Anna r?pondit:

– Je ne sais pas.

Il dit brutalement:

– Qu’est-ce que vous avez dans le corps, pour chanter ainsi?

Elle r?pondit:

– J’ai ce que vous me faites chanter.

– Oui? Eh bien, il n’y est pas d?plac?. Je me demande si c’est moi qui l’ai cr??, ou si c’est vous. Vous pensez donc des choses comme cela, vous?

– Je ne sais pas. Je crois qu’on n’est plus soi, quand on chante.

– Et moi, je crois que c’est alors seulement que vous ?tes vous.

Ils se turent. Elle avait les joues moites d’une l?g?re bu?e. Son sein se soulevait, en silence. Elle fixait la lumi?re des flambeaux, et grattait machinalement la bougie qui avait coul? sur le rebord du chandelier. Il tapotait les touches, en la regardant. Ils se dirent encore quelques mots g?n?s, d’un ton rude, puis essay?rent des paroles banales, et se turent tout ? fait, craignant d’approfondir…

Le lendemain, ils se parl?rent ? peine, ils se regardaient ? la d?rob?e, avec une sorte de peur. Mais ils prirent l’habitude de faire, le soir, de la musique ensemble. Ils en firent m?me bient?t dans l’apr?s-midi; et chaque jour, davantage. Toujours la m?me passion incompr?hensible s’emparait d’elle, d?s les premiers accords, la br?lait de la t?te aux pieds, et faisait de cette bourgeoise pi?tiste, pour le temps que durait la musique, une V?nus imp?rieuse, l’incarnation de toutes les fureurs de l’?me.

Braun, ?tonn? de l’engouement subit d’Anna pour le chant, n’avait pas pris la peine de chercher l’explication de ce caprice de femme; il assistait ? ces petits concerts, marquait la mesure avec sa t?te, donnait son avis, et ?tait parfaitement heureux, quoiqu’il e?t pr?f?r? une musique plus douce: cette d?pense de forces lui paraissait exag?r?e. Christophe respirait dans l’air un danger; mais la t?te lui tournait: affaibli par la crise qu’il venait de traverser, il ne r?sistait pas; il perdait conscience de ce qui se passait en lui, et il ne voulait pas savoir ce qui se passait dans Anna. Une apr?s-midi, au milieu d’un morceau, d?bordant d’ardeurs fr?n?tiques, elle s’interrompit et, sans explication, elle sortit de la pi?ce. Christophe l’attendit: elle ne reparut plus. Une demi-heure apr?s, comme il passait dans le corridor, pr?s de la chambre d’Anna, par la porte entr’ouverte il l’aper?ut au fond, absorb?e dans des pri?res mornes, la figure glac?e.

Cependant, un peu, tr?s peu de confiance s’insinuait entre eux. Il t?chait de la faire parler de son pass?; elle ne disait que des choses banales; ? grand’peine, il lui arrachait morceau par morceau quelques d?tails pr?cis. Gr?ce ? la bonhomie, facilement indiscr?te, de Braun il r?ussit ? entrevoir le secret de sa vie.

Elle ?tait n?e dans la ville. De son nom de famille, elle s’appelait Anna-Maria Senfl. Son p?re, Martin Senfl, appartenait ? une vieille maison de marchands, s?culaire et millionnaire, o? l’orgueil de caste et le rigorisme religieux ?taient mont?s en graine. D’esprit aventureux, il avait, comme beaucoup de ses compatriotes, pass? plusieurs ann?es au loin, en Orient, en Am?rique du Sud; il avait m?me fait des explorations hardies au centre de l’Asie, o? le poussaient ? la fois les int?r?ts commerciaux de sa maison, l’amour de la science, et son propre plaisir. ? rouler ? travers le monde, non seulement il n’avait pas amass? mousse, mais il s’?tait d?fait de celle qui le couvrait, de tous ses vieux pr?jug?s. Si bien que, de retour au pays, ?tant de temp?rament chaud et d’esprit ent?t?, il ?pousa, aux protestations indign?es des siens, la fille d’un fermier des environs, de r?putation douteuse, qu’il avait commenc? par prendre comme ma?tresse. Ce mariage avait ?t? le seul moyen qu’il e?t trouv? pour garder ? soi cette belle fille, dont il ne pouvait plus se passer. La famille, apr?s avoir mis vainement son veto, se ferma tout enti?re ? celui qui m?connaissait son autorit? sacro-sainte. – La ville, – tous ceux qui comptaient, se montrant, comme d’habitude, solidaires pour ce qui touchait ? la dignit? morale de la communaut?, prirent parti en masse contre le couple imprudent. L’explorateur apprit ? ses d?pens qu’il n’y a pas moins de p?ril ? contrecarrer les pr?jug?s des gens, au pays des sectateurs du Christ que chez ceux du grand Lama. Il n’?tait pas assez fort pour pouvoir se passer de l’opinion du monde. Il avait plus qu’entam? sa portion de fortune; il ne trouva d’emploi nulle part: tout lui ?tait ferm?. Il s’usa en col?res inutiles contre les avanies de la ville implacable. Sa sant?, min?e par les exc?s et par les fi?vres, n’y r?sista point. Il mourut d’un coup de sang, cinq mois apr?s le mariage. Quatre mois plus tard, sa femme, bonne personne, mais faible et de peu de cervelle, qui depuis ses noces n’avait pass? aucun jour sans pleurer, mourait en couches, jetant sur la rive qu’elle quittait la petite Anna.

