Olivier avait aussi pass? par des ?preuves semblables; mais jamais il n’avait pu en prendre son parti, ni pour lui, ni pour les autres. Il avait horreur de cette mis?re o? la vie de sa ch?re Antoinette s’?tait consum?e. Apr?s qu’il avait ?pous? Jacqueline, quand il s’?tait laiss? amollir par la richesse et par l’amour, il avait eu h?te d’?carter le souvenir des tristes ann?es o? sa s?ur et lui s’?puisaient ? gagner chaque jour, leur droit ? vivre le lendemain, sans savoir s’ils y r?ussiraient. Ces images reparaissaient, ? pr?sent qu’il n’avait plus son ?go?sme d’amour ? sauvegarder. Au lieu de fuir le visage de la souffrance, il se mit ? sa recherche. Il n’avait pas beaucoup de chemin ? faire pour la trouver. Dans son ?tat d’esprit, il devait la voir partout. Elle remplissait le monde. Le monde, cet h?pital… ? douleurs, agonies! Tortures de chair bless?e, pantelante, qui pourrit vivante! Supplices silencieux des c?urs que le chagrin consume! Enfants priv?s de tendresse, filles priv?es d’espoir, femmes s?duites et trahies, hommes d??us dans leurs amiti?s, leurs amours et leur foi, lamentable cort?ge des malheureux que la vie a meurtris! Le plus atroce n’est pas la mis?re et la maladie; c’est la cruaut? des hommes, les uns envers les autres. ? peine Olivier eut-il lev? la trappe qui fermait l’enfer humain que monta vers lui la clameur de tous les opprim?s, prol?taires exploit?s, peuples pers?cut?s, l’Arm?nie massacr?e, la Finlande ?touff?e, la Pologne ?cartel?e, la Russie martyris?e, l’Afrique livr?e en cur?e aux loups europ?ens, les mis?rables de tout le genre humain. Il en f?t suffoqu?; il l’entendait partout, il ne pouvait plus concevoir qu’on pens?t ? autre chose. Il en parlait sans cesse ? Christophe. Christophe, troubl?, disait:

– Tais-toi! laisse-moi travailler.

Et comme il avait peine ? reprendre son ?quilibre il s’irritait, jurait:

– Au diable! Ma journ?e est perdue! Te voil? bien avanc?.

Olivier s’excusait.

– Mon petit, disait Christophe, il ne faut pas toujours regarder dans le gouffre. On ne peut plus vivre.

– Il faut tendre la main ? ceux qui sont dans le gouffre.

– Sans doute. Mais comment? En nous-y jetant aussi? Car c’est cela que tu veux. Tu as une propension ? ne plus voir dans la vie que ce qu’elle a de triste. Que le bon Dieu te b?nisse! Ce pessimisme est charitable, assur?ment; mais il est d?primant. Veux-tu du bonheur? D’abord, sois heureux!

– Heureux! Comment peut-on avoir le c?ur de l’?tre, quand on voit tant de souffrances? Il ne peut y avoir de bonheur qu’? t?cher de les diminuer.

– Fort bien. Mais ce n’est pas en allant me battre ? tort et ? travers que j’aiderai les malheureux. Un mauvais soldat de plus, ce n’est gu?re. Mais je puis consoler par mon art, r?pandre la force et la joie. Sais-tu combien de mis?rables ont ?t? soutenus dans leurs peines par la beaut? d’une chanson ail?e? ? chacun son m?tier! Vous autres de France, en g?n?reux hurluberlus, vous ?tes toujours les premiers ? manifester contre toutes les injustices, d’Espagne ou de Russie, sans savoir au juste de quoi il s’agit. Je vous aime pour cela. Mais croyez-vous que vous avanciez les choses. Vous vous y jetez en brouillons, et le r?sultat est nul, – quand il n’est pas pire… Et vois, jamais votre art n’a ?t? plus fade qu’en ce temps o? vos artistes pr?tendent se m?ler ? l’action universelle. ?trange, que tant de petits-ma?tres dilettantes et rou?s s’?rigent en ap?tres! Ils feraient beaucoup mieux de verser ? leur peuple un vin moins frelat?. – Mon premier devoir, c’est de bien faire ce que je fais, et de vous fabriquer une musique saine, qui vous redonne du sang et mette en vous du soleil.

