CHAPITRE XXIV
Joséphine était dans une disposition d’esprit à n’oser lever les yeux sur personne. Consternée de sa chute, effrayée de tout, elle se tenait presque toujours dans sa chambre depuis l’aventure des brouillards; et Amaury, en proie à mille inquiétudes, passant de la reconnaissance au dépit et de l’espoir à la jalousie, ignorait s’il lui serait jamais permis de la revoir. Il ne l’apercevait plus que de loin, à travers les arbres. Après le dîner, la famille prenait le café sur une terrasse couverte d’orangers qu’Amaury pouvait voir de l’atelier. À cette heure, il avait toujours quelque travail à faire aux fenêtres, et, monté sur une échelle, il plongeait sur la terrasse, suivait tous les mouvements de la languissante marquise. Il aurait eu bien besoin d’ouvrir son cœur à son ami Pierre, et de lui demander conseil; d’autant plus qu’il n’avait rien à lui révéler, puisque le hasard l’avait initié au secret de son amour; mais Pierre semblait éviter ses confidences. En proie lui-même à un rêve dont il craignait d’être forcé de s’éveiller, il s’enfonçait dans la solitude aussitôt que sa journée de travail était finie. Il errait dans le parc aux mêmes endroits où il avait rencontré Yseult, n’osant espérer l’y rencontrer encore, et l’y rencontrant presque toujours, ayant l’air de ne pas le chercher, et pourtant ne l’évitant pas. Leurs conversations roulaient toujours sur les idées générales. Aucune familiarité extérieure ne s’était établie entre eux; mais l’intimité du cœur grandissait et prenait de la force. Il y avait une estime et une admiration mutuelles qui trouvaient chaque jour de nouveaux aliments et de nouvelles causes.
Dans cet endroit du parc la végétation était fort épaisse, et il n’y avait guère de danger d’être troublé par les malignes interprétations des curieux. C’était un quartier fermé d’une petite barrière, et consacré à la culture des belles fleurs qu’Yseult chérissait. Hôtes, parents et domestiques avaient l’habitude de respecter ce parc réservé, et de n’y entrer jamais, que la barrière fût ouverte ou fermée. Il y avait une volière et un jet d’eau au milieu d’un boulingrin parsemé de plates-bandes en corbeilles. Autour de cette pièce de gazon une double rangée d’arbres et d’arbustes formait une allée circulaire. Un treillage en bois fermait le tout. Pierre rencontrait ordinairement mademoiselle de Villepreux à peu de distance de cet enclos. Lorsqu’elle était seule, elle faisait quelques tours de promenade devant la porte d’entrée avec Pierre; et quand elle jugeait que l’entrevue avait été assez longue, elle entrait dans son parterre, après lui avoir souhaité le bonsoir avec une grâce simple et chaste que Pierre comprenait et respectait jusqu’à l’adoration. Il s’éloignait alors rapidement, et allait attendre sa sortie au bout de l’allée, caché dans un massif. Il était heureux de la voir passer; et quand la nuit était trop sombre pour qu’il distinguait sa forme légère, il était heureux encore d’entendre le frôlement de sa robe dans les herbes. Pour rien au monde Pierre n’eût voulu, dans ce moment, s’approcher d’elle. Il sentait le prix de la confiance qu’elle lui accordait en l’abordant toujours avec bienveillance, et il comprenait ce qui est convenable et ce qui ne l’est pas, beaucoup mieux que certaines gens à qui l’usage du monde ne donne jamais ni tact ni mesure. Ainsi, il faisait, au sujet de ces promenades et de ces rencontres, des observations aussi délicates qu’eût pu les faire l’homme de mœurs les plus exquises.
Il y a dans la vie de château des heures d’impunité qui passent toute vraisemblable. Les deux jeunes dames traversaient une de ces phases où tout semble favoriser l’oubli du monde et l’essor de l’imagination. Un soir Joséphine pleurait, le coude appuyé sur le bord de sa fenêtre. Elle désirait revoir le Corinthien, mais elle ne l’osait pas; elle n’était pas sûre que tout le monde n’eût pas deviné son secret, et se demandait lequel il fallait choisir, ou du mépris de tout le monde, ou de celui de l’homme qu’elle abandonnait après s’être abandonnée à lui. Tout à coup elle entendit un bruit sourd derrière une petite porte pratiquée dans la boiserie de son alcôve, et qui avait peut-être protégé les amours de quelque châtelaine du temps de la Ligue avec quelque heureux page en l’absence de l’époux guerroyant. Cette porte ouvrait un passage qui, dans l’épaisseur des murs, faisait plusieurs détours dans le château et finissait à une impasse. On avait muré cette issue mystérieuse, désormais regardée comme inutile. Mais une trappe située dans les boiseries de la chapelle avait conduit l’ardent Corinthien, de découverte en découverte et de décombres en décombres, jusqu’à cette impasse. À force de calculer et de s’orienter, il avait deviné qu’une certaine porte secrète, située dans l’appartement de la marquise, et dont mademoiselle Julie, sa femme de chambre, parlait quelquefois à l’office comme d’un repaire à revenants, devait aboutir précisément à l’endroit où il s’était arrêté. Il avait pris une lampe, une pince et un marteau, et s’était plongé dans le labyrinthe. Depuis trois jours il travaillait à percer le mur. Le bruit de son marteau était amorti par l’épaisseur de la maçonnerie. C’était une entreprise pénible et palpitante, comme celle d’un prisonnier qui travaille à son évasion. Quand le mur fur percé, le bruit se fit entendre, et la marquise, qui n’était guère moins superstitieuse que sa femme de chambre, fut prise d’une telle frayeur qu’elle s’enfuit jusqu’au bas de l’escalier pour appeler du secours; mais je ne sais quel instinct de prudence l’empêcha de céder à cette peur et de la raconter au salon, où l’on se réunissait de dix heures à minuit, après la sieste du comte.
