On se r?unissait le soir, apr?s d?ner. Braun et Christophe causaient. Anna travaillait. Sur les pri?res de Braun, Christophe avait consenti ? se remettre au piano; et il jouait jusqu’? une heure avanc?e, dans le grand salon, mal ?clair? qui donnait sur le jardin. Braun ?tait dans l’extase… Qui ne conna?t de ces gens, passionn?s pour des ?uvres qu’ils ne comprennent point, ou qu’ils comprennent ? rebours! – (C’est bien pour cela qu’ils aiment!) – Christophe ne se f?chait plus; il avait d?j? rencontr? tant d’imb?ciles, dans la vie! Mais, ? certaines exclamations d’un enthousiasme saugrenu, il cessait de jouer et il remontait dans sa chambre. Braun finit par en soup?onner la cause, et il mit une sourdine ? ses r?flexions. D’ailleurs, son amour pour la musique ?tait vite repu; il n’en pouvait ?couter avec attention plus d’un quart d’heure de suite: il prenait son journal, ou bien il somnolait, laissant Christophe tranquille. Anna, assise au fond de la chambre ne disait mot; elle avait un ouvrage sur les genoux, et semblait travailler; mais ses yeux ?taient fixes et ses mains immobiles. Parfois, elle sortait sans bruit au milieu du morceau, et on ne la revoyait plus.

*

Ainsi passaient les journ?es. Christophe reprenait ses forces. La bont? lourde, mais affectueuse de Braun, le calme de la maison, la r?gularit? reposante de cette vie domestique, le r?gime de nourriture singuli?rement abondante, ? la mode germanique, restauraient son robuste temp?rament. La sant? physique ?tait r?tablie; mais la machine morale ?tait toujours malade. La vigueur renaissante ne faisait qu’accentuer le d?sarroi de l’esprit, qui ne parvenait pas ? retrouver son ?quilibre, comme une barque mal lest?e qui sursaute, au moindre choc.

Son isolement ?tait profond. Il ne pouvait avoir aucune intimit? intellectuelle avec Braun. Ses rapports avec Anna se r?duisaient presque aux saluts ?chang?s le matin et le soir. Ses relations avec ses ?l?ves ?taient plut?t hostiles: car il leur cachait mal ce que qu’ils auraient eu de mieux ? faire, c’?tait de ne plus faire de musique. Il ne connaissait personne. La faute n’en ?tait pas uniquement ? lui, qui depuis son deuil se terrait dans son coin. On le tenait ? l’?cart.

Il ?tait dans une vieille ville, pleine d’intelligence et de force, mais d’orgueil patricien, renferm? en soi et satisfait de soi. Une aristocratie bourgeoise, qui avait le go?t du travail et de la haute culture, mais ?troite, pi?tiste, tranquillement convaincue de sa sup?riorit? et de celle de la cit?, se complaisait en son isolement familial. D’antiques familles aux vastes ramifications. Chaque famille avait son jour de r?union pour les siens. Pour le reste, elle s’entr’ouvrait ? peine. Ces puissantes maisons, aux fortunes s?culaires, n’?prouvaient nul besoin de montrer leur richesse. Elles se connaissaient; c’?tait assez; l’opinion des autres ne comptait point. On voyait des millionnaires, mis comme des petits bourgeois, et parlant leur dialecte rauque aux expressions savoureuses, aller consciencieusement ? leur bureau tous les jours de leur vie, m?me ? l’?ge o? les plus laborieux s’accordent le droit du repos. Leurs femmes s’enorgueillissaient de leur science domestique. Point de dot donn?e aux filles. Les riches laissaient leurs enfants refaire, ? leur tour, le dur apprentissage qu’eux-m?mes ils avaient fait. Une stricte ?conomie pour la vie journali?re. Mais un emploi tr?s noble de ces grandes fortunes ? des collections d’art, ? des galeries de tableaux, ? des ?uvres sociales; des dons ?normes et continuels, presque toujours anonymes, pour des fondations charitables, pour l’enrichissement des mus?es. Un m?lange de grandeur et de ridicule, ?galement d’un autre ?ge. Ce monde, pour qui le reste du monde ne semblait pas exister, – (bien qu’il le conn?t fort bien, par la pratique des affaires, par ses relations ?tendues, par les longs et lointains voyages d’?tudes auxquels ils obligeaient leurs fils) – ce monde, pour qui une grande renomm?e, une c?l?brit? ?trang?re, ne comptait qu’? partir du jour o? elle s’?tait fait accueillir et reconna?tre par lui, – exer?ait sur lui-m?me la plus rigoureuse des disciplines. Tous se tenaient, et tous se surveillaient. Il en ?tait r?sult? une conscience collective qui recouvrait les diff?rences individuelles, – plus accus?es qu’ailleurs entre ces rudes personnalit?s, – sous le voile de l’uniformit? religieuse et morale. Tout le monde pratiquait, tout le monde croyait. Pas un n’avait un doute, ou n’en voulait convenir. Impossible de se rendre compte de ce qui se passait au fond de ces ?mes qui se fermaient d’autant plus herm?tiquement aux regards qu’elles se savaient environn?es d’une surveillance ?troite, et que chacun s’arrogeait le droit de regarder dans la conscience d’autrui. On disait que m?me ceux qui ?taient sortis du pays et se croyaient affranchis, – aussit?t qu’ils y remettaient les pieds, ?taient ressaisis par les traditions, les habitudes, l’atmosph?re de la ville: les plus incroyants ?taient aussit?t contraints de pratiquer et de croire. Ne pas croire leur e?t sembl? contre nature. Ne pas croire ?tait d’une classe inf?rieure, qui avait de mauvaises mani?res. Il n’?tait pas admis qu’un homme de leur monde se d?rob?t aux devoirs religieux. Qui ne pratiquait pas se mettait en dehors de sa classe et n’y ?tait plus re?u.

