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CHAPITRE XXIII

Ce jour-là la marquise n’avait pas dîné au château. Elle avait été rendre visite à une de ses parentes établie dans une petite ville des environs. Elle était partie le matin dans une légère calèche découverte traînée par un seul cheval, et accompagnée d’un seul domestique qui menait la voiture.

Joséphine fut retenue à dîner par sa cousine, et ne put reprendre le chemin de Villepreux que vers la chute du jour. Elle remarqua avec une certaine inquiétude, en montant en voiture, que Wolf, le cocher, avait la voix haute et le teint fort animé. Cette inquiétude augmenta lorsqu’elle le vit descendre rapidement la rue mal pavée de la ville, frisant les bornes avec cette audace et ce rare bonheur qui accompagnent souvent les gens ivres. Le fait est que Wolf avait rencontré des amis : expression consacrée chez les ivrognes pour expliquer et justifier leurs fréquentes mésaventures. Ces braves gens-là ont tant d’amis qu’ils n’en savent pas le compte, et qu’on ne saurait aller nulle part avec eux qu’ils n’en rencontrent quelques-uns.

Au bout de deux cents pas, Wolf, et par suite la calèche et la marquise, avaient déjà échappé par miracle à tant de désastres, qu’il était à craindre que la Providence ne vînt à se lasser. En vain Joséphine lui commandait et le conjurait d’aller plus doucement; il n’en tenait compte, et semblait donner des ailes au tranquille cheval qu’il conduisait. Heureusement peut-être le ciel lui inspira l’idée de remettre une mèche à son fouet, et de s’arrêter, à cet effet, devant la porte d’une petite maison située à la sortie du faubourg et décorée de cette inscription: Le père Labrique, maréchal-ferrant, toge à pied et à cheval, vend son, foin, avoine, etc.

La nuit tombait toujours, et la peur de Joséphine allait en augmentant. Dès qu’elle vit l’Automédon à bas de son siège, occupé à discourir avec les gens de la maison qui lui apportaient en même temps une mèche de fouet et un petit verre d’eau-de-vie, elle résolut de descendre de la voiture et de retourner à la ville demander à sa cousine un homme pour la conduire, ou l’hospitalité jusqu’au lendemain. Il n’y avait pas à espérer que Wolf, qui avait, comme de juste, la prétention d’être absolument à jeun, consentît à écouter ses plaintes. Elle appela donc quelqu’un pour lui ouvrir la portière. Monsieur, cria-t-elle à tout hasard à un homme qu’elle vit arrêté au milieu du chemin, ayez l’obligeance de m’aider à sortir de ma voiture. Avant qu’elle eût achevé sa phrase, la portière était ouverte, et un cavalier respectueux et empressé lui offrait la main. C’était le Corinthien.

– Vous ici? s’écria la marquise avec plus de joie que de prudence.

– Je vous attendais au passage, répondit Amaury en baissant la voix.

La marquise, troublée, s’arrêta, un pied hors de la voiture, une main dans celle d’Amaury.

– Je ne sais ce que vous voulez dire, reprit-elle d’une voix tremblante. Comment et pourquoi m’attendiez-vous?

– J’étais venu ici dans la journée pour faire quelques emplettes qui concernent mon état. Je me suis trouvé à dîner dans ce cabaret en même temps que M. Wolf, votre cocher. Je l’ai vu si bien boire que je me suis inquiété de la manière dont il conduirait votre voiture, et j’attendais ici pour voir s’il irait droit, et si vous ne seriez pas en danger de verser.

– Il est dans un état d’ivresse intolérable, répondit la marquise; et si vous aviez la bonté de me reconduire à la ville…

– Et pourquoi pas au château? répondit le Corinthien. Je n’ai jamais conduit une calèche; mais j’ai su conduire une carriole dans l’occasion, et il ne me semble pas que cela soit bien différent.

– Vous n’auriez pas de répugnance à monter sur le siège?

– J’en aurais eu beaucoup dans une autre occasion, répondit le Corinthien en souriant; mais je ne m’en sens aucune dans ce moment-ci.

Joséphine comprit, et se sentit partagée entre l’épouvante de ce qui se passait en elle et l’irrésistible désir d’accepter l’offre d’Amaury; et ce n’était pas la peur seule qui l’y poussait.

– Mais comment faire? dit-elle. Il n’y a qu’une place possible sur le siège, et jamais Wolf ne voudra monter derrière la voiture. Il est plein d’amour-propre, et ne se croit pas gris le moins du monde; il va faire un esclandre. Cet homme me fait une peur affreuse. J’aimerais mieux m’en retourner à pied au château que de me laisser conduire par lui.

– J’aimerais mieux traîner la voiture que de vous laisser faire cinq lieues à pied, répondit le Corinthien.

– Eh bien! nous le laisserons ici, dit Joséphine, dont les joues étaient brûlantes. Sauvons-nous!