*

Pour r?pandre le soleil sur les autres, il faut l’avoir en soi. Olivier en manquait. Comme les meilleurs d’aujourd’hui, il n’?tait pas assez fort pour rayonner la force, ? lui tout seul. Il ne l’aurait pu qu’en s’unissant avec d’autres. Mais avec qui s’unir? Libre d’esprit et religieux de c?ur, il ?tait rejet? de tous les partis politiques et religieux. Ils rivalisaient tous entre eux, d’intol?rance et d’?troitesse. D?s qu’ils avaient le pouvoir, c’?tait pour en abuser. Seuls, les opprim?s attiraient Olivier. En ceci du moins il partageait l’opinion de Christophe, qu’avant de combattre les injustices lointaines, on doit combattre les injustices prochaines, celles qui nous entourent et dont nous sommes plus ou moins responsables. Trop de gens se contentent, en protestant contre le mal commis par d’autres, sans songer ? celui qu’ils font.

Il s’occupa d’abord d’assistance aux pauvres. Son amie, madame Arnaud, faisait partie d’une ?uvre charitable. Olivier s’y fit admettre. Dans les premiers temps, il e?t plus d’un m?compte: les pauvres dont il dut se charger n’?taient pas tous dignes d’int?r?t; ou ils r?pondaient mal ? la sympathie, ils se m?fiaient de lui, ils lui restaient ferm?s. D’ailleurs, un intellectuel a peine ? se satisfaire de la charit? toute simple: elle arrose une si petite province du pays de mis?re! Son action est presque toujours morcel?e, fragmentaire; elle semble aller au hasard, et panser les blessures, au fur et ? mesure qu’elle en d?couvre; elle est, en g?n?ral, trop modeste et trop press?e pour s’aventurer jusqu’aux racines du mal. Or, c’est l? une recherche dont l’esprit d’Olivier ne pouvait se passer.

Il se mit ? ?tudier le probl?me de la mis?re sociale. Il ne manquait point de guides. En ce temps, la question sociale ?tait devenue une question de soci?t?. On en parlait dans les salons, dans les romans, au th??tre. Chacun avait la pr?tention de la conna?tre. Une partie de la jeunesse y d?pensait le meilleur de ses forces.

? toute g?n?ration nouvelle il faut une belle folie. M?me les plus ?go?stes parmi les jeunes gens ont un trop-plein de vie, un capital d’?nergie qui ne veut point rester improductif; ils cherchent ? le d?penser dans une action, ou – (plus prudemment) – dans une th?orie. Aviation ou R?volution. Le sport des muscles ou celui des id?es. On a besoin, quand on est jeune, de se donner l’illusion qu’on participe ? un grand mouvement de l’humanit?, qu’on renouvelle le monde. On a des sens qui vibrent ? tous les souffles de l’univers. On est si libre et si l?ger! On ne s’est pas encore charg? du lest d’une famille, on n’a rien, on ne risque gu?re. On est bien g?n?reux, quand on peut renoncer ? ce qu’on ne tient pas encore. Et puis, il est si bon d’aimer et de ha?r, et de croire qu’on transforme la terre avec des r?ves et des cris! Les jeunes gens sont comme des chiens aux ?coutes: ils fr?missent et ils aboient au vent. Une injustice commise, ? l’autre bout du monde, les faisait d?lirer…

Aboiements dans la nuit. D ’une ferme ? l’autre, au milieu des grands bois, ils se r?pondaient sans r?pit. La nuit ?tait agit?e. Il n’?tait pas facile de dormir, en ce temps-l?! Le vent charriait dans l’air l’?cho de tant d’injustices!… L’injustice est innombrable; pour rem?dier ? l’une, on risque d’en causer d’autres. Qu’est-ce que l’injustice? – Pour l’un, c’est la paix honteuse, la patrie d?membr?e. Pour l’autre, c’est la guerre. Pour celui-ci, c’est le pass? d?truit, c’est le prince banni; pour celui-l?, c’est l’?glise spoli?e; pour ce troisi?me, c’est l’avenir ?touff?, la libert? en danger. Pour le peuple, c’est l’in?galit?; et pour l’?lite, c’est l’?galit?. Il y a tant d’injustices diff?rentes que chaque ?poque choisit la sienne, – celle qu’elle combat, et celle qu’elle favorise.

