Christophe reprit sa route, machinalement. Il ne savait pourquoi il marchait. Il ?tait bris? de corps et d’?me; il avait envie de s’arr?ter, ? chaque pas. Mais il sentait que s’il s’arr?tait, il ne pourrait plus repartir de l’endroit o? il serait tomb?. Il marcha, tout le jour encore. Il n’avait plus un sou pour acheter du pain. D’ailleurs, il ?vitait de traverser les villages. Par un sentiment bizarre qui ?chappait ? sa raison, cet homme qui voulait mourir avait peur d’?tre pris; son corps ?tait comme un animal traqu? qui fuit. Ses mis?res physiques, la fatigue, la faim, une terreur obscure qui se levait de son ?tre ?puis?, ?touffaient pour l’instant sa d?tresse morale. Il aspirait seulement ? trouver un asile, o? il lui f?t permis de s’enfermer avec elle et de s’en repa?tre.

Il passa la fronti?re. Au loin, il vit une ville que dominaient des tours aux clochetons effil?s et des chemin?es d’usines, dont les longues fum?es, comme des rivi?res noires, monotones, coulaient, toutes dans le m?me sens, sous la pluie, dans l’air gris. Il ?tait pr?s de tomber. ? cet instant, il se rappela qu’il connaissait dans cette ville un docteur de son pays, un certain Erich Braun, qui lui avait ?crit l’an pass?, apr?s un de ses succ?s, pour se rappeler ? lui. Si m?diocre que f?t Braun et si peu qu’il e?t ?t? m?l? ? sa vie, Christophe, par un instinct de b?te bless?e, fit un supr?me effort pour aller tomber chez quelqu’un qui ne lui f?t pas tout ? fait ?tranger.

*

Sous le voile de fum?es et de pluie, il entra dans la ville grise et rouge. Il marcha au travers, sans rien voir, demandant son chemin, se trompant, revenant sur ses pas, errant au hasard. Il ?tait ? bout de forces. Par une derni?re tension de sa volont? band?e, il lui fallut gravir des ruelles escarp?es, des escaliers qui montaient au sommet d’une ?troite colline, charg?e de maisons, serr?es autour d’une ?glise sombre. Soixante marches en pierre rouge, group?es par trois ou par six. Entre chaque groupe de marches, une plateforme exigu? pour la porte d’une maison. ? chacune, Christophe reprenait haleine en chancelant. L?-haut, au-dessus de la tour des corbeaux tournoyaient.

Enfin, il lut sur une porte le nom qu’il cherchait. Il frappa. – La ruelle ?tait dans la nuit. De fatigue, il ferma les yeux. Nuit noire en lui… Des si?cles pass?rent…

La porte ?troite s’entr’ouvrit. Sur le seuil parut une femme. Son visage ?tait dans l’ombre; mais sa silhouette se d?tachait sur le fond clair d’un petit jardin, que l’on apercevait au bout du long corridor, au couchant. Elle ?tait grande, se tenait droite, sans parler, attendant qu’il parl?t. Il ne voyait pas ses yeux; il sentait leur regard. Il demanda le docteur Erich Braun et se nomma. Les mots sortaient avec peine de sa gorge. Il ?tait ?puis? de fatigue, de soif et de faim. Sans un mot, la femme rentra; et Christophe la suivit dans une pi?ce aux volets clos. Dans l’obscurit?, il se heurta contre elle; ses genoux et son ventre press?rent ce corps silencieux. Elle sortit et ferma la porte sur lui, le laissant seul, sans lumi?re. Il restait immobile de crainte de renverser quelque chose, appuy? au mur, le front contre la paroi lisse; ses oreilles bourdonnaient; dans ses yeux, les t?n?bres dansaient.

? l’?tage au-dessus, une chaise remu?e, des exclamations de surprise, une porte ferm?e avec fracas. De lourds pas descendirent l’escalier.

– O? est-il? demandait une voix connue.