Le poids de cette discipline n’avait pas encore paru suffisant. Ces hommes ne se trouvaient pas assez li?s dans leur caste. ? l’int?rieur de ce grand Verein , ils avaient form? une multitude de petits Vereine , afin de se ligoter tout ? fait. On en comptait plusieurs centaines; et leur nombre augmentait chaque ann?e. Il y en avait pour tout: pour la philanthropie, pour les ?uvres pieuses, pour les ?uvres commerciales, pour les ?uvres pieuses et commerciales ? la fois, pour les arts, pour les sciences, pour le chant, la musique, pour les exercices spirituels, pour les exercices physiques, pour se r?unir tout simplement, pour se divertir ensemble; il y avait des Vereine de quartiers, de corporations; il y en avait pour ceux qui avaient le m?me ?tat, le m?me chiffre de fortune, qui pesaient le m?me poids, qui portaient le m?me pr?nom. On disait qu’on avait voulu former un Verein des Vereinlosen (de ceux qui n’appartenaient ? aucun Verein ): on n’en avait pas trouv? douze.

Sous ce triple corset, de la ville, de la caste, et de l’association, l’?me ?tait ficel?e. Une contrainte cach?e comprimait les caract?res. La plupart y ?taient faits depuis l’enfance, – depuis des si?cles; et ils la trouvaient saine; ils eussent jug? mals?ant et malsain de se passer de corset. ? voir leur sourire satisfait, nul ne se f?t dout? de la g?ne qu’ils pouvaient ?prouver. Mais la nature prenait sa revanche. De loin en loin, sortait de l? quelque individualit? r?volt?e, un vigoureux artiste ou un penseur sans frein, qui brisait brutalement ses liens et qui donnait du fil ? retordre aux gardiens de la cit?. Ils ?taient si intelligents que, quand le r?volt? n’avait pas ?t? ?touff? dans l’?uf, quand il ?tait le plus fort, jamais ils ne s’obstinaient ? le combattre: – (le combat e?t risqu? d’amener des ?clats scandaleux): – ils l’accaparaient. Peintre, ils le mettaient au mus?e; penseur, dans les biblioth?ques. Il avait beau s’?poumoner ? dire des ?normit?s: ils affectaient de ne pas l’entendre. En vain, protestait-il de son ind?pendance: ils se l’incorporaient. Ainsi, l’effet du poison ?tait neutralis?: c’?tait le traitement par l’hom?opathie. – Mais ces cas ?taient rares, la plupart des r?voltes n’arrivaient pas aujourd’hui. Ces paisibles maisons renfermaient des trag?dies inconnues. Il arrivait qu’un de leurs h?tes s’en all?t, de son pas tranquille, sans explication, se jeter dans le fleuve. Ou bien l’on s’enfermait pour six mois, on enfermait sa femme dans une maison de sant?, afin de se curer l’esprit. On en parlait sans g?ne, comme d’une chose naturelle, avec cette placidit? qui ?tait un des beaux faits de la ville, et qu’on savait garder vis-?-vis de la souffrance et de la mort.

