Elle cessa de chanter et alla se rasseoir, les mains pos?es sur ses genoux. Braun la complimenta; mais il trouvait qu’elle avait chant?, sans moelleux. Christophe ne lui dit rien. Il la contemplait. Elle souriait vaguement, sachant qu’il la regardait. Il y eut, ce soir-l?, un grand silence entre eux. Elle se rendait compte qu’elle venait de s’?lever au-dessus d’elle-m?me, ou peut-?tre, qu’elle avait ?t? «elle», pour la premi?re fois. Elle ignorait pourquoi.

*

? partir de ce jour, Christophe se mit ? observer attentivement Anna. Elle ?tait retomb?e dans son mutisme, sa froide indiff?rence et sa rage de travail, qui aga?ait jusqu’? son mari, et o? elle endormait les pens?es obscures de sa trouble nature. Christophe avait beau la guetter, il ne retrouvait plus en elle que la bourgeoise guind?e des premiers temps. ? des moments, elle restait absorb?e, sans rien faire, les yeux fixes. On la quittait ainsi, on la retrouvait ainsi, un quart d’heure apr?s: elle n’avait point boug?. Quand son mari lui demandait ? quoi elle pensait, elle s’?veillait de sa torpeur, souriait, et disait qu’elle ne pensait ? rien. Et elle ne disait rien.

Rien n’?tait capable de la faire sortir de sa tranquillit?. Un jour qu’elle faisait sa toilette, sa lampe ? alcool ?clata. En un instant, Anna fut entour?e de flammes. La domestique s’enfuit en hurlant au secours. Braun perdit la t?te, s’agita, poussa des cris, et faillit se trouver mal. Anna arracha les agrafes de son peignoir, fit couler de ses hanches sa jupe qui commen?ait ? br?ler, et la mit sous ses pieds. Quand Christophe accourut affol?, avec une carafe qu’il avait stupidement saisie, il vit Anna mont?e sur une chaise, en jupon et les bras nus, qui sans trouble ?teignait les rideaux en feu avec ses mains. Elle se br?la, n’en parla point, et parut seulement d?pit?e qu’on l’e?t vue en ce costume. Elle rougit, se cacha gauchement les ?paules avec ses bras, et s’en f?t, d’un air de dignit? offens?e, dans la chambre voisine. Christophe admira son calme; mais il n’aurait pu dire, si ce calme prouvait plus son courage, ou son insensibilit?. Il penchait pour la derni?re explication. En v?rit?, cette femme semblait ne s’int?resser ? rien, ni aux autres, ni ? elle. Christophe doutait qu’elle e?t un c?ur.

Il n’e?t plus aucun doute, apr?s un fait dont il fut le t?moin. Anna avait une petite chienne noire, aux yeux intelligents et doux, qui ?tait l’enfant g?t?e de la maison. Braun l’adorait. Christophe la prenait chez lui, quand il s’enfermait dans sa chambre pour travailler, et, la porte close, au lieu de travailler, souvent, il s’amusait avec elle. Lorsqu’il sortait, elle ?tait l?, sur le seuil, guettant, et s’attachant ? ses pas: car il lui fallait un compagnon de promenade. Elle courait devant lui, tricotant de ses quatre pattes qui grattaient la terre si vite qu’elles semblaient voltiger. De temps en temps, elle s’arr?tait, fi?re de son agilit?; et elle le regardait, la poitrine en avant, bien cambr?e. Elle faisait l’importante; elle aboyait furieusement ? un morceau de bois; mais d?s qu’elle apercevait au loin un autre chien, elle d?talait et se r?fugiait, tremblante entre les jambes de Christophe. Christophe s’en moquait et l’aimait. Depuis qu’il s’?loignait des hommes, il se sentait plus rapproch? des b?tes; il les trouvait pitoyables. Ces pauvres animaux, lorsqu’on est bon pour eux, s’abandonnent ? vous avec tant de confiance! L’homme est si absolument le ma?tre de leur vie et de leur mort que s’il maltraite ces faibles qui lui sont livr?s, il commet un abus de pouvoir odieux.

Si aimante que la gentille b?te f?t pour tous, elle avait une pr?f?rence marqu?e pour Anna. Celle-ci ne faisait rien pour l’attirer; mais elle la caressait volontiers, la laissait se blottir sur ses genoux, veillait ? sa nourriture et paraissait l’aimer autant qu’elle ?tait capable d’aimer. Un jour, la chienne ne s?t pas se garer des roues d’une automobile. Elle f?t ?cras?e, presque sous les yeux de ses ma?tres. Elle vivait encore et criait lamentablement. Braun courut hors de la maison, nu-t?te; il ramassa la loque sanglante, et il t?chait au moins de soulager ses souffrances. Anna vint, regarda sans se baisser, fit une moue d?go?t?e, et s’en alla. Braun, les larmes aux yeux, assistait ? l’agonie du petit ?tre. Christophe se promenait ? grands pas dans le jardin, et crispait les poings. Il entendit Anna qui donnait tranquillement des ordres ? la domestique. Il lui dit:

– Cela ne vous fait donc rien, ? vous?

Elle r?pondit:

– On n’y peut rien, n’est-ce pas? C’est mieux de n’y pas penser.