La porte de la chambre se rouvrit.

– Comment! On l’a laiss? dans l’obscurit?! Anna! Sacre-bleu! Une lumi?re!

Christophe ?tait si faible, il se sentait si perdu que le son de cette voix bruyante, mais cordiale, lui fit du bien, dans sa mis?re. Il saisit les mains qu’on lui tendait. La lumi?re ?tait venue. Les deux hommes se regard?rent. Braun ?tait petit; il avait la figure rouge avec une barbe noire, dure et mal plant?e, de bons yeux qui riaient derri?re des lunettes, un large front bossel?, rid?, tourment?, inexpressif, des cheveux soigneusement coll?s au cr?ne et divis?s par une raie qui descendait jusqu’? la nuque. Il ?tait parfaitement laid; mais Christophe ?prouvait un bien-?tre ? le regarder et ? serrer ses mains. Braun ne cachait pas sa surprise.

– Bon Dieu! qu’il est chang?! Dans quel ?tat!

– Je viens de Paris, dit Christophe. Je me suis sauv?.

– Je sais, je sais, nous avons vu dans le journal, on disait que vous ?tiez pris. Dieu soit lou?! Nous avons bien pens? ? vous, Anna et moi.

Il s’interrompit, et montrant ? Christophe la figure silencieuse qui l’avait accueilli dans la maison.

– Ma femme.

Elle ?tait rest?e ? l’entr?e de la chambre, une lampe ? la main. Un visage taciturne, au fort menton. La lumi?re tombait sur ses cheveux bruns aux reflets roux et sur ses joues d’un teint mat. Elle tendit la main ? Christophe, d’un geste raide, le coude serr? au corps; il la prit sans regarder. Il d?faillait.

– Je suis venu… essaya-t-il d’expliquer. J’ai pens? que vous voudriez bien… si je ne vous g?ne pas trop… me recevoir, un jour…

Braun ne le laissa pas achever.

– Un jour!… Vingt jours, cinquante, autant qu’il vous plaira. Tant que vous serez dans ce pays, vous logerez dans notre maison; et j’esp?re que ce sera longtemps. C’est un honneur et un bonheur pour nous.

Ces affectueuses paroles boulevers?rent Christophe. Il se jeta dans les bras de Braun.

– Mon bon Christophe, mon bon Christophe, disait Braun… Il pleure… Eh bien, qu’est-ce qu’il a donc?… Anna! Anna!… Vite! Il s’?vanouit…

Christophe s’?tait affaiss? dans les bras de son h?te. La syncope qu’il sentait venir depuis quelques heures l’avait terrass?.

Quand il rouvrit les yeux, il ?tait couch? dans un grand lit. Une odeur de terre humide montait par la fen?tre ouverte. Braun ?tait pench? sur lui.

– Pardon, balbutia Christophe, en t?chant de se relever.

– Mais il meurt de faim! cria Braun.

La femme sortit, revint avec une tasse, le fit boire. Braun lui soutenait la t?te. Christophe reprenait vie; mais la fatigue ?tait plus forte que la faim; ? peine la t?te remise sur l’oreiller, il s’endormit. Braun et sa femme le veill?rent; puis, voyant qu’il n’avait besoin que de repos, ils le laiss?rent.

*

C’?tait un de ces sommeils qui semblent durer des ann?es, sommeil accabl?, accablant, comme du plomb au fond d’un lac. On est la proie de la lassitude amoncel?e et des hallucinations monstrueuses qui r?dent ?ternellement aux portes de la volont?. Il voulait s’?veiller, br?lant, bris?, perdu dans cette nuit inconnue; il entendait des horloges sonner d’?ternelles demies; il ne pouvait respirer, ni penser, ni bouger; il ?tait ligot?, b?illonn?, comme un homme que l’on noie, il voulait se d?battre et retombait au fond. – L’aube arriva enfin, l’aube tardive et grise d’un jour pluvieux. L’intol?rable chaleur qui le consumait tomba; mais son corps gisait sous une montagne. Il se r?veilla. R?veil terrible…