Cette solide bourgeoisie, s?v?re pour elle-m?me parce qu’elle savait son prix, l’?tait moins pour les autres parce qu’elle les estimait moins. ? l’?gard des ?trangers qui s?journaient dans la ville, comme Christophe, des professeurs allemands, des r?fugi?s politiques, elle se montrait m?me assez lib?rale: car ils lui ?taient indiff?rents. Au reste, elle aimait l’intelligence. Les id?es avanc?es ne l’inqui?taient point: elle savait que sur ses fils elles resteraient sans effet. Elle t?moignait ? ses h?tes une bonhomie glac?e, qui les tenait ? distance.

Christophe n’avait pas besoin qu’on insist?t. Il se trouvait dans un ?tat de sensibilit? fr?missante, o? son c?ur ?tait ? nu: il n’?tait que trop dispos? ? voir partout l’?go?sme, l’indiff?rence, et ? se replier sur soi.

De plus, la client?le de Braun, le cercle fort restreint, auquel appartenait sa femme, faisaient partie d’un petit monde protestant, particuli?rement rigoriste. Christophe y ?tait doublement mal vu, comme papiste d’origine et comme incroyant de fait. De son c?t? il y trouvait beaucoup de choses qui le choquaient. Il avait beau ne plus croire, il portait la marque s?culaire de son catholicisme, moins raisonn? que po?tique, indulgent ? la nature, et qui ne se tourmentait pas tant d’expliquer ou de comprendre que d’aimer ou de n’aimer point; et il portait aussi les habitudes de libert? intellectuelle et morale, qu’il avait sans le savoir ramass?es ? Paris. Il devait fatalement se heurter ? ce petit monde pi?tiste, o? s’accusaient avec exag?ration les d?fauts d’esprit du calvinisme: un rationalisme religieux, qui coupait les ailes de la foi et la laissait ensuite suspendue sur l’ab?me: car il partait d’un a priori aussi discutable que tous les mysticismes: ce n’?tait plus de la po?sie, ce n’?tait pas de la prose, c’?tait de la po?sie mise en prose. Un orgueil intellectuel, une foi absolue, dangereuse, en la raison, – en leur raison. Ils pouvaient ne pas croire ? Dieu, ni ? l’immortalit?; mais ils croyaient ? la raison, comme un catholique croit au pape, ou un f?tichiste ? son idole. Il ne leur venait m?me pas ? l’id?e de la discuter. La vie avait beau la contredire, ils eussent ni? plut?t la vie. Manque de psychologie, incompr?hension de la nature des forces cach?es, des racines de l’?tre, de «l’Esprit de la Terre». Ils se fabriquaient une vie et des ?tres enfantins, simplifi?s, sch?matiques. Certains d’entre eux ?taient gens instruits et pratiques; ils avaient beaucoup lu, beaucoup vu. Mais ils ne voyaient, ni ne lisaient aucune chose comme elle ?tait; ils s’en faisaient des r?ductions abstraites. Ils ?taient pauvres de sang; ils avaient de hautes qualit?s morales; mais ils n’?taient pas assez humains: et c’est le p?ch? supr?me. Leur puret? de c?ur, tr?s r?elle souvent, noble et na?ve, parfois comique, devenait malheureusement, en certains cas, tragique; elle les menait ? la duret? vis-?-vis des autres, ? une inhumanit? tranquille, sans col?re s?re de soi, qui effarait. Comment eussent-ils h?sit?? N’avaient-ils pas la v?rit?, le droit, la vertu avec eux? N’en recevaient-ils pas la r?v?lation directe de leur sainte raison? La raison est un soleil dur; il ?claire, mais il aveugle. Dans cette lumi?re s?che, sans vapeurs et sans ombres, les ?mes poussent d?color?es, le sang de leur c?ur est bu.