Pendant ce temps, Amaury avait ouvert la brèche et s’était glissé jusqu’à la porte secrète. Il l’avait trouvée fermée en dedans; mais l’ayant secouée et s’étant assuré que ce bruit n’attirait personne, il l’avait ouverte avec un crochet. Maintenant, certain de sa victoire, il avait refermé la porte à double tour et emporté la clef.
De retour à l’atelier, il s’empressa de réparer le panneau dont il avait seul découvert l’usage mystérieux. Il le replaça lui-même, afin que personne n’y mît la main et ne fût associé à son secret; mais il l’arrangea de manière à pouvoir l’enlever sans peine et sans bruit chaque fois qu’il le voudrait; et cette entreprise terminée, triomphant dans sa pensée des terreurs de la marquise, il alla rejoindre Pierre au moment où celui-ci recevait de son père, pour la centième fois, le conseil de se méfier des bontés de la noblesse.
Dès lors, le Corinthien goûta un bonheur terrible, et qui décida du reste de sa vie. Protégé par l’impunité que lui assurait la conquête du passage secret, il connut l’amour dans toute sa puissance sauvage et dans tous ses raffinements voluptueux. C’était la première fois que Joséphine était aimée, et ce fut la seule fois qu’elle aima. Certes, leur passion n’eut point l’idéal et la chasteté vraiment angélique de celle qu’éprouvaient Yseult et Pierre Huguenin. Tandis que ceux-ci dominaient l’attrait et jusqu’à l’idée de la volupté par l’enthousiasme de l’esprit et l’austérité de la foi, le Corinthien et la marquise, subjugués par l’énergie du désir et par la fougue des sens, s’enivraient de leur mutuelle jeunesse et de leur égale beauté. Mais du moins c’était un amour sincère, et pur d’une certaine façon; car ils croyaient l’un à l’autre, et ils croyaient en eux-mêmes. Ils se juraient une fidélité dont le sentiment était en eux, et il y avait des moments d’exaltation où la marquise se rêvait un sublime courage pour proclamer Amaury son amant et son époux à la face du monde le jour où le marquis des Frenays, succombant aux infirmités prématurées qui le menaçaient, la laisserait libre de former un nouveau lien. Amaury ne regardait point l’avenir sous cette face; il lui importait peu que le marquis des Frenays prît son parti de vivre ou de mourir, et que Joséphine pût se réconcilier avec la société et avec l’Église. Il ne se souvenait pas qu’elle fût riche; il avait un profond mépris pour une richesse qu’il n’aurait pas acquise par son talent. Il ne voyait en elle que la femme jeune, belle et passionnée; il l’adorait ainsi, et la suppliait de l’aimer toujours, lui jurant de se rendre bientôt digne du bonheur qu’elle lui avait donné et de la confiance qu’elle avait eue en son étoile. L’idée de la gloire se trouvait liée dans son âme à celle de son amour. Il y avait en lui un orgueil plein d’audace et de reconnaissance.
À coup sûr, ce sentiment n’avait en soi rien de coupable ni d’insensé. Mais il eut bientôt le sort de toutes les ivresses où l’homme se plonge sans un idéal de vertu ou de religion. Nous avons bien tous le droit d’être heureux, d’aspirer aux œuvres du génie et au suffrage des hommes. Il nous est permis d’être fiers de l’objet de notre amour, et de compter sur les victoires de notre volonté intelligente. Mais ce n’est pas là toute la vie de l’homme; et si l’amour de soi n’est pas étroitement lié à l’amour des semblables, cette ambition, qui eût pu triompher de tout à l’état de dévouement, souffre, s’aigrit, et menace de succomber à chaque pas lorsqu’elle reste à l’état d’égoïsme. L’amour, qui étend cet égoïsme à deux êtres fondus en un seul, ne suffit point pour le légitimer. Il est beau et divin comme moyen, comme secours et comme égide; il est petit et malheureux comme but et comme unique fin.
Le Corinthien n’était point égoïste, dans l’acception mesquine et laide qu’on donne à ce vice. Comme ami, il était tendre et dévoué; comme compagnon, il s’était toujours montré serviable et généreux; comme amant, il n’était ni ingrat ni superbe; il restait respectueux et repentant dans son cœur à l’égard de la Savinienne. Mais son âme était plus impétueuse que forte, son souffle plus avide que puissant. Il portait dans son sein toutes les dangereuses curiosités, tous les insatiables désirs de la jeunesse. Ce fut donc un malheur pour lui de rencontrer l’amour de Joséphine au milieu du développement de son être, et à cette heure de la vie où nous recevons des circonstances une impulsion décisive sans la force nécessaire pour l’apprécier, la diriger ou la combattre. Peut-être le vertueux et solide Pierre Huguenin n’eût-il pas été mieux trempé pour une pareille épreuve. Peut-être n’eût-il pas aimé d’une manière plus exquise, si, au lieu de rencontrer une âme apostolique comme celle d’Yseult, il eût été livré aux mêmes séductions que son ami. Quoi qu’il en soit, le Corinthien se corrompit rapidement dans son bonheur, et la pauvre Joséphine, tout en y portant l’abandon et l’ingénuité de sa douce nature, fut pour lui la pomme fatale qui, du jardin céleste de l’adolescence, devait l’envoyer en exil sur le désert aride de la vie positive.