– Pourquoi rouvrir les yeux? Pourquoi me r?veiller? Rester, comme mon pauvre petit, qui est couch? sous la terre…

?tendu sur le dos, il ne faisait pas un mouvement, bien qu’il souffr?t de sa position dans le lit; ses bras et ses jambes ?taient lourds comme pierre. Il ?tait dans un tombeau. Lumi?re blafarde. Quelques gouttes de pluie frappaient les carreaux. Un oiseau dans le jardin poussait de petits cris plaintifs. ? mis?re de vivre! Inutilit? cruelle!…

Les heures s’?coul?rent. Braun entra. Christophe ne tourna pas la t?te. Braun, lui voyant les yeux ouverts, l’interpella joyeusement; et comme Christophe continuait de fixer le plafond, d’un regard morne, il entreprit de secouer sa m?lancolie; il s’assit sur le lit et bavarda bruyamment. Ce bruit ?tait insupportable ? Christophe. Il fit un effort qui lui sembla surhumain, pour dire:

– Je vous en prie, laissez-moi.

Le brave homme changea de ton, aussit?t.

– Vous voulez ?tre seul? Comment donc! Certainement. Restez bien tranquillement. Reposez-vous, ne parlez pas, on vous montera les repas, personne ne dira rien.

Mais il lui ?tait impossible d’?tre bref. Apr?s d’interminables explications, il quitta la chambre sur le bout de ses gros souliers qui faisaient craquer le parquet. Christophe resta de nouveau seul, enfonc? dans sa lassitude mortelle. Sa pens?e se diluait dans un brouillard de souffrance. Il s’?puisait ? comprendre… «Pourquoi l’avait-il connu? Pourquoi l’avait-il aim?? ? quoi avait-il servi qu’Antoinette se d?vou?t? Quel sens avaient toutes ces vies, toutes ces g?n?rations, – une telle somme d’?preuves et d’espoirs! – qui aboutissaient ? cette vie et s’?taient engouffr?es avec elle dans le vide?»… Non-sens de la vie. Non-sens de la mort. Un ?tre ratur?, toute une race disparue, sans qu’il en reste aucune trace. On ne sait ce qui l’emporte, de l’odieux ou du grotesque. Il lui venait un rire mauvais, de d?sespoir et de haine. Son impuissance d’une telle douleur, sa douleur d’une telle impuissance, le tuaient. Il avait le c?ur broy?…

Nul bruit dans la maison, que les pas du docteur, sortant pour ses visites. Christophe avait perdu toute notion du temps, lorsque Anna parut. Elle portait le d?ner sur un plateau. Il la regarda sans faire un mouvement, sans m?me remuer les l?vres, pour remercier; mais dans ses yeux fixes, qui semblaient ne rien voir, l’image de la jeune femme se grava avec une nettet? photographique. Longtemps apr?s, quand il la connut mieux, c’est ainsi qu’il continua de la voir; les images plus r?centes ne parvinrent pas ? effacer ce premier souvenir. Elle avait des cheveux ?pais, tir?s en lourd chignon, le front bomb?, de larges joues, le nez court et droit, les yeux obstin?ment baiss?s, ou qui, lorsqu’ils rencontraient d’autres yeux, se d?robaient avec une expression peu franche et sans bont?, les l?vres un peu grosses, serr?es l’une contre l’autre, l’air but?, presque dur. Elle ?tait grande, elle semblait robuste et bien faite, mais ?triqu?e dans ses v?tements et raide dans ses mouvements. Elle alla sans parole et sans bruit, posa le plateau sur la table pr?s du lit et repartit les bras coll?s au corps, le front baiss?. Christophe ne songea pas ? s’?tonner de cette apparition ?trange et un peu ridicule; il ne toucha pas au d?ner, et continua de souffrir en silence.