? ce moment, le plus gros des efforts du monde ?taient tourn?s contre les injustices sociales, – et visaient inconsciemment ? en pr?parer de nouvelles.

Certes, ces injustices ?taient lourdes et s’?talaient aux yeux, depuis que la classe ouvri?re, croissant en nombre et en puissance, ?tait devenue un des rouages essentiels de l’?tat. Mais en d?pit des d?clamations de ses tribuns et ses bardes, la situation de cette classe n’?tait pas pire, elle ?tait meilleure qu’elle n’avait ?t? dans le pass?; et le changement ne venait pas de ce qu’elle souffrait plus, mais de ce qu’elle ?tait plus forte. Plus forte, par la force m?me du capital ennemi, par la fatalit? du d?veloppement ?conomique et industriel, qui avait rassembl? ces travailleurs en arm?es pr?tes au combat et, par le machinisme, qui leur avait mis les armes ? la main, avait fait de chaque contrema?tre un ma?tre qui commandait ? la lumi?re, ? la foudre, ? l’?nergie du monde. De cette masse ?norme de forces ?l?mentaires que des chefs depuis peu t?chaient d’organiser, se d?gageaient une chaleur de brasier, des ondes ?lectriques qui parcouraient le corps de la soci?t? humaine.

Ce n’?tait pas par sa justice, ou par la nouveaut? et la force de ses id?es que la cause de ce peuple remuait la bourgeoisie intelligente, bien qu’ils voulussent le croire. C’?tait par sa vitalit?.

Sa justice? Mille autres justices ?taient viol?es dans le monde, sans que le monde s’en ?m?t. Ses id?es? Des lambeaux de v?rit?s, ramass?es ?a et l?, ajust?es ? la taille d’une classe, aux d?pens des autres classes. Des credo absurdes comme tous les credo , – Droit divin des rois, Infaillibilit? des papes, R?gne du prol?tariat, Suffrage universel, ?galit? des hommes, – pareillement absurdes si l’on ne consid?re que leur valeur de raison, et non la force qui les anime. Qu’importait leur m?diocrit?? Les id?es ne conqui?rent pas le monde, en tant qu’id?es; mais en tant que forces. Elles ne prennent pas les hommes par leur contenu intellectuel, mais par le rayonnement vital, qui, ? certaines heures de l’histoire, s’en d?gage. On dirait un fumet qui monte: les odorats les plus grossiers en sont saisis. La plus sublime id?e restera sans effet, jusqu’au jour o? elle devient contagieuse, non par ses propres m?rites, mais par ceux des groupes humains qui l’incarnent et lui transfusent leur sang. Alors la plante dess?ch?e, la rose de J?richo, soudainement fleurit, grandit, remplit l’air de son ar?me violent. – Ces pens?es, dont l’?clatant drapeau menait les classes ouvri?res ? l’assaut de la citadelle bourgeoise, ?taient sorties du cerveau de r?veurs bourgeois. Tant qu’elles ?taient rest?es dans les livres des bourgeois, elles ?taient comme mortes: des objets de mus?e, des momies emmaillot?es dans des vitrines, que personne ne regarde. Mais aussit?t que le peuple s’en ?tait empar?, il les avait faites peuple, il y avait ajout? sa r?alit? fi?vreuse, qui les d?formait, et qui les animait, soufflant dans ces raisons abstraites les espoirs hallucin?s, un vent br?lant d’H?gire. Elle se propageait de l’un ? l’autre. On en ?tait touch?, sans savoir ni par qui, ni comment elles avaient ?t? apport?es. Les personnes ne comptaient gu?re. L’?pid?mie morale continuait de s’?tendre; et il se pouvait que des ?tres born?s la communiquassent ? des ?tres d’?lite. Chacun en ?tait porteur, ? son insu.