Ils ?taient seuls ensemble, dans le salon dont le go?t froid et ?triqu? refl?tait celui de la ma?tresse. Ils ne disaient rien. Il lisait. Elle cousait. Il se leva et alla ? la fen?tre; il appuya sa grosse figure contre les carreaux, et resta ? r?ver; cette lumi?re blafarde qui se r?percutait du ciel sombre ? la terre livide lui causait un ?tourdissement; sa pens?e ?tait inqui?te; il essayait de la fixer: elle lui ?chappait. Une angoisse l’envahit: il se sentait engloutir; et dans le vide de son ?tre, du fond des ruines amoncel?es, un vent br?lant se levait en lents tourbillons. Il tournait le dos ? Anna. Elle ne le voyait pas, elle s’absorbait dans sa t?che; mais un frisson lui passait par le corps; elle se piqua plusieurs fois avec son aiguille, elle ne le sentit point. Ils ?taient tous les deux fascin?s par l’approche du danger.

Il s’arracha de son engourdissement et fit quelques pas ? travers la chambre. Le piano l’attirait et lui faisait peur. Il ?vitait de le regarder. En passant ? c?t?, sa main ne p?t r?sister; elle toucha une note. Le son vibra comme une voix. Anna tressaillit et laissa tomber son ouvrage. D?j? Christophe s’?tait assis et jouait. Il per?ut, sans la voir, qu’Anna s’?tait lev?e, qu’elle venait, qu’elle ?tait l?. Avant de se rendre compte de ce qu’il faisait, il reprit l’air religieux et passionn? qu’elle avait chant?, la premi?re fois qu’elle s’?tait r?v?l?e ? lui; il improvisa sur le th?me de fougueuses variations. Sans qu’il e?t dit un mot, elle commen?a ? chanter. Ils perdirent le sentiment de ce qui les entourait. La fr?n?sie sacr?e de la musique les emporta dans ses serres…

? musique, qui ouvres les ab?mes de l’?me! Tu ruines l’?quilibre habituel de l’esprit. Dans la vie ordinaire, les ?mes ordinaires sont des chambres ferm?es. Se fanent, au dedans les forces sans emploi, les vertus et les vices dont l’usage nous g?ne; la sage raison pratique, le l?che sens commun, tiennent les clefs de la chambre. Ils n’en montrent que quelques placards, bourgeoisement rang?s. Mais la musique tient le magique rameau qui fait tomber les serrures. Les portes s’ouvrent. Les d?mons du c?ur paraissent. Et l’?me se voit nue… – Tant que chante la sir?ne, le dompteur tient sous son regard les fauves. La puissante raison d’un grand musicien fascine les passions qu’il d?cha?ne. Mais quand la musique s’est tue, quand le dompteur n’est plus l?, les passions qu’il a r?veill?es rugissent dans la cage ?branl?e, et elles cherchent leur proie…

La m?lodie finit. Silence… Elle avait, en chantant, appuy? sa main sur l’?paule de Christophe. Ils n’osaient plus remuer; et ils tremblaient… Soudain – ce f?t un ?clair – elle se pencha sur lui, il se leva vers elle; leurs bouches se joignirent; son souffle entra en lui…

Elle le repoussa et s’enfuit. Il resta sans bouger, dans l’ombre. Braun rentra. Ils se mirent ? table. Christophe ?tait incapable de penser, Anna semblait absente; elle regardait «ailleurs». Peu apr?s le souper, elle alla dans sa chambre. Christophe, qui n’aurait pu rester seul avec Braun, se retira aussi.