La m?re de Martin vivait. Elle n’avait rien pardonn?, m?me sur le lit de mort, ? son fils, ni ? celle qu’elle n’avait pas voulu reconna?tre pour sa bru. Mais quand celle-ci ne f?t plus, – la vengeance divine ?tant assouvie, – elle prit l’enfant et la garda. C ’?tait une femme d’une d?votion ?troite; riche et avare, elle tenait un magasin de soieries dans une rue sombre de la vieille ville. Elle traita la fille de son fils moins comme sa petite fille que comme une orpheline qu’on recueille par charit? et qui vous doit en ?change une demi-domesticit?. Pourtant, elle lui fit donner une ?ducation soign?e; mais elle ne se d?partit jamais envers elle d’une rigueur m?fiante, il semblait qu’elle consid?r?t l’enfant comme coupable du p?ch? de ses parents et qu’elle s’acharn?t ? poursuivre le p?ch? en elle. Elle ne lui permit aucune distraction; elle traquait la nature comme un crime, dans ses gestes, ses paroles, jusque dans ses pens?es. Elle tua la joie dans cette jeune vie. Anna f?t habitu?e, de bonne heure, ? s’ennuyer au temple et ? ne pas le montrer; elle fut environn?e des terreurs de l’enfer; ses yeux d’enfant aux paupi?res sournoises les voyaient chaque dimanche, ? la porte du vieux M?nster , sous la forme des statues immodestes et contorsionn?es qu’un feu br?le entre les jambes et sur qui montent, le long des cuisses, des crapauds et des serpents. Elle s’accoutuma ? refouler ses instincts, ? se mentir ? elle-m?me. D?s qu’elle f?t d’?ge ? aider sa grand-m?re, elle f?t employ?e, du matin au soir, dans l’obscur magasin. Elle prit les habitudes qui r?gnaient autour d’elle, cet esprit d’ordre, d’?conomie morose, de privations inutiles, cette indiff?rence ennuy?e, cette conception m?prisante et maussade de la vie, cons?quence naturelle des croyances religieuses, chez ceux qui ne sont pas naturellement religieux. Elle s’absorba dans la d?votion, au point de para?tre exag?r?e m?me ? la vieille femme; elle abusait des je?nes et des mac?rations; pendant un certain temps, elle s’avisa de porter un corset garni d’?pingles qui s’enfon?aient dans la chair, ? chaque mouvement. On la voyait p?lir; on ne savait ce qu’elle avait. ? la fin, comme elle d?faillait, on fit venir un m?decin. Elle refusa de se laisser examiner – (elle f?t morte plut?t que de se d?shabiller devant un homme); – mais elle avoua; et le m?decin fit une sc?ne si violente qu’elle promit de ne plus recommencer. La grand’m?re, pour plus de s?ret?, soumit d?s lors sa toilette ? des inspections. Anna ne trouvait pas ? ces tortures, comme on aurait pu croire, une jouissance mystique; elle avait peu d’imagination, elle n’e?t compris la po?sie d’un Fran?ois d’Assise, ou d’une sainte Th?r?se. Sa d?votion ?tait triste et mat?rielle. Quand elle se pers?cutait, ce n’?tait pas pour les avantages qu’elle en entendait dans la vie future, c’?tait par un ennui cruel qui se retournait contre elle, trouvant un plaisir presque m?chant au mal qu’elle se faisait. Par une exception singuli?re, cet esprit dur et froid, comme celui de l’a?eule, s’ouvrait ? la musique, sans qu’elle s?t jusqu’? quelle profondeur. Elle ?tait ferm?e aux autres arts; elle n’avait peut-?tre jamais regard? un tableau; elle semblait n’avoir aucun sens de la beaut? plastique, tant elle manquait de go?t, par indiff?rence orgueilleuse; l’id?e d’un beau corps n’?veillait en elle que l’id?e de la nudit?, c’est-?-dire, comme chez le paysan dont parle Tolstoy, un sentiment de r?pugnance; ce d?go?t ?tait d’autant plus fort chez Anna, qu’elle percevait obscur?ment dans ses rapports avec les ?tres qui lui plaisaient le sourd aiguillon du d?sir beaucoup plus que la tranquille impression de jugements esth?tiques. Elle ne se doutait pas plus de sa beaut? que de la force de ses instincts refoul?s; ou plut?t, elle ne voulait pas le savoir, et, avec l’habitude du mensonge int?rieur, elle r?ussissait ? se donner le change.

