Un orage avait renversé la volière du parc réservé. Yseult parut tenir extraordinairement à ses oiseaux, et demanda à Pierre Huguenin de leur construite une nouvelle demeure. Il fit sur-le-champ le dessin d’un joli petit temple en bois et en fil d’archal, qui devait enfermer le bassin et le jet d’eau, avec ses grandes marges de gazon, de roseaux et de mousses pour les oiseaux aquatiques. Des arbustes d’une assez belle taille devaient tenir tout entiers dans cette cage spacieuse; des plantes grimpantes devaient l’envelopper d’un réseau extérieur de verdure; enfin un grand parasol de zinc devait préserver de la pluie et du soleil trop ardent les oiseaux délicats des régions étrangères.
L’impatience qu’Yseult témoignait de voir élever ce monument ornithologique engagea le père Huguenin à consentir à ce que son fils et le Berrichon s’y consacrassent pendant quelques jours. Une quinzaine devait suffire à ce travail. Mais il dura bien davantage.
D’abord le Berrichon n’y entendait rien du tout. Il eut beau affirmer que Pierre était plus difficile que de coutume, et déclarer qu’il y avait de l’injustice à lui faire recommencer minutieusement des pièces qu’il avait établies avec tout le soin possible, Pierre lui prouvant avec douceur, mais avec persévérance, que cet ouvrage était trop délicat pour lui, l’employa seulement à lui préparer les pièces dans l’atelier, et à courir de tous les côtés pour lui faire cent commissions par jour. Il l’envoya trois fois à la ville voisine pour lui chercher du fil de fer. Le premier était trop fin, le second trop gros, le troisième n’était ni assez fin ni assez gros. Du moins, c’était ainsi que le Berrichon dans son naïf mécontentement, racontait la chose au Corinthien, au grand divertissement de celui-ci. C’est que, lorsque la Clef-des -cœurs assistait Pierre tout le jour, mademoiselle de Villepreux ne venait examiner l’ouvrage qu’une ou deux fois; et quand Pierre était seul, elle y venait trois ou quatre fois, et restait plus longtemps. Elle n’était pas seule dans les commencements. La marquise ou son père l’accompagnait, et presque toujours le jardinier était dans le parterre. Mais peu à peu elle s’habitua à venir seule, et à rester, même après le coucher du soleil et le départ du jardinier. Pierre voyait bien qu’elle commençait à s’affranchir, sans y prendre garde, de ce joug des convenances auquel jusque-là elle s’était aveuglément soumise. Il lui en avait su gré alors; car il avait compris qu’elle ne le traitait pas comme une chose, mais comme un homme, et que cette chaste réserve témoignait, non de la méfiance, mais une sorte de respect pour sa position: c’était comme une longue et délicate réparation qu’elle lui avait donnée du mot mémorable de la tourelle. Mais lorsqu’elle oublia ce parti pris, et ne craignit plus de rester seule avec lui dans le parc réservé, il lui en sut encore plus de gré; car c’était la marque d’une sainte confiance et d’une tranquillité d’âme presque fraternelle. Pierre, loin de souffrir de ces relations calmes et pures, les bénissait et les chérissait, n’en rêvant pas d’autres, et n’aspirant pas au bonheur dangereux qui enfiévrait le Corinthien. Il aimait trop pour désirer. Yseult lui apparaissait comme un être céleste qu’il aurait craint de profaner en effleurant seulement les plis de sa robe. Il tremblait bien de tout son corps en la voyant venir du fond de l’allée, et sa main pouvait à peine alors soutenir le poids du maillet ou du ciseau. Lorsqu’il l’entendait nommer, une rougeur brûlante montait à son visage; et si parfois les songes de la nuit lui apportaient son fantôme à travers un délire involontaire, une sorte de honte douloureuse penchait son front le lendemain, et tenait ses yeux baissés devant elle. Mais lorsqu’elle lui adressait la parole, elle remuait toute son âme, et la faisait remonter à ces hautes régions de l’enthousiasme, où il n’y a plus ni trouble ni terreurs, parce qu’il y a le sentiment d’un hymen intellectuel légitime autant qu’indissoluble.
Personne ne songeait à incriminer ces relations, ou plutôt personne ne les avait remarquées. On savait que le comte avait élevé sa fille dans des idées et des habitudes d’une certaine égalité avec tout le monde. D’ailleurs les allures d’indépendance qu’il lui avait données et qui avait fait d’elle une personne si naturelle et si calme, écartaient toute supposition fâcheuse. Les serviteurs, aussi bien que les voisins, avaient un respect ou une indifférence d’instinct pour cette humeur grave et solitaire qu’ils ne comprenaient pas, et qu’ils attribuaient à une langueur organique. Sa pâleur faisait dire d’elle, depuis qu’elle était au monde: «Cet enfant ne vivra pas.» Et pourtant elle n’avait jamais été malade; mais comme elle n’avait point eu la gaieté impétueuse de l’enfance, on ne supposait pas que ses passions dussent jamais prendre l’essor, et qu’ayant oublié d’être petite fille elle pût s’aviser d’être femme. Telle était l’opinion de ceux qui l’avaient vue naître et se développer. Quant à ceux qui, ne la connaissant point, ils auraient volontiers bâti sur son compte de plus beaux romans, selon eux, qu’une intrigue avec un garçon menuisier.