Vers minuit, le docteur, d?j? couch?, fut appel? aupr?s d’un malade. Christophe l’entendit descendre l’escalier et sortir. Il neigeait depuis six heures. Les maisons et les rues ?taient ensevelies. L’air comme rembourr? d’ouate. Ni pas, ni voiture au dehors. La ville semblait morte. Christophe ne dormait pas. Il sentait une terreur, qui croissait de minute en minute. Il ne pouvait bouger: clou? dans son lit, sur le dos, les yeux ouverts. Une clart? m?tallique, qui sortait de la terre et des toits blancs, frottait les parois de la chambre… Un bruit imperceptible le fit tressaillir. Il fallait son oreille fi?vreuse pour l’entendre. Un fr?lement sur le plancher du couloir. Christophe se dressa dans son lit. Le bruit l?ger se rapprocha, s’arr?ta; une planche craqua. On ?tait derri?re la porte; on attendait… Immobilit? compl?te, pendant plusieurs secondes, plusieurs minutes peut-?tre… Christophe ne respirait plus, il ?tait baign? de sueur. Des flocons de neige, au dehors, effleuraient la vitre, comme une aile. Une main t?tonna sur la porte, qui s’ouvrit. Sur le seuil, une blancheur apparut, s’avan?a lentement; ? quelques pas du lit, fit une pause. Christophe ne distinguait rien; mais il l’entendait respirer, et son propre c?ur qui battait… Elle vint pr?s du lit. Elle s’arr?ta encore. Leurs visages ?taient si pr?s que leurs haleines se m?laient. Leurs regards se cherchaient, sans se trouver, dans l’ombre… Elle tomba sur lui. Ils s’?treignirent en silence, sans un mot, avec rage…

Une heure, deux heures, un si?cle apr?s. La porte de la maison s’ouvrit. Anna se d?tacha de l’?treinte qui les nouait, glissa du lit, et quitta Christophe, sans une parole, comme elle ?tait venue. Il entendit ses pieds nus s’?loigner, fr?lant le parquet de leur toucher rapide. Elle regagna sa chambre, o? Braun la trouva couch?e, paraissant dormir. Ainsi, elle resta toute la nuit, les yeux ouverts, sans un souffle, immobile, dans le lit ?troit, pr?s de Braun endormi. Que de nuits elle avait d?j? pass?es ainsi!

Christophe ne dormit pas non plus. Il ?tait d?sesp?r?. Cet homme apportait aux choses de l’amour et surtout du mariage un s?rieux tragique. Il ha?ssait la l?g?ret? de ces ?crivains, dont l’art se fait un piment de l’adult?re. L’adult?re lui inspirait une r?pulsion, o? se combinaient sa brutalit? pl?b?ienne et sa hauteur morale. Il ?prouvait tout ensemble un respect religieux et un d?go?t physique pour la femme qui appartient ? un autre. La promiscuit? de chiens o? vit une certaine ?lite europ?enne lui soulevait le c?ur. L’adult?re, consenti par le mari, est une ordure; ? l’insu du mari, c’est un mensonge ignoble de valet crapuleux, qui se cache pour trahir et pour salir son ma?tre. Que de fois il avait m?pris? sans piti? ceux qu’il avait vus coupables de cette l?chet?! Il avait rompu avec des amis qui s’?taient ainsi d?shonor?s ? ses yeux… Et voici qu’? son tour il s’?tait souill? de la m?me ignominie! Les circonstances de son crime le rendaient plus odieux. Il ?tait venu dans cette maison, malade et mis?rable. Un ami l’avait recueilli, secouru, consol?. Jamais sa bont? ne s’?tait d?mentie. Rien ne l’avait lass?e. Il lui devait de vivre encore. Et en reconnaissance, il venait de lui voler son honneur et son bonheur, son humble bonheur domestique! Il l’avait trahi bassement, et avec qui? Avec une femme qu’il ne connaissait pas, qu’il ne comprenait pas, qu’il n’aimait pas… Qu’il n’aimait pas? Tout son sang se r?volta. L’amour ?tait un mot trop faible pour exprimer le torrent de feu qui le br?lait, d?s qu’il pensait ? elle. Ce n’?tait pas de l’amour, et c’?tait mille fois plus que l’amour… Il passa la nuit dans une temp?te. Il se levait, il se trempait la figure dans l’eau glac?e, il ?touffait et il frissonnait. La crise se termina par un acc?s de fi?vre.