Braun la rencontra, ? un d?ner de mariage o? elle se trouvait, d’une fa?on exceptionnelle: car on ne l’invitait gu?re ? cause de la mauvaise r?putation que continuait de lui faire l’ind?cence de son origine. Elle avait vingt-deux ans. Il la remarqua. Ce n’?tait point qu’elle cherch?t ? se faire remarquer. Assise ? c?t? de lui ? table, raide et mal fagot?e, elle ouvrit ? peine la bouche pour parler. Mais Braun, qui ne cessa de causer avec elle, c’est-?-dire tout seul, pendant tout le repas, revint enthousiasm?. Avec sa p?n?tration ordinaire, il avait ?t? frapp? de la candeur virginale de sa voisine; il avait admir? son bon sens et son calme; il appr?ciait aussi sa belle sant? et les solides qualit?s de m?nag?re qu’elle paraissait avoir. Il fit visite ? la grand’m?re, revint, fit sa demande, et f?t agr??. Point de dot: Mme Senfl l?guait ? la ville, pour des missions commerciales, la fortune de sa maison.

? aucun moment, la jeune femme n’avait eu d’amour pour son mari: c’?tait l? une pens?e dont il ne lui semblait pas qu’il d?t ?tre question dans une vie honn?te, et qu’il fallait plut?t ?carter comme coupable. Mais elle savait le prix de la bont? de Braun; elle lui ?tait reconnaissante, sans le lui montrer, de ce qu’il l’avait ?pous?e malgr? son origine douteuse. Elle avait d’ailleurs un fort sentiment de l’honneur conjugal. Depuis sept ans qu’ils ?taient mari?s, rien n’avait troubl? leur union. Ils vivaient l’un ? c?t? de l’autre, ne se comprenaient point, et ne s’en inqui?taient point: ils ?taient aux yeux du monde, le type d’un m?nage mod?le. Ils sortaient peu de chez eux. Braun avait une client?le assez nombreuse; mais il n’avait pas r?ussi ? y faire agr?er sa femme. Elle ne plaisait point; et la tache de sa naissance n’?tait pas encore tout ? fait effac?e. Anna, de son c?t?, ne faisait nul effort pour ?tre admise. Elle gardait rancune des d?dains qui avaient attrist? son enfance. Puis, elle ?tait g?n?e dans le monde, et ne se plaignait pas qu’on l’oubli?t. Elle faisait et recevait les visites indispensables, qu’exigeait l’int?r?t de son mari. Les visiteuses ?taient de petites bourgeoises curieuses et m?disantes. Leurs comm?rages n’avaient aucun int?r?t pour Anna; elle ne prenait pas la peine de dissimuler son indiff?rence. Cela ne pardonne point. Aussi, les visites s’espa?aient, et Anna restait seule. C’?tait ce qu’elle voulait: rien ne venait plus troubler le r?ve qu’elle ruminait, et le bourdonnement obscur de sa chair.