Il arriva qu’à la fête du village Pierre entendit quelques paroles indiscrètement curieuses à ce sujet, et ne put se défendre de les relever. Le lendemain, tandis qu’il travaillait à la volière, Yseult vint, comme de coutume, jouer avec son chevreuil apprivoisé qui vivait dans le parc réservé, et donner la becquée à ses jeunes oiseaux qu’elle élevait dans des cages provisoires. Puis elle prit son livre, et fit quelques tours le long de ses plates-bandes; et enfin elle revint auprès de Pierre, à qui elle avait souhaité seulement le bonjour, et se décida à entamer la conversation. Pierre voyait bien qu’il y avait quelque chose d’insolite dans sa manière d’être: car elle avait l’habitude de l’aborder plus ouvertement, de lui demander des nouvelles de son père et de lui raconter les nouvelles des journaux, tandis qu’il l’aidait à détacher le chevreuil ou à refermer les cages. – Maître Pierre, lui dit-elle en souriant avec finesse, j’ai aujourd’hui une fantaisie; c’est de savoir ce qu’on dit de moi dans le pays. – Comment pourrais-je vous l’apprendre, mademoiselle? répondit Pierre, surpris et intimidé de cette demande. – Oh! vous le pouvez très bien, reprit-elle avec enjouement, car vous le savez; et il paraît même que vous avez la bonté d’être mon champion quelquefois. Julie a raconté à ma cousine que vous aviez réduit au silence, hier, sous la ramée, deux jeunes gens qui parlaient de moi assez singulièrement. Mais son récit était si bien tourné que madame des Frenays n’y a presque rien compris. Ne pourriez-vous pas me dire tout simplement ce que l’on disait de moi, et à quel propos vous vous êtes déclaré mon défenseur? – Je dois peut-être vus demander pardon de l’avoir fait, répondit Pierre avec embarras; car il est des personnes tellement au-dessus des atteintes de la sottise, que c’est presque les outrager que de les défendre. – C’est égal, reprit mademoiselle de Villepreux, je sais que vous avez plaidé ma cause avec zèle, et j’en suis reconnaissante; mais je veux savoir de quoi j’étais accusée. Vraiment, ne refusez pas de contenter ma curiosité.
Pierre était de plus en plus troublé, et ne savait comment raconter l’affaire. Yseult insistait avec une gaieté de sang-froid qui lui était propre, et, pour mieux écouter, venait de s’asseoir posément sur une chaise rustique avec un certain air moitié sœur, moitié reine, qu’elle seule au monde savait conserver dans les moindres actes de sa vie. Forcé dans ses derniers retranchements, et sentant bien qu’il lui devait rendre compte de sa conduite dans une circonstance où il avait publiquement parlé d’elle, il s’arma de résolution; et, tâchant d’être gai, quoiqu’il tremblât et souffrît mille tortures, il lui raconta ainsi l’anecdote de la veille: – J’étais assis sous la ramée avec le Corinthien et quelques autres de mes amis, lorsque plusieurs jeunes gens, clercs de notaire ou fils de fermiers des environs, sont venus boire de la bière à côté de nous. Ils nous ont adressé la parole les premiers, et, après beaucoup de questions oiseuses, ils nous ont demandé si les jeunes dames du château dansaient dans les fêtes du village, et si l’on pouvait les inviter. Vous veniez de passer près de la ramée avec M. le comte et madame la marquise des Frenays. Le Corinthien a pris sur lui de répondre que vous ne dansiez ni l’une ni l’autre. Je ne sais s’il a bien fait, et s’il n’eût pas été mieux de dire qu’il n’en savait rien. C’est du moins là ce que j’aurais répondu à sa place. Un de ces messieurs a dit alors que madame des Frenays dansait tous les dimanches dans la garenne avec les paysans, qu’il en était bien sûr, et même qu’on lui avait dit qu’elle dansait à ravir. Le Corinthien n’aimait pas la figure de ce monsieur; il est certain qu’il avait le ton assez impertinent, et que, chaque fois qu’il mettait son coude sur la table, il dérangeait notre nappe et faisait tomber quelque chose. Le Berrichon avait ramassé son couteau trois fois, et il perdait patience encore plus que le Corinthien. Et comme ce monsieur, qui est, je crois, un maquignon, insistait toujours sur le même point, et disait qu’Amaury lui avait mal répondu, le Berrichon s’est mêlé de la conversation, et a prétendue que, si la marquise dansait avec les gens du village, ce n’était pas une raison pour danser avec des étrangers… Mais vraiment je ne vois pas, mademoiselle, en quoi cette histoire peut vous intéresser.
– Elle m’intéresse beaucoup, au contraire, et je vous supplie de continuer, dit Yseult. Et, comme Pierre hésitait, elle ajouta pour l’aider: – Ces beaux messieurs on dit alors que, si nous ne dansions pas avec les étrangers, c’est que nous étions des bégueules impertinentes… Allons, dites tout; vous voyez bien que cela m’amuse et ne peut me fâcher.
– Eh bien, soit! Ils ont dit cela, puisque vous voulez absolument le savoir.
– Et ils ont dit encore autre chose?
– Je ne m’en souviens pas.
– Ah! vous me trompez, maître Pierre! Ils ont dit de moi en particulier que j’avais tort de faire la princesse, car on savait bien mon histoire.