Quand il se leva, bris?, il pensa combien elle devait ?tre, plus encore que lui, accabl?e de honte. Il alla ? sa fen?tre. Le soleil brillait sur la neige ?blouissante. Dans le jardin, Anna ?tendait du linge sur une corde. Attentive ? sa t?che, rien ne semblait la troubler. Elle avait une dignit? de d?marche et de gestes qui lui ?tait nouvelle et qui lui faisait trouver, sans y penser, des mouvements de statue.

Au d?ner de midi, ils se revirent. Braun ?tait absent, pour toute la journ?e. Jamais Christophe n’e?t support? de se rencontrer avec lui. Il voulait parler ? Anna. Mais ils n’?taient pas seuls: la domestique allait et venait; ils devaient se surveiller. Christophe cherchait en vain le regard d’Anna. Elle ne le regardait pas. Nul indice de trouble, et toujours dans ses moindres mouvements, cette assurance et cette noblesse inhabituelle. Apr?s d?ner, il esp?ra qu’ils pourraient enfin causer; mais la domestique s’attardait ? desservir; et lorsqu’ils pass?rent dans la chambre voisine, elle s’arrangea de fa?on ? les y suivre; elle avait toujours quelque chose ? prendre ou ? apporter; elle furetait dans le corridor pr?s de la porte entr’ouverte, qu’Anna ne se pressait point de fermer: on e?t dit qu’elle les ?piait. Anna s’assit pr?s de la fen?tre, avec son ?ternel ouvrage. Christophe, enfonc? dans un fauteuil, le dos tourn? au jour, avait un livre ouvert, qu’il ne lisait pas. Anna, qui pouvait l’entrevoir de profil, aper?ut d’un coup d’?il son visage tourment?, qui regardait le mur; et elle sourit, cruelle. Du toit de la maison, de l’arbre du jardin, la neige qui fondait s’?gouttait sur le sable avec un tintement fin. Au loin, les rires d’enfants qui se poursuivaient dans la rue, ? coups de boules de neige. Anna semblait assoupie. Le silence torturait Christophe; il e?t cri? de souffrance.

Enfin la domestique descendit l’?tage au-dessous, et sortit de la maison. Christophe se leva, il se tourna vers Anna, il allait dire:

– Anna! Anna! qu’avons-nous fait?

Anna le regardait, les yeux obstin?ment baiss?s venaient de se rouvrir; ils posaient sur Christophe leur feu d?vorant. Christophe re?ut le choc dans ses yeux et chancela; tout ce qu’il voulait dire fut ratur?, d’un trait. Ils all?rent l’un ? l’autre, et de nouveau se saisirent.

L’ombre du soir se r?pandait. Leur sang grondait encore. Elle ?tait allong?e sur le lit, sa robe arrach?e, les bras ?tendus, sans m?me faire un geste pour recouvrir son corps. Il s’?tait enfonc? la figure dans l’oreiller, et g?missait. Elle se souleva vers lui, elle lui prit la t?te, lui caressant les yeux, la bouche avec ses doigts; elle approcha son visage, elle plongea son regard dans le regard de Christophe. Ses yeux avaient une profondeur de lac; ils souriaient indiff?rents aux peines. La conscience s’effa?a. Il se tut. Des frissons les remuaient comme de grandes ondes…

Cette nuit l?, seul, rentr? dans sa chambre, Christophe songea ? se tuer.

Le jour suivant, ? peine lev?, il chercha Anna. C’?tait lui maintenant, dont les yeux ?vitaient les yeux de l’autre. D?s qu’il les rencontrait, ce qu’il avait ? dire fuyait de sa pens?e. Il fit effort pourtant et commen?a ? parler de la l?chet? de leur acte. ? peine e?t-elle compris qu’elle lui ferma violemment la bouche avec sa main. Elle s’?carta de lui, les sourcils contract?s, les l?vres serr?es avec une expression mauvaise. Il continua. Elle jeta par terre l’ouvrage qu’elle tenait, et ouvrit la porte, voulut sortir. Il lui empoigna les mains, il referma la porte, il dit am?rement qu’elle ?tait bien heureuse de pouvoir effacer de son esprit l’id?e du mal commis. Elle se d?battait furieusement, et elle cria avec col?re: