon de bonne heure, et retourna s’enfermer chez elle. Là, pour plaire au Corinthien et lui faire oublier toutes les amertumes de sa jalousie, elle imagina de se parer pour lui seul de ses plus beaux atours. Elle avait dans son carton un déguisement de carnaval qui lui allait à merveille: c’était un costume de bal du siècle dernier. Elle crêpa et poudra ses cheveux, qu’elle orna ensuite de perles, de fleurs et de plumes. Elle mit une robe à long corps et à paniers, riche et coquette au dernier point, et toute garnie de rubans et de dentelles. Elle n’oublia ni les mules à talons, ni le grand éventail peint par Boucher, ni les larges bagues à tous les doigts, ni la mouche au-dessus du sourcil et au coin de la bouche. Quant au rouge, elle n’en avait pas besoin; son éclat naturel eût fait pâlir le fard, et un abbé de ce temps-là eût dit que l’Amour s’était niché dans les charmantes fossettes de ses joues. Ce costume demi somptueux, demi égrillard, convenait singulièrement à sa taille et à sa personne. Elle éblouit le Corinthien jusqu’à le rendre fou. Ainsi transformée en marquise de la Régence, elle lui sembla cent fois plus marquise qu’à l’ordinaire; et la pensée qu’une femme si belle, si bien attifée, et d’une si fière allure, se donnait à lui, enfant du peuple, pauvre, obscur et mal vêtu, le remplit d’un orgueil qui dégénérait peut-être bien un peu en vanité. Ce jeu d’enfant les divertit et les enivra toute la nuit. À eux deux ils ne faisaient pas quarante ans. Jamais une pensée vraiment sérieuse n’avait pencher le beau front de Joséphine; et le Corinthien sentait en lui une telle ardeur de la vie, un tel besoin de tout connaître, de tout sentir et de tout posséder, que les graves enseignements de la Savinienne et de Pierre Huguenin étaient effacés de son cœur comme l’image fuyante qu’un oiseau reflète dans l’onde en la traversant de son vol. La marquise n’avait rien mangé à dîner, afin d’avoir le prétexte de se faire porter à souper dans sa chambre, et de partager des mets exquis avec le Corinthien. Elle s’amusa à étaler ce souper, servi dans du vermeil, sur une petite table qu’elle orna de vases de fleurs et d’un grand miroir au milieu, afin que le Corinthien pût la voir double et l’admirer dans toutes ses poses. Puis elle ferma hermétiquement les volets et les rideaux de sa chambre, alluma les candélabres de la cheminée, plaça des bougies de tous côtés, brûla des parfums, et joua à la marquise tant qu’elle put, sous prétexte de faire une parodie du temps passé. Mais ce jeu tourna au sérieux. Elle était trop jolie pour ressembler à une caricature; et les raffinements du luxe et de la volupté s’insinuent trop aisément dans une organisation d’artiste pour que le Corinthien songeât à faire la satire de ce vieux temps qui se révélait à lui, et dont la mollesse lui parut en cet instant plus regrettable que révoltante. Ce souper fin, cette nuit de plaisir, cette chambre arrangée en boudoir frappèrent son imagination d’un coup fatal. Jusque-là il avait aimé naïvement Joséphine pour elle-même, regrettant qu’elle ne fût pas une pauvre fille des champs, et maudissant la richesse et la grandeur qui mettaient entre eux des obstacles éternels. À partir de ce moment, il s’habitua aux colifichets qui composaient la vie de cette femme; il trouva un attrait piquant dans le mystère et le danger de ses amours, et porta ses désirs vers ce monde privilégié où il rêva sans répugnance et sans effroi à se faire faire place. Dans son transport, il jura à la marquise qu’elle n’aurait pas longtemps à rougir de son choix, qu’il saurait bien faire ouvrir devant lui, à deux battants, les portes de ces salons dont il avait été destiné à lambrisser les murs, et dont il voulait fouler les tapis et respirer les parfums, un jour qu’on l’y verrait pénétrer la tête haute et le regard assuré. Des rêves d’ambition et de vaine gloire s’emparèrent de son cerveau; l’amour de Joséphine s’y trouva lié avec l’avenir brillant auquel il se croyait appelé; et le souvenir de la Savinienne ne se présenta plus à lui que comme un effrayant esclavage, comme un bail avec la misère, la tristesse et l’obscurité.

Aussi, à son réveil, reçut-il comme un coup de poignard la nouvelle que Pierre lui apporta de l’arrivée de la Mère et de sa présence au château. Amaury eût voulu se cacher sous terre, mais il fallut se résigner à paraître devant elle. Il s’arma de courage, prit un air dégagé, caressa les enfants, joua avec eux, et parla d’affaires à la Savinienne, essayant de lui faire oublier, par beaucoup de zèle et de dévouement à ses intérêts matériels, le froid glacial de ses regards et l’aisance forcée de ses manières. En affectant cette audace, le Corinthien pensait malgré lui aux roués de la Régence, dont Joséphine l’avait entretenu toute la nuit, et peu s’en fallait qu’il n’essayât de se croire marquis. La Savinienne l’écoutait, avec une stupeur profonde, l’entretenir du logement qu’il allait lui chercher et des pratiques qu’il allait lui recruter pour l’établissement de son industrie. Elle le laissait remuer et habiller autour d’elle sans lui répondre, et cet accablement silencieux où il la vit commença à l’effrayer. Il sentit s’évanouir son courage, et fût saisi d’un respect craintif qui ne s’accordait guère avec ses essais d’outrecuidance.