– Sauvons nous! dit le Corinthien. Le voilà qui entre dans le cabaret; nous serons loin avant qu’il ait songé à en sortir.

Il referma précipitamment la portière, s’élança sur le siège, s’empara du fouet et des rênes, et partit comme un trait, sans donner à la marquise le temps de la réflexion.

Le Corinthien descendit la côte certainement avec plus de témérité que Wolf ne l’eût descendue; et pourtant Joséphine n’avait pas peur; et pourtant ce pauvre Wolf n’était pas le plus ivre des trois.

Quand on fut au bas de la côte, il fallut la remonter, et là il était impossible au cheval d’aller au trot. D’ailleurs n’avait-on pas assez d’avance pour laisser respirer cette pauvre bête? Mais la marquise n’était pas encore tranquille. Cet homme ivre pouvait courir après la voiture, réclamer son fouet et son siège dont il était aussi jaloux qu’un roi peut l’être de son trône et de son sceptre, enfin le disputer de vive force à l’usurpateur. La marquise frémissait à l’idée d’une pareille scène, et, dans son inquiétude, il était assez naturel qu’elle s’agitât dans la voiture, qu’elle changeât de place, qu’elle s’assît même sur la banquette de devant pour regarder si quelqu’un n’accourait pas par derrière. Il était naturel aussi que le Corinthien se retournât de temps en temps, et appuyât son coude sur le dossier de devant de la calèche, pour rassurer la marquise et pour répondre à ses fréquentes interrogations. Enfin cette rencontre inattendue, cette brusque détermination et cette fuite précipitée étaient bien assez étranges pour qu’on se récriât un peu, et pour qu’on échangeât quelques éclaircissements.

Joséphine, qui n’avait jamais pu se défaire de cette naïveté bourgeoise qu’on appelle inconvenance dans le grand monde, laissa échapper une réflexion qui faisait faire, d’un saut, bien du chemin à la conversation.

– Mais, mon Dieu! s’écria-t-elle, que va-t-on dire de moi dans la ville quand ce domestique aura crié dans tout le cabaret et dans tout le faubourg que je me suis enfuie sans lui? Et que va-t-on penser au château quand on va me voir arriver seule avec vous?

Pierre Huguenin, en pareille circonstance, eût répondu, avec un peu d’amertume, qu’on ne songerait pas seulement à s’en étonner. Moins fier et en même temps moins modeste, Amaury ne pensa qu’à éloigner les inquiétudes de la marquise.

– Je vous conduira jusqu’à la porte du château, répondit-il, et là je me sauverai sans qu’on me voie. Vous monterez sur le siège, vous prendrez les rênes, et vous direz aux domestique qui viendront ouvrir que Wolf s’est oublié au cabaret, que vous aviez de bonnes raisons pour ne pas vous fier à lui, et que vous avez conduit la voiture vous-même.

– Personne ne le croira. On me sait si peureuse!

– La peur peut donner du courage. Entre deux dangers on choisit le moindre. Voyez, madame, je vous dis des proverbes comme Sancho, pour vous faire rire; mais vous ne riez pas, vous avez toujours peur.

– Vous ne comprenez pas cela, vous, monsieur Amaury! Les femmes sont si malheureuses, si esclaves, si aisément sacrifiées dans le monde où je vis!

– Malheureuses, esclaves, vous? Je croyais que vous étiez toutes des reines.

– Et qui vous le faisait croire?

– Vous êtes toutes si belles, si bien parées! vous avez l’air toujours si animé, si heureux!

– Vraiment, vous me trouvez cet air-là?

– Je vous ai toujours vu le sourire sur les lèvres, et votre teint est toujours si pur, vos manières si gracieuses… Je vous dis cela, madame la marquise, sans savoir si je m’exprime convenablement, et m’attendant toujours à vous faire rire, comme Sancho parlant à la duchesse.

– Ne me parlez pas ainsi, Amaury; c’est vous qui avez l’air de vous moquer de moi.

Amaury, qui s’était fait violence pour causer gaiement, se sentit trop ému pour continuer sur ce ton, mais pas assez hardi pour parler sérieusement. Ils tombèrent tous deux dans un profond silence, et ils ne se comprirent que mieux. Qu’avaient-ils à s’apprendre l’un à l’autre? Ils ne s’étaient encore rien dit, et ils savaient pourtant bien qu’ils s’aimaient. Amaury sentait qu’il n’y avait plus entre eux qu’un mot à échanger; mais là le courage manquait de part et d’autre.

– Mon Dieu! monsieur Amaury, dit la marquise qui s’était remise au fond de la voiture, il me semble que nous avons passé le chemin de traverse. Nous devions prendre à gauche. Connaissez-vous le chemin? Et elle se remit sur le devant de la voiture.

– Je l’ai fait ce matin pour la première fois, répondit le Corinthien; mais il me semble que le cheval nous conduira de lui-même, à moins qu’il ne soit dans le même cas que moi.