Il se sentit de la haine pour elle; puis le burlesque de la r?ponse le frappa; et il rit. Il se disait qu’Anna devrait bien lui donner sa recette pour ne pas penser aux choses tristes, et que la vie ?tait ais?e ? ceux qui ont la chance d’?tre d?nu?s de c?ur. Il songea que si Braun mourait, Anna n’en serait gu?re troubl?e, et il se f?licita de n’?tre point mari?. Sa solitude lui semblait moins triste que cette cha?ne d’habitudes qui vous attache pour la vie ? un ?tre pour qui vous ?tes un objet de haine, ou, (bien pire!) pour qui vous n’?tes rien. D?cid?ment, cette femme n’aimait personne. Le pi?tisme l’avait dess?ch?e.

Elle surprit Christophe, un jour de la fin d’octobre. – Ils ?taient ? table. Il causait avec Braun d’un crime passionnel dont toute la ville ?tait occup?e. Dans la campagne, deux filles italiennes, deux s?urs, s’?taient ?prises du m?me homme. Ne pouvant, ni l’une, ni l’autre, se sacrifier de plein gr?, elles avaient jou? au sort qui des deux c?derait la place. La vaincue devait se jeter dans le Rhin. Mais quand le sort e?t parl?, celle qu’il n’avait pas favoris?e montra peu d’empressement ? accepter la d?cision. L ’autre fut r?volt?e par un tel manque de foi. Des injures on en vint aux coups, m?me aux coups de couteau; puis, brusquement, le vent tourna, on s’embrassa en pleurant, on jura qu’on ne pourrait vivre l’une sans l’autre; et comme on ne pouvait cependant pas se r?signer ? partager le galant, on d?cida de le tuer. Ainsi fut fait. Une nuit, les deux amoureuses firent venir dans leur chambre l’amant enorgueilli de sa double bonne fortune; et tandis que l’une le liait passionn?ment de ses bras, l’autre passionn?ment le poignardait dans le dos. Ses cris furent entendus. On vint, on l’arracha en assez piteux ?tat ? l’?treinte de ses amies; et on les arr?ta. Elles protestaient que cela ne regardait personne, qu’elles ?taient seules int?ress?es dans l’affaire, et que du moment qu’elles ?taient d’accord pour se d?barrasser de ce qui ?tait ? elles, nul n’avait ? s’en m?ler. La victime n’?tait pas loin d’approuver ce raisonnement; mais la justice ne le comprit point. Et Braun, pas davantage.

– Elles sont folles, disait-il, folles ? lier! Il faut les enfermer dans un hospice d’ali?n?s… Je comprends qu’on se tue par amour. Je comprends m?me qu’on tue celui ou celle qu’on aime et qui vous trompe… C’est-?-dire, je ne l’excuse pas; mais je l’admets, comme un reste d’atavisme f?roce; c’est barbare, mais logique: on tue qui vous fait souffrir. Mais tuer ce qu’on aime, sans rancune, sans haine, simplement parce que d’autres l’aiment, c’est de la d?mence… Tu comprends cela, Christophe?

– Peuh! fit Christophe, je suis habitu? ? ne pas comprendre. Qui dit amour dit d?raison.

Anna qui se taisait sans para?tre ?couter, leva la t?te, et dit, de sa voix calme:

– Il n’y a l? rien de d?raisonnable. C’est tout naturel. Quand on aime, on veut d?truire ce qu’on aime, afin que personne autre ne puisse l’avoir.

Braun regarda sa femme, stup?fait; il frappa sur la table, se croisa les bras, et dit:

– O? a-t-elle ?t? p?cher cela?… Comment! il faut que tu dises ton mot, toi? Qu’est-ce que diable tu en sais?

Anna rougit l?g?rement, et se tut. Braun reprit:

– Quand on aime, on veut d?truire?… Voil? une monstrueuse sottise! D?truire ce qui vous est cher, c’est se d?truire soi-m?me… Mais, tout au contraire, quand on aime, le sentiment naturel est de faire du bien ? qui vous fait du bien, de le choyer, de le d?fendre, d’?tre bon pour lui, d’?tre bon pour toutes choses! Aimer, c’est le paradis sur terre.

Anna, les yeux fix?s dans l’ombre, le laissa parler, et, secouant la t?te, elle dit froidement:

– On n’est pas bon quand on aime.

*

Christophe ne renouvelait pas l’?preuve d’entendre chanter Anna. Il craignait… une d?sillusion, ou quoi? Il n’e?t pas su le dire. Anna avait la m?me crainte. Elle ?vitait de se trouver dans le salon, quand il commen?ait ? jouer.

Mais un soir de novembre qu’il lisait aupr?s du feu, il vit Anna assise, son ouvrage sur ses genoux, et plong?e dans une de ses songeries. Elle regardait le vide, et Christophe crut voir passer dans son regard des lueurs de l’ardeur ?trange de l’autre soir. Il ferma son livre. Elle se sentit observ?e et se remit ? coudre. Sous ses paupi?res baiss?es, elle voyait toujours tout. Il se leva et dit:

– Venez.

Elle fixa sur lui ses yeux o? flottait encore un peu de trouble, comprit et le suivit.

– O? allez-vous? demanda Braun.

– Au piano, r?pondit Christophe.

Il joua. Elle chanta. Aussit?t, il la retrouva telle qu’elle lui ?tait apparue, une premi?re fois. Elle entrait de plain-pied dans ce monde h?ro?que, comme s’il ?tait le sien. Il continua l’exp?rience, prenant un second morceau, puis un troisi?me plus emport?, d?cha?nant en elle le troupeau des passions, l’exaltant, s’exaltant; puis, arriv?s au paroxysme, il s’arr?ta net, et lui demanda, les yeux dans les yeux:

– Mais enfin, qui ?tes-vous?